Dans ses Essais critiques, Roland Barthes distingue la politique comme une catégorie trans-temporelle. Le critique littéraire défend l'idée que les informations de nature politique, contrairement aux faits divers, ne peuvent être cernées que par une connaissance extérieure à l'événement traîté. Conformèment à ses propres termes, l'événement politique "renvoie nécessairement à une situation extensive qui existe en dehors de lui". Pour comprendre l'état actuel du parti socialiste, ses mesures économiques libérales et son ton autoritaire en matière de sécurité, il est nécessaire de rebrousser chemin dans l'histoire interne et politicarde du parti. La loi Macron, la loi El Khomri — toutes les deux promulguées par l'article 49.3 — ou encore la grande fougue du Président de la République pour constitutionnaliser l'état d'urgence et la déchéance de la nationnalité, avant de décrocher face aux critiques de sa propre famille — quelques frondeurs socialistes ont joué un rôle indéniable pour maintenir la pression afin qu'il fasse marche arrière —, sont tous des exemples de cette politique de droite par un parti traditionnellement de gauche qui s'inscrivent dans une période de quatre décennies et qui ne peuvent être appréhendés qu'en étant avisé de celle-ci. D'où la trans-temporalité politique barthienne que je transpose sur le phénomène de la droitisation du premier parti dit de gauche de la France.
De la Libération jusqu’au début des années 1980, les partis de gauche, et plus particulièrement le Parti socialiste, étaient des partis d’opposition dont les membres étaient plutôt présents et plus actifs dans les conseils municipaux et départementaux. La philosophie et les racines humanistes, égalitaire et de justice sociale de ce courant ont été concrétisées sur le terrain notamment grâce à une proximité entre le citoyen et les élus locaux issus dudit courant. Durant cette période, l’opposition binaire classique ordre/liberté, entre la droite et la gauche, faisait toujours loi dans le paysage politique français.
C’est ainsi que lors du congrès de Nantes, en 1977, les éléphants du Parti socialiste ont choisi de laver leur linge sale en public. Michel Rocard, farouche opposant à la politique du Premier secrétaire du parti à l’époque, François Mitterrand, revendiqua une « deuxième gauche, décentralisatrice, régionaliste, héritière de la tradition autogestionnaire, qui prend en compte les démarches participatives des citoyens, en opposition à une première gauche, jacobine, centralisatrice et étatique ». C’est l’acte de naissance d’une « deuxième gauche » qui ne cessera d’éclipser la première jusqu’à nos jours.
Deux ans plus tard, au congrès de Metz, et à l'approche des éléctions présidentielles de 1981, François Mitterrand — ou Le Prince, comme il était surnommé en référence au traîté politique de Nicolas Machiavel —, et quoiqu'il eut abandonné le Programme commun avec le Parti communiste, anticipa sa stratégie éléctorale pour s'installer à l'Élysée en clarifiant une ligne politique socialiste, assez tranchée d'ailleurs, en vue d'obtenir les voix les communistes et de l'extrême gauche lors du deuxième tour des présidentielles . Ce fut le cas, et le Prince devena Roi.
Vindicatif de nature, François Mitterrand ne tarda pas à écarter les rocardiens des ministères régaliens. Ils se chargeront ainsi de la Ville, de l’Europe ou encore des entreprises. Les politiques de la ville vont ainsi constituer une sorte de laboratoire pour ce courant, d’où une série de mesures et de lois qui en découleront. Ce courant rocardien « modernisant » de la gauche n’hésitera pas à s’entourer de collaborateurs — hauts fonctionnaires, intellectuels et architectes — pour légitimer leurs projets en matière de sécurité urbaine. En parallèle, de nouvelles structures, à l’image de la Commission des maires sur la sécurité et le Conseil national de prévention de la délinquance voient le jour pour poser la question de l’« insécurité » au cœur des préoccupations et des débats au point de créer la psychose dans la société.
Mais comme le constate Sylvie Tissot, ce n’est qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990 que ce processus culmine. Les querelles intestines au sein du PS atteignent leur cime lors du congrès de Rennes en 1990 avec comme conséquence directe « le flou doctrinal, qui rend possibles les stratégies de certains groupes pour faire exister des sujets dont ils tirent leurs ressources politiques ». C’est dans ce contexte que Julien Dray, député socialiste de l’Essonne, présente à l’Assemblée nationale le 25 juin 1992 le rapport sur « la violence des jeunes dans les banlieues ». Ce rapport témoigne d’un tournant majeur, en changeant de perspective d’analyse, en mettant la responsabilité individuelle au centre des problèmes de la violence et de la délinquance. Les causes de ces déviances sont traitées très sommairement. Mais jusque-là, la question de la sécurité ne figurait ou, du moins, n’occupait pas une place majeure dans les programmes électoraux de la gauche. Ce n’est qu’en 1995, lors de la campagne pour les élections présidentielles que Lionel Jospin en fait un thème essentiel via la rubrique « Garantir la sécurité ». En 1997, nommé Premier ministre, Jospin place la sécurité comme deuxième priorité après l’emploi. C’est ce qu’il déclara lors du colloque de Villepinte, autour de la question de la sécurité, qui, à l’initiative du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, rassembla notamment des chercheurs, des fonctionnaires et des responsables pour donner de l’éclat et du poids à ce renversement hiérarchique des priorités et, ainsi, des valeurs de la gauche.
Quant à la politique économique, le règne de Mitterrand reste très marqué par le tournant de la rigueur deux ans après son élection pour le premier septennat. Les orientations du troisième gouvernement de Pierre Mauroy prennent une orientation libérale décomplexée — dans ce sens, il faut bien garder en tête l'influence du contexte géopolitique internationale avec des Etats Unis menés par Ronald Reagan et un Royaume-Unie à sa tête Margaret Thatcher. Après cet épisode, les « mœurs de Cour », comme les qualifie Serge Halimi, atteignent une acuité sans précédent pour propager, en faveur de la politique menée, l’idée du libéralisme comme seul et unique horizon. C’est ainsi que le président de la République s’entourera d’une série d’économistes et d’« experts » qui effectueront cet aller-retour entre la « Cour » de l’Élysée et les médias. L’exemple de Jacques Attali, ouvertement libéral, est le plus frappant. Conseiller économique de François Mitterrand, il cumule les présences sur les plateaux télévisés, les publications d’essais prônant le libéralisme économique et les participations dans les laboratoires d’idées connus sous le nom de « Think tank ».
La gauche à l'instant t
Aujourd'hui, on se fait de drôles d'idées sur ce que c'est une gauche authentique. Certains ont choisi de l'assimiler à une sociale-démocratie — loin du sens originel du terme comme elle fut défendue en Allemagne et en France au 19ème siècle — réaliste et pragmatique à leurs yeux face aux enjeux de l'époque et au contexte de mondialisation et de libéralisation des marchés. D'autres — disons "un autre" pour être plus précis — ont choisi de l'habiller en costard — qu'on ne peut posséder selon lui que par le travail—, essayant de conjuguer le culte de l'effort inspiré du self-made-man américain à un discours qui réprouve les inégalités sociales. Plus à gauche de l'échiquier — ne s'agissant en aucun cas de nier le clivage gauche/droite comme l'aimeraient certains, il est cependant clair que l'échiquier politique classique correspond de moins en moins à la logique de l'offre politique qui se met en place depuis, entres autres, le virage à droite du P.S, il est alors grand temps de mettre en avant dans le débat public les nouvelles transfugurations du paysage politique — plus à gauche de cet échiquier je soulignais, on retrouve une gauche revendiquant une tradition révolutionnaire montagnarde tout en l'édulcorant par l'euphémisme de révolution citoyenne.
De l'offre, de l'offre et encore de l'offre. Elle faisait déjà la loi dans le marché économique, elle le fait aujourd'hui de plus en plus en politique. Ce ne serait peut-être pas si mal de regarder du côté de la demande, lors même que ce serait du coin de l'oeil, afin déviter d'anéantir la gauche, afin d'éviter la catastrophe.
Nidal Taibi.