De l'accouplement de deux passages de Madame Bovary, de Gustave Flaubert, annexés d'un troisième du Journal des Goncourt, naquirent les réflexions de cet article.
Dans le sixième chapitre de la première partie de Madame Bovary, le narrateur décrit un trait caractériel non sans importance du personnage principal : « Si son enfance se fût écoulée dans l'arrière-boutique d'un quartier marchand [Madame Bovary a grandi dans la campagne], elle se serait peut-être ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, d'ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains ». Et d'ajouter quelques pages plus loin : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement ». Dans leur Journal du 30 janvier 1861, les frères Goncourt avançaient des conjectures sur les véritables causes de la tristesse. Ils écrivaient ceci : « Serait-ce le ressentiment et l'affadissement d'une vie plus plate depuis quelque temps encore que de coutume ? Une vie où l'imprévu n'arrive pas [...] où l'on est secoué par rien ».
Dans l'art pictural, selon la conception de Platon, comme dans l'art poétique, selon la conception d'Aristote, les deux philosophes mobilisent le concept de mimésis. Brièvement, il s'agit, pour l'un comme pour l'autre, — en prenant en compte bien évidement les nuances apportées par le second — de la pratique de l'artiste, qu'il soit peintre, dramaturge ou poète, qui consiste à transposer les représentations du monde sensible, selon l'acception platonienne de l'expression, aux œuvres qui sont les siennes.
Dans le présent billet, nous nous efforcerons, dans un premier temps, de démontrer la thèse presque symétrique à celle desdits philosophes antiques, à savoir celle qui consiste à démontrer que l'attitude de l'homme à adopter, à travers ses comportements ou ses croyances, les représentations artistiques, en l'occurrence les œuvres littéraires et philosophiques. Ensuite, nous nous attarderons, plus longuement, sur les conséquences auxquelles cette attitude peut aboutir.
Reste à préciser à présent pour quelles raisons parlons-nous d'« effets pervers ». L'acte de lecture, d'une œuvre littéraire ou de philosophie — gardons à l'esprit aussi que la frontière entre les deux est très poreuse — a certes pour fin ultime l'ataraxia. S'agissant d'une œuvre littéraire, cette ataraxia serait atteignable à deux niveaux différents : elle le pourrait, d'une part, éphémèrement, à travers ce que Roland Barthes appelle le plaisir du texte, et d'autre part, à moyen et à long terme cette fois-ci, dans le cas où le lecteur arrive à s'inspirer habilement de l'action des personnages dont il juge l’action harmonique avec son propre idéal éthique. S'agissant maintenant d'une œuvre philosophique : si on se limite aux traités de gnoséologie et d'ontologie, le récepteur cherche à mesurer ses véritables connaissances et à comprendre l'essence et la nature des choses, dépourvues de toutes les idées reçues mais également de toutes les altérations sociales subies à travers le temps, afin d'élaborer une éthique de l'action, une praxis, susceptible de l'élever au niveau de l'ataraxia. Partant de ces fins assignées à la littérature et à la philosophie, quand le résultat de la lecture de textes de ce genre se retrouve aux antipodes des buts escomptés au départ, autrement dit, quand le frottement à la littérature et à la philosophie devient davantage un obstacle qu'une voie vers l'ataraxia, à ce moment-là, il est tout à fait juste de parler d'effets pervers de la littérature et de la philosophie.
L'homme de lettres, spleen et soif de cruauté
Commençons d'abord par remarquer qu'il est sans doute plus facile de constater, avec un peu d'attention, que les représentations visuelles — qu'elles soient cinématographiques, télévisuelles, théâtrales ou même celles du monde sensible sans l'intermédiaire des filtres technologiques ou de mise en scène, autrement dit les interactions dans l'espace public — que ces représentations visuelles, disait-on, ont un impact sur nos façons d'agir dans la vie quotidienne, parfois consciemment, souvent inconsciemment. Cela peut aller de la façon d'aborder une fille – à l'aide d'une technique qu’on a précédemment vue dans quelque film ou série –, jusqu'au choix du style vestimentaire, en passant par l'attitude à adopter dans telle ou telle circonstance.
De l'Antiquité gréco-romaine à l'époque contemporaine, les philosophes, les hommes de lettres à plus grande échelle, ont toujours été enclins à avoir des relations intimes avec les hommes de pouvoir, fussent-ils des tyrans abominables. Les cas de Platon et de Martin Heidegger sont peut-être les plus illustratifs de cette soif de proximité avec le pouvoir. Ainsi, le fondateur de l'Académie s'est rendu à plusieurs reprises en Sicile afin de solliciter le poste de conseiller en chef auprès de Denys l'Ancien, le plus célèbre tyran et despote de l'époque. Quant à Martin Heidegger, sa fascination pour Adolph Hitler et son adhésion au parti nazi n'est un secret pour personne, d'autant plus que la publication récente de ses Cahiers noirs continue à attiser la polémique sur la « fréquentabilité » — terme fétiche de la police de la pensée médiatico-politique — de la pensée du philosophe allemand. Interrogé sur cette énigme, à savoir ces esprits, juteux de savoirs et de visions originales qui se laissent séduire par des pouvoirs hystériques et instables, le philosophe Georges Steiner apporte une explication psycho-existentielle non sans impertinence : « il y a eu depuis des millénaires un flirt, et plus qu'un flirt, entre la pensée la plus pure, la plus abstraite, la plus anti-mondaine, et la tentation du pouvoir. Passer sa vie parmi les livres, dans la soi-disant tour d'ivoire, dans l'enceinte de ce monde hautement artificiel, privilégié et presque irréel qu'est l'université, peut laisser une soif dangereuse [...] Il y a dans l'intellectuel la tentation de la cruauté » . Si on coud cette citation à celles de l'introduction – de Flaubert et des Goncourt –, particulièrement aux deux dernières, on peut s'apercevoir d'une constante : entre « être humain » et « monotonie existentielle », il existe une répulsion instinctive. Cette existence contre-nature ne peut aboutir qu'à de la « tristesse » — pour reprendre le terme exact des Goncourt - qui, elle-même, a de fortes chances qu’elle aboutisse à de la cruauté, comme l'explique Georges Steiner, ou à du bovarysme, comme l'a brillamment mis en œuvre Gustave Flaubert.
Attardons-nous à présent sur le premier extrait de Madame Bovary cité dans l'introduction. À travers celui-ci, nous allons réfléchir sur la tentation belliqueuse que peut stimuler la littérature chez l'intellectuel se mouvant dans le calme douillet des spéculations. La guerre, au même titre que le guerrier, et les valeurs qui lui sont souvent associées, a très souvent été présentée sous un beau jour dans les livres. Que ce soit sous la plume de Friedrich Nietzsche (voir Crépuscule des idoles et De la guerre et des guerriers dans Ainsi parlait Zarathoustra), de Pierre Joseph-Proudhon (voir également La guerre et la paix), ou de celles d'autres grands écrivains de renom, le guerrier est toujours peint comme un personnage héroïque, incarnant tout ce qu'il y a de sublime et de viril chez l'homme. Ainsi, dans l'atmosphère de disette de vie active et d'action dans laquelle baigne très souvent l'homme de lettres, il est fort probable que, sous la séduction de très belles plumes, celui-ci soit la proie de ces descriptions qui ne nous arrivent, pour reprendre l'expression de Flaubert, « que par la traduction des écrivains ».
Il n'est pas d'exemple plus frappant en ce sens que celui de Pierre Drieu La Rochelle. Remarquons d'abord qu'entre les guerres de l'avant-Révolution industrielle — les plus exaltées dans la littérature et dans lesquelles les armes et les outils de combat étaient encore manuels et artisanaux — et les guerres de l'après-Révolution industrielle, dans lesquelles les machines ont pris le dessus sur les hommes, elles n'ont de commun que le mot, guerre. En 1914, arrivé sur les champs de bataille totalement ivre de lectures romanesques au parfum chevaleresque, Pierre Drieu La Rochelle fut horriblement déçu par la réalité de la guerre. Si bien que cette désillusion fera l'objet, par la suite, de sa nouvelle la plus célèbre, La Comédie de Charleroi. Le soliloque suivant, mis dans la bouche du personnage principal, résume toutes les leçons qu'a pu tirer Drieu La Rochelle de son expérience durant la Première Guerre mondiale : « Et l'on est toujours déçu par les solennités attendues. L'avais-je assez rêvé, ce moment-là [...] Enfant, j'avais rêvé d'être soldat, mais quel rêve c'était ! Quel rêve imbécile et vide de tout contenu ! L'homme moderne, l'homme des cités est rongé de rêves du passé [...] Eh oui moi pauvre intellectuel confiné dans les bibliothèques, j'avais rêvé de prolonger dans la vie des mois de vacances, mes mois de sauvagerie sur les grèves bretonnes. J'avais rêvé de courir le monde, d'entraîner les hommes dans des actions, de détruire des empires et d'en construire d'autres. Mais, ce matin-là, dans mon demi-sommeil, traversé d'inquiétudes, de pressentiments, d'élans obscurs, je me doutais que mon désir d'action s'était pris à une glu bien grossière et bien trompeuse, quand je l'avais confondu avec l'amour de la guerre ».
Pour un esprit d'analyse dans l'action et une capacité d'auto-défense face aux œuvres littéraires et philosophiques
Dans un chapitre monumental de ses Essais de psychologie contemporaine, Paul Bourget — en évoquant Paul Bourget, il serait peut-être grand temps de cesser de confondre prises de positions politiques, idéologie et littérature, cela nous permettra enfin de sortir des oubliettes les plus belles idées et les plus belles œuvres de Maurice Barrès, de Lucien Rebatet ou encore de Paul Bourget — bref, dans ce chapitre des Essais consacré à Stendhal et intitulé L'esprit d'analyse dans l'action, l'académicien donne l'exemple de l'auteur du roman Le rouge et le noir comme l'homme de lettres qui a su conjuguer l'activité intellectuelle à l'activité de l'action directe. Paul Bourget montre que malgré que les héros stendhaliens développent des discours plein de raisonnements compliqués et d'examens de conscience, cela ne les empêchent pas pour autant de passer à l'action. Selon ses propres termes, il décrit Stendhal, qu’il considère comme un homme à l’image des héros qu’il crée dans ses romans, ainsi : « En même temps qu'il est philosophe, il est viveur et il est soldat [...] D'habitude, en effet, les curieux de psychologie mènent une existence de cabinet, tandis que les hommes de passion et qui agissent méprisent la psychologie ou bien l'ignorent. Celui-ci [Stendhal], grâce aux hasards de sa destinée, réfléchit comme les premiers, et, comme les seconds, traverse des hasards de toute nature ». Le seul bémol que je me permettrais de joindre à l'analyse de Paul Bourget concerne la raison qui, selon lui, permet de rendre cette double existence possible. Il s'est, selon moi, égaré dans des considérations et des affirmations purement métaphysiques et de nature transcendantes. Selon lui, cette faculté de joindre la vie intellectuelle à la vie de l'action directe est en quelque sorte le monopole des « natures riches », des « âmes d'élite » ou encore des « êtres supérieurs », comme Stendhal.
Pourtant, à bien lire Le rouge et le noir, Stendhal lui-même laisse deviner son rapport à la lecture à travers ses personnages. Ce n'est pas un hasard si le héros du roman, Julien Sorel, n'avait que 3 livres à travers lesquels « son imagination se figurait le monde » : Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, le recueil des bulletins de la grande armée et le Mémorial de Sainte-Hélène. Par rapport à un autre personnage principal, madame de Rênal, il insistait sur le fait qu'elle « ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite », pour la simple raison qu’elle n’en avait jamais lus, ce qui laissait libre arbitre à son imagination et à son action.
Ainsi, force est de constater qu’il n’est nul remède naturel que celui de limiter sa lecture. Cette thérapie que se sont efforcés de mettre en pratique tous les auteurs et philosophes conscients de la nécessite d'une consubstantialité de l'action intellectuelle et physique pour atteindre un certain équilibre, était également celle de Nietzsche qui disait si bien, dans son autobiographie intellectuelle Ecce homo, avec tout l'esprit malicieux qu'il manie brillamment : « Tôt le matin, au lever du jour, quand on est frais et dispos, dans l'aurore de sa force, lire un livre - j'appelle ça du vice ! ».
Nidal Taibi