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Billet de blog 20 septembre 2025

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L'instrumentalisation de la guerre au Soudan

Le silence médiatique en France sur la guerre au Soudan fut souvent expliqué par l’absence de lien francophone avec ce pays, ancienne colonie britannique. Or, depuis quelques semaines, le Soudan resurgit dans le débat public français comme instrument de comparaison avec Gaza. Un «whataboutism» grossier, qui brouille les cartes et ne rend justice à aucune des deux tragédies.

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Dominique de Villepin, ancien Premier ministre, respecté pour avoir tenu tête aux pressions américaines en 2003 contre la guerre en Irak, est récemment intervenu sur M6 cette semaine. Dans son plaidoyer en faveur de Gaza, il a comparé le nombre de morts civils à Gaza et au Soudan. Louable dans l’intention, ce discours a néanmoins minimisé la crise soudanaise, pourtant décrite par l’ONU comme l’une des plus graves au monde aujourd’hui. Avec plus de 30 millions de Soudanais ayant un besoin urgent d'aide humanitaire, cette crise est loin d’être anodine.

Ce piège – mettre une tragédie en avant pour en relativiser une autre – est souvent employé de mauvaise foi. De Villepin, pourtant diplomate chevronné, devrait toutefois se garder de ce genre de pratique et rendre au Soudan la place qu’il mérite.

Un problème d’étiquetage

Depuis avril 2023, les médias décrivent ce conflit comme étant une "guerre civile" ou un "affrontement entre deux généraux"– Burhan, chef de l’armée régulière Forces Armés Soudanaises (FAS), et Hemedti, à la tête des Forces de Soutien Rapide (FSR). Pour les Soudanais, cette grille de lecture est réductrice.

En effet, il ne s’agit pas d’une guerre civile, mais d’une contre-révolution organisée : la tentative de deux chefs militaires de confisquer le pouvoir conquis par une jeunesse éduquée et laïque lors de la chute du dictateur Omar el-Béchir en 2019. Après plus de deux ans d’atrocités, le terme qui traduit le mieux la réalité est celui de "guerre de proxy" ou bien "guerre extractiviste par procuration".

Et non, contrairement aux rares unes qui lui sont consacrées, il ne s'agit pas d'une “guerre oubliée”, mais bien une “guerre ignorée”.

Même souffrance, différentes guerres 

La cause palestinienne demeure la “mère de toutes les causes” au Moyen-Orient : même des femmes soudanaises déplacées ont été aperçues priant pour les femmes et mères palestiniennes, alors que les deux conflits s’intensifient simultanément à un niveau inquiétant. Siège, famine organisée, urgence humanitaire, assauts d’anéantissement : il ne fait aucun doute que le Soudan – en particulier El-Fasher depuis plus d’un an – et Gaza partagent les mêmes conséquences humaines des guerres insensées.

Au moment d’écrire ces lignes, une jeune femme nommée Gisma Ali Omar a été lynchée à El-Fasher par un milicien des FSR qui a filmé son acte. Moins d’une semaine plus tard, une mosquée a été bombardée à l’aube par ces mêmes forces, faisant des morts parmi les civils et laissant de nombreuses personnes coincées sous les décombres. Les atrocités paraissent sans fin — et tragiquement familières.

Dans le débat public en France, comparer Gaza et le Soudan à coups de statistiques est stérile. Gaza est un petit territoire assiégé et sous occupation, parmi les plus densément peuplés du monde, avec près de la moitié de ses habitants âgés de moins de 14 ans. Le Soudan, même amputé du Sud-Soudan depuis 2011, demeure le troisième plus vaste pays d’Afrique. Rien que ce contraste géographique et démographique rend toute compétition statistique superficielle et indigne.

Une guerre en poupées russes

Pour comprendre les raisons pour lesquelles les  Soudanais rejettent l’étiquette de « guerre civile », il faut rappeler l’histoire des milices janjawids, intégrées aux FSR après avoir semé la terreur au Darfour en 2003, à une époque où le Soudan bénéficiait encore d’une large couverture médiatique, avant la sécession du Sud. Depuis 2019, l’alliance entre ces milices et l’armée soudanaise apparaît déjà fragile. En revanche, ce que presque personne n’avait anticipé, c’est l’ampleur des ingérences extérieures : une guerre en poupées russes, où chaque strate dévoile l’ingérence d’une nouvelle puissance étrangère.

La Russie

Avec le recul de la France au Sahel, en partie lié à la présence des mercenaires russes, les Soudanais voient d’un très mauvais œil l’implication croissante de Moscou au Soudan et au Tchad. Par son partenariat avec les milices FSR dans la contrebande d’or, la Russie s’est assurée un accès aux mines contrôlées par ces forces, offrant au Kremlin une trésorerie capable d’amortir le choc des sanctions internationales. En parallèle, Moscou cherche un point d’appui sur la mer rouge : qu’il s’agisse d’une alliance avec les FSR ou avec les Forces armées soudanaises (FAS), elle joue sur les deux tableaux pour atteindre cet objectif stratégique.

Les Émirats arabes unis

Avec un regard également  tourné vers la mer Rouge, les Émirats arabes unis ont adopté un rôle de puissance régionale influente, en contribuant à légitimer Hemedti, chef des FSR et criminel de guerre, en le présentant comme un homme d’État. Ce partenariat remonte à la guerre au Yémen, où des miliciens soudanais des FSR ont été envoyés combattre au nom d’autres, avec l’aval du régime déchu et du général des FAS, Al-Burhan.

Hemedti séduisait particulièrement les Émirats en raison de son contrôle des mines d’or, ressource mondiale en forte demande et dont les prix ne cessent de grimper, avec Dubaï comme plaque tournante du commerce international. Selon l’ONG Swissaid, cette flambée de l’or est un « facteur majeur redéfinissant le rôle géopolitique de l’Afrique sur les marchés mondiaux ».

Il n’est donc pas surprenant que les organisations suisses suivent de près l’évolution de la guerre au Soudan : la Suisse reste un carrefour majeur du raffinage de l’or et a accueilli, l’été dernier, des négociations entre responsables américains et belligérants soudanais. Rappelons que le Soudan se classe au troisième rang des exportateurs d’or du continent africain.

Les États Unis

Au printemps dernier, le sénateur américain Chris Van Hollen (D-Md.), membre de la commission des Affaires étrangères du Sénat, et la représentante Sara Jacobs (D-Calif.-51), membre de rang de la sous-commission sur l’Afrique, ont réintroduit le Stand Up for Sudan Act, qui conditionne les ventes d’armes américaines aux Émirats arabes unis tant que ces derniers soutiennent matériellement les FSR au Soudan.

Au-delà de la réexportation d’armes chinoises vers le Soudan, les Émirats jouent habilement entre rivalités russes et américaines pour renforcer leur influence et protéger leurs intérêts régionaux, un aspect largement sous-estimé et peu rapporté par les médias.

La liste des autres acteurs étrangers est longue : puissances régionales concurrentes comme l’Iran, la Turquie, l’Égypte ou Israël, qui aurait fourni des logiciels espions aux FSR plus d’un an avant le déclenchement du conflit, ainsi que des mercenaires privés colombiens liés aux Émirats et déjà impliqués au Yémen, selon de nombreux rapports. Des groupes militaires ukrainiens et russes ont également combattu au Soudan, changeant parfois de camp.

Pour chaque Soudanais, qu’il soit sur place, déplacé ou dans la diaspora, ce conflit ressemble à une mini-guerre mondiale sur son territoire.

Cette guerre par procuration illustre un modèle économique pour une nouvelle génération de conflits sous-traités : des milices et mercenaires locaux qui permettent aux puissances impliquées de garder distance et dénégation plausible, malgré des preuves irréfutables de réseaux financiers et logistiques participant à un flot de violences: massacres, viols en masse, famines et sièges organisés.

La French touch

Amnesty International a alerté sur la présence de technologies militaires françaises entre les mains des FSR, intégrées dans des blindés fournis par les Émirats.

Entre 2014 et 2023, la France a exporté pour 2,6 milliards d’euros d’armement vers Abou Dhabi. Ces ventes, qui se retrouvent indirectement sur les champs de bataille soudanais, interrogent la responsabilité légale et morale de Paris à agir.

Un génocide peut en cacher un autre

L’Europe, préoccupée par la réduction des flux migratoires africains, a choisi des solutions de court terme, jusqu’à s’allier avec les FSR, auteurs du génocide documenté et bien médiatisé au Darfour en 2003. Cette stratégie irresponsable ne fait qu'augmenter l’instabilité en Afrique et augmenter le nombre des réfugiés de guerre. 

Pendant ce temps, l’extrême droite Britannique, via la voix de Tommy Robinson, commence à s’emparer du sujet soudanais à son tour pour des calculs politiques cyniques. 

Retrouver la voix des droits de l’homme

De Villepin a raison de dénoncer l’affaiblissement de l’image diplomatique de la France dans cette période trouble. Ce constat devrait être une invitation à une action forte : rompre le silence, exiger la fin des flux d’armes et, surtout, amplifier les voix soudanaises – en particulier celles de la jeunesse et des femmes indépendantes de l’ancien système des élites politiques au Soudan.

La France a ici une opportunité pour imposer une diplomatie et un journalisme lucides et responsables, qui refusent d’instrumentaliser une tragédie humaine en prétexte pour en dissimuler une autre.

À propos de l’autrice
Taiseer KHALIL est citoyenne française d’origine soudanaise, ancienne députée suppléante (2022-2024) dans la 2ᵉ circonscription du Finistère. Spécialiste du commerce, des relations internationales et du management interculturel, elle enseigne dans plusieurs universités, écoles de commerce et d’ingénieurs en Bretagne et à Paris. En février 2024, elle a participé à la première délégation parlementaire française à la frontière de Gaza pour appeler à un cessez-le-feu. 

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