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Billet de blog 8 août 2011

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Une langue venue d'ailleurs, ou la passion singulière d'un Japonais pour le français

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Un livre, une collection 

En 2011, Akira Mizubayashi a fait paraître Une langue venue d'ailleurs, dans la collection L'un et l'Autre , édition Gallimard. Le thème et le propos de son livre sont en adéquation avec le titre de la collection. Il fait office de fil rouge pour la ligne éditoriale: "JE" n'est jamais Un sans l'Autre, voire il n'y a pas d'autoportrait qui vaille, sans portrait d'autrui. La collection édite donc des essais ou l'Un, un auteur, montre comment et pourquoi il se raccorde à l'Autre, quelle que soit l'apparence que peut prendre l'autre de soi: personne, personnage, animal, chose, lieu, discipline, art, langue française dans le cas de A. Mizubayashi. Autre principe: l'auteur est un "Je", de là, le choix de donner au portrait une dimension subjective et littéraire, de privilégier la vision personnelle, plutôt que l'objectivité.

La littérature pose ce rapport intime et nécessaire entre l'Un et l'autre, voire l'Autre (le monde en tous ses espaces langagiers différents). Pour cela, elle réinvente les limites, car sans limites il n'y a ni Un, ni Autre, et en même temps, elle les subvertit. La littérature est une "zone frontière" (Blanchot). Le livre de A. Mizubayashi se situe dans cette zone avec d'autant plus d'évidence qu'il met en relation deux identités -japonaise et française-, par l'exercice du bilinguisme. L'écrivain est toujours un peu bilingue même quand il ne parle pas une autre langue.  Proust n'affirmait-il pas  qu'il écrivait dans "une langue étrangère"? 

Une langue venue d'ailleurs est à la fois un essai, un récit de formation et l'autoportrait d'un homme:

- essai sur le bilinguisme et ses conséquences subjectives, -le bilinguisme éveille l'identité de soi à l'étrangéité;

- récit de formation et autobiographie, mettant l'accent sur le parcours d'un homme, de sa jeunesse à sa maturité, -cheminement qui passe par l'appropriation du français;

-autoportrait d'un homme qui s'appréhende à travers sa passion singulière pour une langue mise en place d'énigme, soit d'altérité absolue, à ce titre incomparable. "L'unique, c'est l'autre", disait Lévinas. Plutôt que de décrire un moi perçu comme sujet personnel, A. Mizubayashi, montre qu'une identité ne s'affirme pleinement que dans la relation à l'autre et met en garde contre la tentation du repli identitaire.

Une vie placée sous le signe de l'Autre 

C'est par le hasard de leçons diffusées à la Radio nationale que A. Mizubayshi découvre le français. Cette découverte constitue pour le jeune Japonais un "hapax existentiel" (1), un événement unique qui sera à l'origine d'une trajectoire de vie et de pensée originale et personnelle. La rencontre se fait sur fond de contestation estudiantines et de mutation de la société japonaise. A. Mizubayashi entrevoit à 19 ans la possibilité, avec l'apprentissage du français, de donner une nouvelle direction à sa vie, celle du "bien dire", contre les hyperboles idéologiques des discours marxiste et capitaliste qui ont vidé la pensée japonaise  de sa substance. Il choisit la langue française pour son essence littéraire,  seule alternative au  vide des mots et aux paroles creuses qui provoquent l'incapacité de "penser au plus précis et de parler au plus juste "(D. Pennac, dans la préface).

Apprendre le français, ou plutôt se l'approprier corps et âme, devient pour le jeune Japonais, à l'instar de son maître Arimasa Mori (2), exilé volontaire lui ayant montré la voie, une expérience qui engage toute son existence: "J'étais prêt, écrit l'auteur, à m'imposer une discipline de fer, à me livrer à un terrible exercice d'endurance, à m'offrir le luxe ou le risque d'une deuxième naissance." L'immersion dans la langue française excède l'exercice de traduction et constitue une expérience spirituelle et physique:"les deux langues se croisent, se pénètrent. Leurs rapports ne sont pas ceux de la traduction l'une par l'autre, l'une par rapport à l'autre."

Plus tard, quand il rédige sa thèse sur Rousseau, il découvre la critique française de l'époque: de G. Genette à J.-P. Richard, en passant par R. Barthes et J. Starobinski.  Une fois de plus, c'est un choc charnel:"j'avais l'impression de toucher les parties les plus sensibles des pages ouvertes, et que tout mon corps était engagé." Au cours de son apprentissage, ponctué par plusieurs étapes comme autant de liaisons amoureuses, A. Mizubayashi se forge progressivement une conception de l'existence où l'amour de la langue lié l'amour de la musique (Mozart), ouvre à l'altérité, y compris à celle érotique du féminin.

Lors de son premier séjour en France en 1973, il découvre le français oral et poursuit des études littéraires à Montpellier, ville où il rencontre sa femme.  L'apprentissage du français parlé ne va pas de soi et donne lieu à des situations aussi embarrassantes que douloureuses pour lui. A. Mizubayashi les décrit avec un humour savoureux. Après avoir été pensionnaire à l'Ecole Normale de la rue d'Ulm et avoir achevé ses études universitaires, A. Mizubayashi rentre au Japon et devient professeur de littérature, spécialiste de Rousseau et du XVIIIe siècle.

Désormais, l'auteur n'aura de cesse d'explorer toutes les inflexions du français, pour finir par y habiter (Cioran, cité par l'auteur), et ainsi exister tel qu'il a voulu être, entre langue d'origine et langue adoptive. Cet entre-deux langues et singularités constitue un lieu, dit l'auteur, d'étrangéité. Après 40 ans de pratique du français, A. Mizubayashi  n'est  ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Au croisement de la langue maternelle et du français, devenu langue paternelle, précise l'auteur, en hommage à son père, pédagogue passionné, a surgi un espace où le Sujet ne cesse de se rendre étranger à lui-même. Cette double étrangéité permet de "sortir de soi comme une machine thermodynamique alimentant en énergie le nécessaire mouvement migratoire de la pensée."

Le bilinguisme permet de conquérir un territoire, précise Nancy Huston  (écrivain bilingue comme Cioran) citée par l'auteur dans le dernier chapitre,"où plus rien n'est donné d'office, ni dans l'une (langue), ni dans l'autre; plus rien ne vous appartient d'origine, de droit et d'évidence." Ce mouvement de déprise va de la langue maternelle, inarrachable, dit l'auteur citant Nancy Huston, à la langue étrangère, devenue un "ailleurs" intériorisé, assimilé; sans perdre pour autant sa qualité d'altérité. La langue originaire et la langue adoptive créent dans la tension désirante instaurée par leur différence, un espace unique pour le déploiement de la parole: un non-lieu, dit A.Mizubayashi; une frontière où exister.

Une conclusion singulière 

Le livre s'achève avec l'idée que l'amour de la langue et la mort sont liés. L'amour est déprise de soi, à la vie, à la mort. C'est une conception romantique  mais qui n'a rien de désespérée. Elle va de soi pour A. Mizubayashi, parvenu au seuil de la vieillesse:" Je me considérerai comme mort quand je serai mort en français. "  Et ceci encore: "Il n'y aura jamais de divorce entre elle et moi. Jamais. Je ne souhaite pas vivre plus longtemps que mon français. Un jour de plus peut-être à la rigueur." Avec cette ultime déclaration d'amour et de fidélité, A. Mizubayashi boucle le parcours irréductiblement singulier d'un homme, condamné au départ à rester un homme sans qualités, ni style, s'il n'avait eu un amour indéfectible pour la langue française, une langue parmi d'autres, choisie entre toutes, pour sa saveur incomparablement littéraire. 

Un dernier mot

A. Mizubayashi réussit dans un style classique hérité de la tradition française, enrichi par sa sensibilité  japonaise et son humour, à nous transmettre l'émotion de toute une vie, pour notre plus grand plaisir. Et puisque le moment de conclure est venu, rappelons que  la collection L'Un et l'Autre offre au lecteur la possibilité de sortir de lui-même en découvrant des univers qui ne sont pas les mêmes que le sien et met à sa disposition, autant d'autres de lui, qu'il y a d'essais proposés dans le catalogue, de styles, d'auteurs et de thèmes abordés. (3) Quand on lit, on est toujours Un, avec au moins deux autres: l'auteur et son sujet. Singulière passion que la lecture, orientée par l'altérité unique d'autrui. En un mot, rencontre.

1-"Toute occasion est un hapax, c'est-à-dire qu'elle ne comporte ni précédent, ni réédition, ni avant-goût ni arrière-goût; elle ne s'annonce pas par des signes précurseurs et ne connaît pas de seconde fois." V. Jankélevitch

fr.wikipedia.org/wiki/Hapax 

2-fr.wikipedia.org/wiki/Mori_Arimasa

3-www.gallimard.fr/…/fiche  unautre.htm

Une langue venue d'ailleurs,

Akira Mizubayashi , coll. L'Un et l'Autre, Gallimard, Paris, 2011.

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