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Billet de blog 30 janvier 2025

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-1: La simplicité à l'ère d'Internet

« Internet simplifie nos vies ». OK super ! Mais comment ? Est-ce qu'il y a plusieurs voies possibles ? On a le choix ? Qu'est-ce que ça veut dire « simplifier » ? Est-ce que c'est pas un peu simpliste ? Ou une manière de déplacer des problèmes sans rien changer au fond ? Je me demande si c'était pas mieux avant... Et puis c'est qui Internet ?

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Le droit de comprendre Internet

L'autre jour je travaillais dans un théâtre, et un collègue me parlait des agendas partagés, à quel point c'était pour lui indispensable depuis qu'il avait un enfant. Évidemment, c'était un agenda Google. Je lui disais qu'un jour ou l'autre j'allais peut-être y passer mais que bon, ça me gênait un peu d'offrir toutes mes infos. Ce à quoi il m'a répondu que c'était compliqué de critiquer quand on était pas informaticien·ne, que même les logiciels libres, c'est bien, mais tant qu'on ne participe pas à la programmation, c'est juste profiter, ça ne compte pas vraiment. Comme si pour lui, être simple utilisateur·ice était une sorte de trahison de l'esprit du logiciel libre, et qu'il valait mieux utiliser Google.

Quand je lui ai demandé si ce qu'il voulait dire, c'était que les seules personnes qui pouvaient avoir un avis sur la question étaient les professionnel·les de l'informatique, il m'a dit que non, c'était plus fin que ça, et on s'est retrouvé à parler plus largement de l'informatique et son impact sur nos vies. Mais je trouve cette remarque intéressante parce qu'elle me semble révélatrice d'un rapport très répandu à la technologie : on n'y comprend rien, mieux vaut laisser ça aux « expert·es ».

Illustration 1
"On ne simplifie pas simplement la simplicité d'une simplicité qui est d'être simple" mème tiré d'une image du film Le Seigneur des Anneaux

On est nombreux·ses à se sentir impuissant·es face à « tout ça ». Ces nouveaux produits qui sortent tous les ans, ces technologies qui se modifient alors qu'on vient à peine de s'y habituer, et qui sont pourtant les décors et les outils d'une part de plus en plus importante de notre temps. Ces technologies modèlent notre quotidien et nos sociétés. Alors est-ce qu'on n'a pas, quelque part, le droit d'être informé·es de ce qui se joue là, et d'avoir un avis ?

Le bonheur numérique : la fin des tâches quotidiennes

Ma grand-mère me racontait cet été que quand elle travaillait comme comptable, dans les années 70, un informaticien leur avait créé un programme sur mesure, qui reproduisait leurs habitudes de travail sur papier. Alors comment se fait-il qu'en 2025, ce soit l'inverse : qu'on s'adapte autant à des technologies standardisées et aux entreprises qui les produisent ? On passe le plus clair de notre temps numérique à décrypter les logiques des logiciels pour comprendre pourquoi ça ne marche pas comme on veut, alors qu'on ne cesse de nous vendre des produits connectés dont le but est de nous faciliter la vie.

Nous faciliter la vie oui, mais comment ? En automatisant ou en simplifiant des tâches : frigos connectés qui commandent à manger à notre place, maisons « intelligentes » qui nous libèrent du fardeau d'appuyer sur l'interrupteur, etc. Serai-je plus heureux si je n'ai pas à chercher la télécommande sous les coussins du canapé1? La réponse du marché de la technologie actuel est : oui, car tu pourras faire des activités plus élevées, pendant que la machine s'occupera des tâches les moins intéressantes.

Mais cette vision du bonheur n'est pas neutre. Elle a des conséquences directes sur nos vies, sur nos manières de vivre et de communiquer. Qui sait encore lire une carte ? Les GPS ont remplacé la fonction « orientation dans l'espace » de notre cerveau. Et en même temps, c'est pratique. Mais de nombreux savoirs sont perdus, qui sont pourtant essentiels à ces activités « plus élevées » (quelle que soit leur définition).

Et surtout, ce n'est pas la seule voie possible. C'est une vision de la technologie comme il en existe d'autres. On pourrait imaginer un GPS qui laisse plus de liberté à la décision humaine, basé sur une collaboration plutôt que sur un remplacement. C'est ce qu'a imaginé Warren Brodey, chercheur en cybernétique états-unien des années 60 et 70. Pour lui, il fallait améliorer l'humain plutôt que l'augmenter. Utiliser un GPS pourrait se faire en « affinant notre sens inné de l'orientation, en recourant à des techniques avancées de mémorisation ou en apprenant à déchiffrer les signes de la nature »2.

Un monopole économique et idéologique

Mais l'Histoire en a décidé autrement. L'Histoire ? Ou plutôt un système économique, politique, et des choix de financement ? Les entreprises de la Silicon Valley ont pratiqué des politiques économiques agressives jusqu'à devenir un monopole, maintenant appelé les GAFAM3. Elles ont pu acquérir ces places grâce à des systèmes d'aides étatiques et de crédits d'impôts gigantesques4. Ces quelques entreprises règnent sans pitié sur le monde numérique, et rachètent toutes les entreprises qui pourraient leur faire de l'ombre, ou dont les applications peuvent devenir rentables.

Les récits qu'elles diffusent ont effacé les contributions de ces chercheur·ses, pour y substituer leur idéologie et leurs valeurs, en les présentant comme les seules imaginables5. Ces récits qui ont monopolisé l'espace public ont aussi monopolisé les financements, laissant à Warren Brodey et aux autres la place d'utopistes au bord de la route.

Je voudrais dans cette série d'articles participer à ouvrir les possibles numériques, sortir des imaginaires de communiqués de presse, pour nous redonner la possibilité d'adapter internet à nos désirs, plutôt que choisir entre des propositions qui ne sont que des variantes de la même vision. En finir avec cette sensation pesante de notre impuissance, en essayant de comprendre concrètement ce qui se joue dans ces technologies et leur diffusion. Peut-être même qu'il vaut mieux sortir du numérique ? S'autoriser ces questions, sans les considérer par défaut comme réactionnaires. Voir comment elles éclairent différemment notre quotidien et nos opinions.

Choix économiques, conséquences politiques

Et pour cela, il est essentiel d'analyser l'architecture d'Internet, malgré sa complexité. Complexité finalement relative. Il faut comme souvent, se poser la question primordiale : d'où vient l'argent ? Nous verrons au fil de ces articles l'influence déterminante du financement des sites par la publicité. Ethan Zuckerman, pourtant inventeur de la fenêtre publicitaire pop-up, a nommé ce choix « le péché originel d'internet »6.

Du financement par la publicité découle quasiment toute l'architecture d'internet : collecte des données, ligne éditoriale des sites, public visé, organisation, interactivité. Tout est fait non pour satisfaire les internautes, mais les annonceurs qui achètent des espaces publicitaires. Les sites sont gratuits pour les internautes, car l'argent vient des entreprises qui y diffusent leurs produits.

Illustration 2
"Tu vois, c'est simple" mème tiré du film Toy Story

Il faut aussi se demander qui crée ces sites, qui sont les ingénieurs qui pensent nos objets connectés. Car le design des produits et des sites reproduit les biais de ses créateur·ices. Ainsi, les smartphones de plus en plus gros s'adaptent mal aux mains souvent plus petites des femmes, parce qu'ils sont pensés par des hommes7. De même, l'IA Pulse, qui sert à dépixeliser les images pour améliorer leur qualité, a tendance à « blanchir » les peaux des personnes racisées. Jusqu'à engendrer un Barack Obama blanc8. Les programmeurs étant globalement de jeunes hommes occidentaux et citadins, les populations âgées, non-occidentales, et/ou rurales sont largement laissées de côté.

Les récits de la Silicon Valley tendent à masquer ces biais, pour favoriser l'image de machines « objectives et dépourvues d'idéologie »9. Mais c'est surtout une manière d'éviter les régulations, et des décisions politiques qui nuiraient aux affaires. Comme le recommande une tribune de chercheurs, « ces choix technico-politiques fondamentaux justifieraient pourtant une délibération collective et un contrôle public plus étroit, comme le suggèrent un nombre croissant d'acteurs du secteur. »10

Ce sont ces logiques, ces discours, et surtout leurs conséquences, même indirectes, que je voudrais analyser dans ces articles. Présenter un contenu accessible et exigeant, permettant de vulgariser et diffuser des recherches trop souvent cantonnées aux cercles professionnels et militants. Comprendre la complexité de ces technologies et leurs effets sur nos sociétés. Ne pas limiter le débat aux sphères économiques et scientifiques, car ces dispositifs ont un impact sur tous les aspects de nos vies.

L'idée est simplement, comme le proposait Hannah Arendt, de « penser ce que nous faisons »11. Car les technologies ne sont pas neutres, tout ne dépend pas de « comment on les utilise »12. On ne peut pas visser avec un marteau. L'introduction massive d'objets connectés dans nos vies, pilotés par des entreprises dont le seul but est l'augmentation de leur profit, a des conséquences à tous les niveaux : démocratique, intime, sociétal... C'est ces conséquences que je voudrais analyser, pour participer au débat sur leur régulation.

1 Sur les logiciels à commande vocale, voir l'essai de Nicolas SANTOLARIA, « Dis Siri », Enquête sur le génie à l'intérieur du smartphone, anamosa, 2016

2 Evgeny MOROZOV, « Une autre intelligence artificielle est possible », Le Monde Diplomatique, p. 22-23, août 2024 https://www.monde-diplomatique.fr/2024/08/MOROZOV/67302

3 Acronyme de Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, les cinq plus grosses entreprises mondiales de la technologie.

4 Voir John LESLIE KING, Rebecca E. GRINTER, Jeanne M. PICKERING, Elisabeth SOUQUET, « Grandeur et décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace », Réseaux, volume 14, n°77, 1996. Les usages d'internet. pp. 9-35, https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1996_num_14_77_3733

5 Éric SADIN, La Siliconisation du monde. L'irrésistible expansion du libéralisme numérique, L'Échappée, 2016

6 Ethan ZUCKERMAN, « The Internet's original sin », The Atlantic, 14 août 2014 https://www.theatlantic.com/technology/archive/2014/08/advertising-is-the-internets-original-sin/376041/

7 Victoire TUAILLON, Les Couilles sur la table, Binge Audio, 2021. Voir aussi la série de podcasts de la même autrice : https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table

8 Victor CHAIX, Auguste LEHUGER, Zako SAPEY-TRIOMPHE, « Pourquoi l'Intelligence Artificielle voit Barack Obama blanc », Le Monde Diplomatique, novembre 2024. https://www.monde-diplomatique.fr/2024/11/CHAIX/67724

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Hannah ARENDT, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 2018 [1958], p. 57

12 Voir le très bon article du philosophe Julien DE SANCTIS, « De la non-neutralité des IA et, plus largement, de « la » technique », Mais où va le web ? P(a)nser le numérique, 20 février 2024 https://maisouvaleweb.fr/de-la-non-neutralite-des-ia-et-plus-largement-de-la-technique/?utm_campaign=%23R%C3%A8gle30%20180&utm_medium=email&utm_source=newsletter_edito

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