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Billet de blog 17 octobre 2024

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« L’histoire de Souleymane » : qui sont les migrants exploités par Uber ?

Le film « L’histoire de Souleymane », réalisé par Boris Lojkine, raconte l’histoire d’un migrant clandestin guinéen, travaillant à Paris comme livreur pour une plateforme. Le scénario est inspiré de la vie de l’acteur principal, un acteur non-professionnel.

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Exploitation au travail

Les applications de livraison sont les contremaitres 2.0 qui rythment les cadences des livreurs. Le film montre à quel point les livreurs sont mis sous pression par ces applications qui peuvent supprimer leur compte à tout moment s’ils annulent des commandes, s’ils arrivent trop en retard, ou si un client se plaint. Par le système de paiement à la tâche, les livreurs sont poussés à aller de plus en plus vite pour gagner plus, quitte à se fatiguer, ou à se mettre en danger sur la route.

Cette question est brûlante d’actualité. Le travail à la tâche a été grandement limité et réglementé, voire aboli dans la plupart des secteurs, lors de la création du Code du travail en 1905. Cette avancée sociale permettait aux travailleurs d’être rémunérés par un salaire à l’heure, et non par un système de chantage à la productivité. Au XXIe siècle, de nombreux nouveaux marchés réussissent à avoir des exemptions à ce droit du travail, notamment grâce à un fort lobbying auprès de l’État. C’est le cas d’Uber, qui a fait du lobbying auprès d’Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Économie, comme l’a révélé le scandale des Uber files. Il y a deux jours, les députés du NFP ont déposé un projet de loi contre cette « ubérisation » du marché du travail, qui forcerait les entreprises à embaucher des salariés plutôt que de jouer sur le statut d’indépendant.

Les sans-papiers, doublement exploités

Dans le film, on voit qu’en plus d’être exploités par Uber, les migrants clandestins sont exploités par le propriétaire du compte Uber. Un clandestin n’ayant pas le droit de travailler en France, il est obligé de demander à un citoyen français de lui prêter son identité, afin de créer un compte. L’argent tombe donc dans le compte en banque du propriétaire légal du compte, qui, généralement, en prend une partie. On dit que le clandestin « loue » le compte de quelqu’un, dont il est donc totalement dépendant. Des enquêtes journalistiques ont révélé que ce phénomène est massif, et que les « loueurs » de comptes en font un juteux business d’exploitation des sans-papiers. Parfois, ces comptes frauduleux sont désactivés… mais ce sont les travailleurs sans-papiers qui en subissent le plus les conséquences.

Usurper le statut de réfugié

Lorsque mon ami Tilou a dit avoir apprécié le film, des hordes de militants de droite lui sont tombés dessus, accusant le film – sans l’avoir vu – d’être une sorte de propagande immigrationniste. 

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Tweet du Collectif Nemesis, une association féministe anti-immigration.

Pourtant, Souleymane, tout au long de l’histoire, prépare un énorme mensonge et invente de faux documents afin d'usurper le statut de réfugié. Cette question, habituellement chère à la droite, est présentée sans aucun tabou par le réalisateur. À la fin, le film nous place dans les yeux de la fonctionnaire de la préfecture, chargée de démêler le vrai du faux. À chaque moment larmoyant, il y a un doute : Souleymane dit-il la vérité, ou improvise-t-il de nouveaux mensonges ? Un doute qui ne sera jamais levé par le film.

Une image factuelle du fait migratoire

Le film représente le monde réel tel qu’il est, sans idéaliser l'immigration ni en faire des caisses dans le misérabilisme. Le réalisateur a une approche naturaliste. Il ne juge pas. Il représente des exploiteurs et des exploités, tels qu’ils sont dans la vraie vie. Des gens lambdas, pour la plupart pauvres, qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, quitte à se battre ou à se mettre en danger pour quelques dizaines d’euros.

Cette œuvre ne fait pas d’angélisme sur l’immigration : pas de place aux discours grandiloquents sur « l’enrichissement culturel » ou autre élément de langage de bobo. Le multiculturalisme du prolétariat parisien est un simple fait. C’est là, c’est tout. Ce n’est ni bien ni mal. C’est la réalité de l'économie mondiale qui a amené des étrangers ici.

De cette migration économique, le film ne montre pas seulement les problèmes matériels. On y voit l'angoisse existentielle d'être un homme déraciné – un thème qui pourrait, là encore, intéresser la droite – avec la famille que l’on doit quitter, les amis qu’on laisse derrière soi, les amours sur lesquels on tire une croix, la culture dont on s’éloigne, et la solitude dans un pays étranger. Tout ça pour devenir un homo œconomicus interchangeable, sans valeurs morales, cherchant à grappiller quelques revenus en étant exploité par des systèmes automatisés. Une angoisse du XXIe siècle que toute personne de droite devrait partager. Peut-être que Georges Bernanos et Maurice Barrès auraient apprécié ce film.

L'HISTOIRE DE SOULEYMANE Bande Annonce (2024) © Allociné | Bandes Annonces

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