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Billet de blog 25 octobre 2024

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« Raser le Sacré-Cœur » : symptôme de la crétinisation des intellectuels de gauche

Le politologue Thomas Guénolé a provoqué une polémique en appelant à raser le Sacré-Cœur, qui serait un monument anti-communards. En plus d’être une affirmation très douteuse d’un point de vue historique, cela rélève d’une ligne politique stérile.

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© Thomas Guénolé

Le débat mémoriel autour du Sacré-Cœur n'est pas récent. Il revient régulièrement, avec des propos habituellement plus modérés. Par exemple, en 2022, Jean-Luc Mélenchon s'oppose à la classification de la basilique comme monument historique, tout comme les sénateurs communistes.

© Jean-Luc Mélenchon

Un monument anti-communards ?

Le projet de construire le Sacré-Cœur date de décembre 1870, plusieurs mois avant la Commune de 1871. Le texte du Vœu national, écrit avant les évènements, ne mentionne donc pas la Commune, mais parle de « faire amende honorable de nos péchés et obtenir de l’infinie miséricorde du Sacré Cœur de Notre Seigneur Jésus Christ le pardon de nos fautes ». Cela est assez large, et comprend les péchés commis par tous les camps lors des guerres civiles qui ont marqué la France depuis 1789, mais aussi des guerres extérieures, et notamment la guerre franco-allemande de 1870 qui a été déclarée par la France, puis perdue.

Le Vœu national ne se limite pas aux péchés des Français, il mentionne la prise de Rome par le Royaume d’Italie : « En présence des attentats sacrilèges commis à Rome contre les droits de l’Eglise et du Saint Siège, et contre la personne sacrée du vicaire de Jésus Christ. » L’occupation de Rome - appartenant alors aux États pontificaux - par l’Italie choque une grande partie de la droite française, qui y voit un péché commis par des catholiques contre l’Église. Le Second Empire ne reconnaissait pas la légitimité de l’Italie sur Rome, comme une grande partie des Français.

Le choix de la butte Montmartre

Le Sacré-Cœur est construit sur la butte Montmartre, là où a commencé la Commune. C’est de là que vient le rapprochement que font les gens comme Thomas Guénolé. En réalité, on sait peu de choses sur les motivations du choix du lieu, mais il y a plusieurs autres raisons qui peuvent peser davantage dans la balance. Tout d’abord, sur ce site, avant la construction, il n’y a pas grand-monde à exproprier : le terrain est surtout occupé par un champ de foire et quelques guinguettes. Ensuite, la butte Montmartre est le plus haut point de Paris, ce qui fera du Sacré-Cœur un monument visible de très loin. À l’époque, il est censé devenir le plus haut monument de Paris, bien qu'il finisse doublé par la Tour Eiffel avant la fin de sa construction en 1923.

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« Merde meringuée géante, détestable du point de vue architectural » selon Thomas Guénolé. © Arthur Weidmann

Quant à l’aspect symbolique, il y a d’autres symboles que celui de la Commune sur ce site. Durant l'Antiquité, c'est un lieu de culte païen pour les Gaulois, puis les Gallo-Romains y prient Mars et Mercure : c’est le Mons Martis (mont de Mars). Avec le christianisme, le Mons Martis devient le Mons Martyrum (mont des Martyrs), dédié aux martyrs chrétiens, notamment Saint Denis. Au XIXe siècle, c'est un symbole important pour les monarchistes car d’après l’historien Éric Fournier, « le Sacré-Cœur ne peut être réduit à la seule répression de la Commune, en effet. Associé à Louis XVI, qui lui vouait un culte privé, le priant pour son rétablissement comme roi de droit divin. »

Le rapprochement avec la Commune est tout de même fait par certains bâtisseurs. Lors de la pose de la première pierre, Hubert de Fleury déclare : « C'est là où la Commune a commencé, là où ont été assassinés les généraux Clément-Thomas et Lecomte. » Cette association se fait alors a posteriori, à l’oral, dans les débats de l’époque.

Cette gauche a oublié l’Abbé Grégoire

Mettons que le Sacré-Cœur soit effectivement un monument « anti-communards », ou du moins, un monument indéniablement de droite : et alors ? L’Abbé Grégoire, premier clerc révolutionnaire à prêter serment sur la Constitution civile du clergé, a déjà répondu à toutes ces âneries gauchistes dès 1794.

Illustration 4
Portrait de l'Abbé Henri Grégoire (1750-1831), huile sur toile de 1820. © Jean-Baptiste Mauzaisse

Contexte. En 1792, l'Assemblée adopte un décret « considérant que les principes sacrés de la Liberté et de l'Égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l'orgueil, aux préjugés et à la tyrannie » et « que le bronze de ces monuments, converti en canons, servira utilement à la défense de la Patrie ». En 1793, le Comité de Salut Public décide qu’il faut détruire les mausolées des rois à l’abbaye de Saint-Denis. Dans les rues, il arrive régulièrement que des jacobins vandalisent des monuments.

En août 1794, l’Abbé Grégoire prononce un discours à l’Assemblée afin de défendre la conservation des monuments. « Le mobilier appartenant à la Nation a souffert des dilapidations immenses parce que les fripons, qui ont toujours une logique à part, ont dit : nous sommes la nation ; et quoiqu’en général on doive avoir mauvaise idée de quelconque s’est enrichi dans la révolution, plusieurs n’ont pas eu l’adresse de cacher des fortunes colossales élevées tout à coup. Autrefois, ces hommes vivaient à peine du produit de leur travail, et depuis longtemps ne travaillant pas, ils nagent dans l’abondance. C'est dans le domaine des arts que les plus grandes dilapidations ont été commises. Ne croyez pas qu'on exagère en vous disant que la seule nomenclature des objets enlevés, détruits ou dégradés, formerait plusieurs volumes. La commission temporaire des arts, dont le zèle est infatigable, regarde comme des conquêtes, les monuments qu'elle arrache à l'ignorance, à la cupidité, à l'esprit contre-révolutionnaire, qui semblent ligués pour appauvrir, et déshonorer la Nation. » 

Il conclut son discours ainsi : « En Italie, le peuple est habitué à respecter tous les monuments, et même ceux qui les dessinent. Accoutumons les citoyens à se pénétrer des mêmes sentiments. Que le respect public entoure particulièrement les objets nationaux, qui, n’étant à personne, sont la propriété de tous. Ces monuments contribuent à la splendeur d’une nation, et ajoutent à sa prépondérance politique. C’est là ce que les étrangers viennent admirer. Les arènes de Nîmes et le pont du Gard ont peut-être plus rapporté à la France qu’ils n’avaient coûté aux Romains. » 

Avec l’Abbé Grégoire nait la notion de patrimoine national en France. Les monuments doivent être conservés, bien qu’ils soient des symboles d’un Ancien Régime dont on ne veut plus. Quoi de plus subversif que de retirer au roi son palais de Versailles et de le rendre visitable par les descendants de ceux qui l’ont construit de leurs mains ? De transformer le jardin du Luxembourg, autrefois privatisé par quelques nobles, en un jardin public pour le peuple de Paris ? Il s’agit là de rendre à la nation ce que la nation a construit.

Jean-Michel Aphatie veut raser Versailles car Éric Zemmour vend plus de livres que lui. © Public Sénat

À rebours de cette logique de nationalisation des biens, on assiste aujourd’hui, à Paris, à une privatisation de l’espace public. C’est le symptôme de notre époque contre-révolutionnaire. Le meilleur exemple récent, dans le quartier de Montmartre, est le projet de raser des terrains de pétanque pour en faire un jardin qui sera géré par le propriétaire d’un hôtel particulier voisin.

La mémoire entâchée

Ces intellectuels de gauche, bourgeois et parisiens, entâchent la mémoire de la Commune. Du haut de leur verbiage, ils se montrent comme détenteurs du savoir historique - tout en ne sachant en réalité pas grand chose, comme je l’ai montré ici - et proposent des mesures mémorielles qui n’ont aucun sens. Raser le Sacré-Cœur ou Versailles, alors que ce sont des monuments parmi les plus visités du monde, et que tous les Français apprécient, est une mesure évidemment impopulaire. Seuls quelques malades mentaux peuvent sérieusement proposer cela.

Ainsi, cette revendication fait passer la gauche pour un mouvement de fous faisant des propositions absurdes. Cela entâche aussi la mémoire de la Commune, qui m’est chère et qui intéresse malheureusement trop peu de gens. En faisant passer la Commune pour une référence politique de zinzin voulant tout raser, cela ne donnera pas envie aux gens de s’y intéresser.

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Photo de moi à Rouen le 2 février 2019. Sur mon gilet, je rendais hommage à la Commune. © Tanguy Lacroix

Les communards ont aussi détruit

On me répondra que les communards ont aussi détruit des monuments, donc qu’un Thomas Guénolé est plus cohérent que moi, en revendiquant cet héritage tout en voulant raser le Sacré-Cœur.

En 1871, les communards détruisent les œuvres de propagande bonapartiste dans l’espace public, notamment la colonne Vendôme, qui sera reconstruite quelques années plus tard. Les communards qui font cela n’ont pas non plus bien lu l’Abbé Grégoire ! Mais il s’agit là d’œuvres diffusant ouvertement un discours politique, ce qui rend plus difficile l’acceptation du discours de l’Abbé par la foule en colère. Il est malheureusement assez habituel de voir les œuvres de propagande d’un régime être détruites lors de sa chute. On fait souvent cela à chaud, par énervement envers le gouvernement précédent, et cela est compréhensible. Mais on ne fait pas cela 150 ans après les évènements !

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La colonne Vendôme détruite par des communards le 16 mai 1871. Elle sera reconstruite en 1875. © Franck de Villecholle

Lors de la semaine sanglante, répression de la Commune, il y a de nombreux incendies. C'est évidemment regrettable, car nous avons perdu à jamais le palais des Tuileries et le palais d’Orsay, ainsi que de nombreux bâtiments d’époque. Ces destructions sont des dommages collatéraux des batailles, avec la stratégie désespérée de ralentir l’ennemi par le feu. Ce n’est pas un délire idéologique comparable à celui de Thomas Guénolé.

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