Ittoqqortoormiit (côté est du Groenland). La semaine dernière, en rentrant dans l’exiguë agence de tourisme de ce village de 354 habitant·es, la directrice aborde presque instantanément le scandale qui agite la presse locale et le Groenland depuis quelques semaines. Sur son bureau, qui a été réaménagé depuis ma dernière visite, elle dépose des documents de l’époque, en français, et me demande d’y regarder de plus près. Dans les années 1960, les autorités danoises auraient lancé une politique active de régulation de la population groenlandaise, et les documents qu’elle me confie regroupent des informations précises sur le village.

Nous sommes dans les 1960, face à la croissance démographique groenlandaise, les autorités danoises auraient lancé une politique active de régulation de la population groenlandaise. D’après le média danois DR, qui est à l’origine des révélations, à partir de 1966, des milliers de stérilets ont été placés sur des femmes et des filles groenlandaises dès l'âge de 13 ans[1]. Entre 1966 et 1970, 4 500 femmes et filles groenlandaises auraient été concernées, soit une femme fertile sur deux à l’époque. La campagne aurait continué au-delà de 1975. D’après plusieurs femmes qui témoignent aujourd’hui, tout se serait déroulé sans consentement informé, et certaines mineures, auraient été convoquées par le médecin scolaire sans que les parents n’en soient même informés. En 1970, la loi est modifiée afin que les médecins du Groenland puissent guider les jeunes filles à partir de 15 ans sur la contraception sans le consentement de leurs parents. Naja Lyberth avait 14 ans en 1976 le jour où, avec les autres filles de sa classe de Maniitsoq, elle a été convoquée à l’hôpital ; elle accuse aujourd’hui le Danemark de lui avoir « pris sa virginité »[2]. Inge Thomassen raconte qu’elle s’est rendu compte en 1995, lors d’un examen médical, qu’elle portait depuis des années un stérilet, qui l’aurait rendu définitivement stérile[3]. Ces témoignages ne sont pas isolés[4][5], ces violences obstétricales pourraient avoir concerné plusieurs centaines de Groenlandaises. Par ailleurs à l’époque, les dispositifs intra-utérins, plus larges que ceux utilisés aujourd'hui, pouvant d’autant plus provoquer des douleurs et des saignements et produire des effets importants à long terme.
« Cela frôle le génocide »
La classe politique groenlandaise est unanime pour condamner la violence de la politique menée par les autorités danoises. Au Folketing, le parlement danois, Aki-Matilda Høegh-Dam, députée groenlandaise (Siumut, S) depuis 2019, dénonce ce qui, pour elle, « frôle le génocide »[6]. Pour Aaja Chemnitz Larsen, elle aussi élue groenlandaise (Inuit Ataqatigiit, IA) au Folketing, « cela témoigne d'une vision de l'humanité selon laquelle les Groenlandais sont différents des Danois (…) en considérant les Groenlandaises comme incapables de prendre une décision pour leur propre corps ». « C’est un exemple d'objectivation et de politisation du corps féminin qui est totalement inadmissible. Je trouve cruel que la campagne ait inclus des enfants de moins de 18 ans et des filles qui n'étaient pas sexuellement actives (…) Nous devons faire toute la lumière sur cette affaire et nous assurer que plus aucune histoire ne reste enfouie. Nous devons nous débarrasser de toute politique où les femmes sont privées de la responsabilité et de la codétermination de leur propre corps », souligne Naaja H. Nathanielsen (IA), Naalakkersuisoq (ministre) pour les finances et l'égalité des genres.

Revisiter les blessures coloniales
L’affaire pourrait être portée devant la Cour européenne des droits de l'homme, c’est ce que souhaite Hans Enoksen, ex-président du parti Naleraq (N), qui souligne que la limitation de la croissance de la population groenlandaise a aujourd’hui des impacts notables sur l’économie du pays. Par ailleurs, ce scandale n’est pas sans remémorer d’autres blessures coloniales, comme celle des « enfants expérimentaux », ces 22 enfants groenlandais âgés de 4 à 9 ans, qui ont été retirés de leur foyer et envoyés au Danemark dans le cadre d'une expérience en 1951[7][8] l'objectif étant de les « moderniser » afin d’en faire des leaders à leur retour au Groenland. Sur ce sujet, la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, a récemment présenté des excuses modérées : « les intentions de l'époque étaient certainement bonnes, mais cela a eu un prix, et les conséquences ont été inhumaines »[9]. Ou encore celle des « enfants sans père », qui concerne les enfants nés hors mariage avant 1963 dans l'ouest du Groenland et 1974 dans le reste du Groenland, et qui n'avaient pas le droit de connaître leur père, d'en hériter ou de prendre le nom de famille. Pour Naja Dyrendom Graugaard, postdoctorante à l’Université d’Aalborg, ces histoires remettent en question le récit commun, selon lequel le Danemark a été une puissance coloniale bonne et clémente au Groenland, avant et après l'ère coloniale. Comme le montre cette déclaration d’Anders Fogh Rasmussen, Premier Ministre danois de 2001 à 2009, qui déclarait en 2008 : « Le Danemark et les Danois n'ont pas à rougir de leur présence au Groenland, bien au contraire. Le Danemark a fait un effort fantastique et généreux pour développer la société groenlandaise. Nous sommes fiers de cet effort, et il pourrait servir de modèle à d'autres »[10].
Depuis le Self-Government Act de 2009, le Groenland dispose d’une autonomie renforcée, mais les relations groenlando-danoises restent marquées par de fortes rémanences coloniales qui prennent souvent la forme d’une histoire obscure drapée dans le silence. En 2013, le gouvernement groenlandais (Naalakkersuisut), dirigé alors par Aleqa Hammond (S), avait décidé de créer une commission pour la réconciliation, dont l’objet était d’examiner les effets et l’héritage colonial au Groenland. Critique des résultats de cette commission, Rachael Lorna Johnstone, professeure de droit à l’Université du Groenland (Ilisimatusarfik), « il y a eu une commission de réconciliation. Il est peut-être temps de créer une commission-vérité », dont l’enquête serait menée par les autorités groenlandaises.
Une enquête indépendante qui s’annonce compliquée
Aujourd’hui, pour Aki-Matilda Høegh-Dam, le Groenland devrait commencer à recueillir des preuves et des témoignages afin de pouvoir éventuellement porter l'affaire devant un tribunal international[11]. Le 2 juin 2022, l’Inatsisartut, le parlement groenlandais, a décidé à l'unanimité de demander au Danemark d’ouvrir une « enquête indépendante sur les pratiques de prévention des grossesses des autorités sanitaires danoises au Groenland entre le milieu des années 1960 et la fin de 1991 [date après laquelle le Groenland a récupéré les prérogatives en termes de santé] »[12]. Le ministère de la Santé danois sera chargé de mener l’enquête, avec le soutien du gouvernement groenlandais, précise Mimi Karlsen (IA), Naalakkersuisoq pour la Santé. L’enquête s’annonce néanmoins compliquée, car les dossiers auraient été transférés entre plusieurs autorités différentes au fil du temps, et se trouvent donc archivés dans différents lieux[13]. Néanmoins, l'Inatsisartut, à l'unanimité, a également décidé que le Groenland devait lui-même mettre en place une commission, qui doit déterminer si le Danemark a respecté la demande de décolonisation formulée par l'ONU en faisant passer le Groenland du statut de colonie à partie intégrante du Royaume en 1953. Le 9 juin dernier, le Naalakkersuisut et le gouvernement danois se sont mis d'accord sur une étude historique des relations entre le Groenland et le Danemark, couvrant la période allant de la Seconde Guerre mondiale à aujourd'hui. Pour Múte Bourup Egede, le Premier ministre groenlandais, « nous devons raconter notre histoire. Nous devons mettre au jour le contexte des différentes décisions qui ont été prises au fil des ans, déclare. » La Première ministre danoise, Mette Frederiksen, a également fait un pas dans cette direction : « les relations entre le Danemark et le Groenland sont solides et fondées sur le respect mutuel. Mais nous avons récemment pris connaissance de cas et de processus qui témoignent qu'il existe encore des chapitres de notre histoire commune que nous n'avons pas découverts »[14].
Le Conseil groenlandais des droits de l'homme, ainsi que des expert·es de l'Institut danois d'études internationales et du Département des droits de l'homme ont estimé que cette campagne constituait une violation des droits fondamentaux des femmes[15]. En l’absence de preuve d’une intention délibérée d'exterminer les Groenlandais·es, la qualification de génocide (évoquée plus haut) ne semble pour l’heure pas d’actualité.
Les premiers éléments, regroupant notamment un rapport des autorités danoises de 1965, suggèrent fortement que la « Spiralkampagnen » est née de la préoccupation pour la croissance démographique du Groenland, qui était en 1965 un comté danois. Cette croissance démographique était alors de nature à remettre en question « la modernisation » du Groenland mise en œuvre à partir des années 1950 (programmes G-50, puis G-60), devenant plus coûteuse que prévu. À partir de la fin des années 1960, on observation une stagnation de la population, qui va se poursuivre jusqu’à la fin des années 1970 (voir graphique ci-dessous). Cette stagnation s’explique au moins en partie par la diminution du nombre des naissances, qui vont être pratiquement divisées par trois dans les années 70 : de 1 674 en 1964 à 638 en 1974.

À Ittoqqortoormiit, une campagne massive
Ittoqqortoormiit est un village de 354 habitants (2022), situé à l'embouchure du Kangertittivaq/Scoresby Sund, est la communauté la plus septentrionale de la côte est du Groenland (70°30' N 22° W). Le village a été créé en 1925 par Ejnar Mikkelsen, et peuplé d’environ 85 Groenlandais·es, principalement originaires d'Ammassalik/Tasiilaq, dans le but de réaffirmer la souveraineté danoise et de bloquer toute nouvelle expansion norvégienne sur la côte Nord-Est du Groenland. La population va progressivement se développer, jusqu’à compter 442 habitant·es en 1967, réparti·es en trois colonies : Scorebysund, Kap Tobin et Kap Hope. En 1970, « cette population jusqu’alors non malthusienne avait adopté de façon soudaine et intensive les méthodes de contraception »[16].

C’est à l'automne 1968 qu’une campagne active et efficace pour l'adoption de stérilets a été menée par le médecin-chef danois W. Mortensen en poste dans la région d’Ittoqqortoormiit. « La proportion des femmes ayant reçu un stérilet a été très élevée : 45 femmes sur 63 âgées de 17 à 40 ans ; puis 8 en ont demandé le retrait. Parmi les 18 femmes qui n'ont pas reçu de stérilet, 3 sont stériles, une de 30 ans n'a jamais eu d'enfant, et pour 10 autres la dernière grossesse date de plus de quatre ans. Or nous avions montré dans notre étude de 1968 qu'il n'y avait pour ainsi dire pas de cas de longs intervalles entre les maternités »[17]. Entre 1959 et 1968, le taux de natalité était de 52‰, avec une moyenne de 20 naissances par an, et une population moyenne de 385 habitant·es. Après l'introduction de la limitation des naissances, la moyenne annuelle des naissances pour 1969 et 1970 est descendue à 3, soit 7,2‰. Ainsi, pour 1969-1970, le nombre de naissances est encore plus faible que pendant les premières années de la communauté, qui a été fondée en 1924-25, alors que la population était six fois plus importante. D’après Joëlle Robert-Lamblin, anthropologue qui a séjourné dans le village en 1968 et 1970, soit juste avant et juste après la campagne de pose de stérilets, de nombreuses femmes lui rapportent dès 1970 : « nous n'avons plus d'enfants, et nous ne comprenons pas pourquoi ». Suite à ces témoignages, une enquête aurait été menée sur le terrain à l’époque. En retrouver la trace et documenter le contexte de cette politique indigne serait assurément, à Ittoqqortoormiit, comme dans l’ensemble du Groenland, un pas supplémentaire dans un lent processus de décolonisation.
Tanguy Sandré
Article initialement publié sur www.cyclingphd.com
Pour aller plus loin :
“Spiralkampagnen”, DR Podcast, 6 mai 2022 : https://www.dr.dk/lyd/p1/spiralkampagnen
Rud, Søren. 2017. Colonialism in Greenland: Tradition, Governance and Legacy. Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies. Palgrave Macmillan. https://doi.org/10.1007/978-3-319-46158-8.
[1] “4.500 grønlandske kvinder og piger fik sat en spiral op: Grønland beder Danmark undersøge forløbet”, DR, Ida Meesenburg, 2 juin 2022 : https://www.dr.dk/nyheder/seneste/4500-groenlandske-kvinder-og-piger-fik-sat-en-spiral-op-groenland-beder-danmark
[2] “Staten tog min mødom”, Sermitsiaq, Martine Lind Kedbs, 30 juin 2021 : https://sermitsiaq.ag/staten-tog-moedom
[3] “Inge Thomassen: Jeg fik også spiral uden at vide det. Og den gjorde mig steril “, KNR, Andrea Christiansen, Christine Hyldal, 28 mai 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/inge-thomassen-jeg-fik-ogs%C3%A5-spiral-uden-vide-det-og-den-gjorde-mig-steril
[4] “Gynækolog finder stadig gamle spiraler hos kvinder, der fik dem under spiralkampagnen”, KNR, Nukaaka Tobiassen, Signe Haahr Pedersen, 29 mai 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/gyn%C3%A6kolog-finder-stadig-gamle-spiraler-hos-kvinder-der-fik-dem-under-spiralkampagnen
[5] “Arnannguaq Poulsen er en af de tusindvis af kvinder, der fik spiral: Det smerter, at jeg efterfølgende ikke kunne få børn”, KNR, Ann-Sophie Greve Møller, 30 mai 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/arnannguaq-poulsen-er-en-af-de-tusindvis-af-kvinder-der-fik-spiral-det-smerter-jeg
[6] “Politiker: Spiral-kampagne var folkemord”, Sermitsiaq, Thomas Munk Veirum, 10 mai 2022 : https://sermitsiaq.ag/politikerspiral-kampagne-folkemord
[7] “Undskylder til ‘eksperimentbørnene’: ‘I blev fremmede i jeres eget liv’”, Altinget, Frederik Gjersen Hansen, 9 mars 2022 : https://www.altinget.dk/boern/artikel/undskylder-til-eksperimentboernene-i-blev-fremmede-i-jeres-eget-liv
[8] “Grønlandske 'eksperimentbørn' kræver erstatning fra den danske stat”, DR, Kevin Ahrens, Eva-Marie Møller, 22 novembre 2021 : https://www.dr.dk/nyheder/indland/groenlandske-eksperimentboern-kraever-erstatning-fra-den-danske-stat
[9] “Statsminister undskylder til eksperimentbørn: Konsekvenserne har været umenneskelige”, KNR, Anne Meisner Synnestvedt, Helle Nørrelund, 9 mars 2022 : Sørensenhttps://knr.gl/da/nyheder/statsminister-undskylder-til-eksperimentb%C3%B8rn-konsekvenserne-har-v%C3%A6ret-umenneskelige
[10] “Anders Fogh Rasmussen:Grønland får ingen undskyldning”, KNR, Louise M. Kleemann, 13 juin 2008: https://knr.gl/en/node/133850
[11] “Politiker: Spiral-kampagne var folkemord”, Sermitsiaq, Thomas Munk Veirum, 10 mai 2022 : https://sermitsiaq.ag/politikerspiral-kampagne-folkemord
[12] “Kvinder får krisereaktioner efter spiralskandalen – nu er der hjælp på vej”, KNR, Christine Hyldal, 2 juin 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/kvinder-f%C3%A5r-krisereaktioner-efter-spiralskandalen-%E2%80%93-nu-er-der-hj%C3%A6lp-p%C3%A5-vej
[13] “Grønland og Danmark er enige: Der bliver en udredning af spiralskandalen - men det bliver svært”, KNR, Bibi Nathansen, Andreas Wille, 3 juin 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/gr%C3%B8nland-og-danmark-er-enige-der-bliver-en-udredning-af-spiralskandalen-men-det-bliver-sv%C3%A6rt
[14] “Danmark og Grønland er klar: Historisk udredning skal sættes i gang nu”, KNR, Christine Hyldal , 9 juin 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/danmark-og-gr%C3%B8nland-er-klar-historisk-udredning-skal-s%C3%A6ttes-i-gang-nu
[15] “Råd for menneskerettigheder: Danmark har krænket grønlændernes menneskerettigheder”, KNR, Mads Malik Fuglsang Holm, 12 mai 2022 : https://knr.gl/da/nyheder/r%C3%A5d-menneskerettigheder-danmark-har-kr%C3%A6nket-gr%C3%B8nl%C3%A6ndernes-menneskerettigheder
[16] Robert Joëlle. Démographie et acculturation. Une nouvelle phase dans l'histoire des ammassalimiut émigrés au Scoresbysund : l'introduction du contrôle des naissances. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 59, 1970. pp. 147-154; doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1970.2954
[17] Robert Joëlle. Démographie et acculturation. Une nouvelle phase dans l'histoire des ammassalimiut émigrés au Scoresbysund : l'introduction du contrôle des naissances. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 59, 1970. pp. 147-154; doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1970.2954