Ceux qui ont grandi au Brésil durant les années de la Dictature Militaire (1964-1985) voient les actuelles manifestations de la censure d’un œil particulier. De fait, les manifestations actuelles renvoient à l’époque révolue des années 1970, pendant lesquelles la censure a conditionné les productions artistiques, alors réalisées sous la menace constante d´arrestations et de tortures, pouvant, dans le meilleur des cas, aboutir à l’exil. Comme ce fut le cas, entre autres, des artistes : Augusto Boal, José Celso Martinez Correa, Chico Buarque, Caetano Veloso ou Gilberto Gil.
À cette l’époque-là, le fameux et redouté AI5 (Acte Institutionnel numéro 5) confère au gouvernement l’autorisation de punir arbitrairement tous ceux qui se positionnent contre le régime. Pour ce faire, le gouvernement crée des institutions qui évaluent et contrôlent l’entièreté de la production culturelle brésilienne, censurant journaux, pièces de théâtre, revues, livres et concerts.
Dans la période qui suit la fin du régime militaire, le Brésil traverse un lent processus de re-démocratisation qui a mené - pour la première fois – à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct en 1989. Alors, des artistes exilés retournent au Brésil, de nouvelles générations d’artistes se succèdent, de nouvelles formes de production et diffusion artistiques voient le jour.
Malgré les difficultés inhérentes à la production artistique dans un pays marqué par l’inégalité et la discrimination sociale, même dans le pire des cauchemars, il était impensable d’imaginer le retour à la censure et aux pratiques de persécution, aujourd’hui en cours. Ces dernières années, ces pratiques apparaissaient de manière isolée : par exemple, l’Église catholique interdisait l’utilisation des images religieuses lors des défilés de Carnaval.
Avant de parler de la censure de nos jours, il est important de se remémorer que sous la dictature, une bonne partie de la société civile est favorable et soutient le régime militaire : groupes religieux, corporations, médias, mouvements ultra-conservateurs ou groupes anti-gauche. Fait que l’on pensait révolu.
Cependant, comme dans les pièces de William Shakespeare ou dans certaines tragédies grecques, les morts ont tendance à revenir. Ils reviennent avec force, résolus à tourmenter la vie des vivants. C’est ainsi qu’une partie de la population - artistes, intellectuels, formateurs d´opinions, militants sociaux, population LGBTI (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres/transsexuels et intersexués) - est actuellement victime du violent retour de l’autoritarisme, de l’intolérance et des persécutions qui ressemblent étrangement à ceux d’hier.
Aujourd’hui, les actes de censure sont non seulement le fruit d’un État coopté par le coup d’État institutionnel de 2016 qui a destitué la Présidente Dilma Roussef, démocratiquement élue, mais aussi de la société civile, tantôt sujette à de fausses informations à propos des financements des projets artistiques, tantôt mue par un fanatisme religieux et une attitude réactionnaire ; ce qui se cristallise dans le Mouvement Brésil Libre (MBL), mouvement ultra-libéral et réactionnaire. Il est important de souligner aussi, qu’une certaine catégorie de la classe intellectuelle (philosophes, historiens, journalistes ou leaders d’opinion comme les présentateurs TV), conservatrice et, possédant un large auditoire (best-sellers, suiveurs sur les réseaux sociaux), les utilise afin de véhiculer des idées fascistes auprès du grand public.
En 2016, à peine arrivé au pouvoir, le nouveau Président Michel Temer annonce la suppression des Ministères (de la Culture ; du Développement Agraire ; des Femmes, de l’Égalité raciale et des droits humains). Immédiatement, des artistes de tout le Brésil envahissent divers bâtiments réservés à la Culture, organisent des occupations, des cours gratuits d’art destinés à la population, des concerts et des manifestations performatives. Le Ministère est rétabli officiellement sous la pression des artistes, mais les coupes budgétaires s’élèvent à plus de 40% et les ministres se succèdent. C’est le début de la fin.
Pour justifier les coupes budgétaires, une coalition se met en place : une union entre le Mouvement Brésil Libre (MBL), les mouvements d’évangéliques intégristes qui occupent de plus en plus des postes de pouvoir politique au niveau municipal, régional et national, et le mouvement des agro-négoces. Pour couper les budgets de l’art et obtenir l’appui moral de la population, le chemin le plus efficace est le dénigrement systématique de l’artiste qui est dépeint comme l’usurpateur, celui qui s’enrichit grâce à l’argent public, le fervent défenseur des « valeurs gauchistes ». Il est accusé de tous les maux - ce qui permet de supprimer les subventions étatiques et privées, déjà rares, dédiées aux manifestations artistiques avec l’appui de la population.
Les actes de censure, dès lors, légitimés par un pouvoir incarné par un Président dont la popularité se situe en dessous des 5%, se succèdent.
Le 15 juillet 2017, la Police Militaire emmène au poste l’artiste Maicon K, qui réalise la performance DNA de Dan, dans laquelle il est nu au milieu d’une bulle de 7 mètres de diamètre. Le 26 septembre 2017, le performeur Wagner Schwarz réalise la performance La Bête au MAM de São Paulo. La performance, réalisée lors de la manifestation Panorama de l’Art Brésilien, et qui dialogue avec l’œuvre de la plasticienne Lygia Clark, consiste à exposer un corps nu, sans aucune érotisation, que les spectateurs peuvent manipuler à volonté. Un enfant, accompagné de sa mère, amie du performeur, lui touche le pied. C´est le prétexte qu’il faut pour provoquer le déchaînement violent de l’onde conservatrice. L’artiste est accusé de « pédophilie » et, la performance est suspendue. Le 5 octobre 2017, l’exposition Fais toi-même ta Chapelle Sixtine réalisée à Belo Horizonte dans la Galerie Alberto da Veiga Guinard, au Palace des Arts, est la cible de protestations d’un groupe d’évangéliques « téléguidé » par un conseiller municipal, accusant l’exposition de pornographie et d’incitation à la pédophilie. Au même moment, l’exposition Queermuseu, à la Banque Santander dans le Sud du Brésil, est interrompue sous la pression du MBL qui, accusant certains des 263 artistes représentés de « pédophilie » et « zoophilie », insulte et agresse violemment le public et les travailleurs du musée. L’exposition, qui parle de la question du genre, est ensuite refusée par le maire de Rio, évangélique fanatique, qui affirme qu’une telle exposition ne peut pas se dérouler dans le Musée d’Art de Rio (MAR), mais uniquement « dans la mer, au fond de la mer ». Le 25 octobre 2017, l’occupation artistique Pandorga est envahie par la Police Militaire sans mandat. Celle-ci agresse les artistes, les éducateurs et les activistes - qualifiés de « terroristes » - et saisit leur matériel. Le 25 octobre 2017 encore, à Rio, un groupe de fascistes envahit un séminaire d´étudiants de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) consacré à l’étude de la révolution russe, prenant en otage professeurs et élèves pour les insulter. Le 26 octobre 2017, la maison de l’activiste et militante sociale Mônica Aguiar est envahie par des policiers qui agressent sa sœur et son fils et les emmènent de force dans un véhicule non identifié. Le 27 octobre 2017, une étudiante de l’Université de l’Etat de Paraíba, Liliane Maria, est accusée d’apologie au crime et reçoit un mandat de prison parce qu’elle écrit sur un mur de l’Université, réservé à la libre expression des étudiants, une des phrases les plus célèbres de l’artiste Hélio Oiticica: « sois marginal, sois héros ». Le 27 octobre 2017 encore, la justice suspend la représentation de la pièce de théâtre « L ´Evangile selon Jésus, reine du Ciel »prévue lors du Festival International de Théâtre de Bahia (FIAC), sous prétexte qu’elle porte atteinte aux valeurs religieuses – dans la pièce, Jésus revient sur terre en travesti et interroge les valeurs de solidarité et d’acceptation. Le 28 octobre 2017, le danseur Igor Cavalcante Medina est interrompu durant sa performance intitulée « Fim »réalisée dans l’espace public, dans la programmation officielle du Festival Caxias em Movimento, au Sud du Brésil. Lors de la performance, il parle, debout, des actions coercitives exercées sur la population noire. Les policiers prétextent une « attaque psychotique » du performeur, lui administrent de force des calmants et ne le libèrent qu’après 8 heures de garde à vue au poste de police. Le 30 octobre 2017, la justice empêche Caetano Veloso de réaliser un concert lors de la réunion du mouvement des sans-terre à São Paulo, sous prétexte qu’il y a trop de monde à ce rassemblement jugé « illégal ». La venue de Judith Butler invitée à participer à un événement intitulé « Les fins de la démocratie » organisé par le SESC Pompéia, grande institution culturelle du Brésil, déchaîne les foules. Une pétition de plus de 328.000 signatures signifie que « Judith Butler n’est pas la bienvenue au Brésil » pour parler de la théorie du genre et demande l’annulation de la conférence et du séminaire Les Fins de la Démocratie, prévus entre le 7 et le 9 novembre 2017. Dans le même temps, les projets de loi au niveau municipal, régional et également national, relatifs à l’interdiction des œuvres contenant de la nudité, mettant en scène des images religieuses nues, et des œuvres qui « inciteraient à la pratique criminelle » comme le terrorisme, la pédophilie et l’atteinte à la foi et à la religion, fleurissent. Par ailleurs, plusieurs états approuvent des projets de loi interdisant la discussion des questions du genre à l´école. La dernière exposition du MASP Histoires de la Sexualité, contenant, entre autres, des tableaux de Edgar Degas et Paul Gauguin, est à présent interdite aux moins de 18 ans, même accompagnés. C’est une première en 70 ans. Des cinémas de quartier de la ville de Rio de Janeiro, gouvernée par un maire évangélique, sont fermés pour céder la place à des cinémas qui vont exhiber des films bibliques.
Face à cette situation, des mouvements comme celui « pour la démocratie » ont commencé à voir le jour. Publiée le 19 octobre 2017 et signée par plus de 1000 artistes, intellectuels et divers professionnels, la lettre s’insurge contre « la montée de cette vague de violence, d’intolérance et de violence à la liberté d’expression dans les arts et l’éducation ». Indépendamment de leur filiation politique, les signataires s’insurgent contre la censure promue par les militants de droite, les églises, etc. Les Universités s’organisent également. À l’Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro, les étudiants ont organisé l’exposition Censure !, qui s’interroge sur la liberté d’expression au travers des œuvres des étudiants.
Malheureusement, manifester dans la rue, même de manière pacifique pour défendre la liberté d’expression, n’est pas possible. Deux des auteurs de cet article en ont fait les frais personnellement : agressions policières gratuites et violentes, menaces physiques et verbales, bombes de gaz.
Alors, que pouvons-nous faire concrètement contre la censure qui règne actuellement au Brésil?
Peut-être faire simplement ce qu´elle souhaite éviter et ce a quoi elle semble parvenir, puisque les médias européens relatent très peu cet état de fait : en parler.