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Billet de blog 11 mai 2016

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La désorganisation de l'ordre

Et si on manifeste, proteste, consteste autrement ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce n’est pas tous les jours qu’on vit une journée comme celle du 10 mai. Après plusieurs semaines à mener la double vie du jeune travailleur de base qui n'est pas rentrer directement chez lui souvent ces derniers temps pour essaier de défendre son avenir par la voie civique, il aurait été sympa de pouvoir rentrer chez soi après une journée de labeur et de profiter un peu de petit appartement qui alimente des intérêts privés en loyers. Cependant dans la même journée :

  • le Sénat démantèle le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages alors que le matin même un rapport montre par exemple une disparition d’1/5 de la population des oiseaux sur ces 13 dernières années en Île-de-France.
  • le Sénat adopte la prolongation de l’état d’urgence jusqu’à la fin juillet pour couvrir l’Euro 2016 mais certainement pas que.
  • le conseil des ministres autorise l’utilisation du 49.3 pour faire passer la fameuse loi travail sans vote d’approbation du Parlement (mais avec tout de même la possibilité de motions de censure). Le tout suivi de déclaration du gouvernement socialiste qui n’a pas gardé le meilleur du stalinisme en menaçant tous leurs députés qui signeraient une motion d’excommunication (il doit y avoir un mot plus adapté dans le langage policé des politiciens de partis politiques).

Mais ceci n’est pas vraiment le plus étonnant. Ce qu’il faut voir se passe dans la rue. Pour une fois, la contestation se déplace en masse de son triangle des Bermudes de la contestation sociale (Bastille, Nation, République). En arrivant vers l’Assemblée Nationale par le boulevard Saint-Germain-des-Près, il est facile de comprendre que l’urbanisme des lieux de pouvoir n’est pas adapté du tout : des petites ruelles qui partent dans tous les sens et dont le mobilier et les usagers témoignent de toute une distance avec ce qu’il se passe Place de la République mais aussi la Seine et ses quais qui peuvent donner le vertige tant elles sont peu adaptés à recevoir une foule. On arrive dans le coeur des lieux de pouvoir de Paris. Au moindre relâchement, certains manifestants appelleront à un retour vers République ou juste à partir parce que « ça sert à rien là. Faut s’en aller ». Suspicion immédiate, tout le monde reste calmement. Les gendarmes et les CRS sont un peu tendus mais il y a quand même quelques dialogues pendant que tout se prépare à l’évacuation classique.

Les personnes présentes sont à la fois des étudiants, des salariés qui sortent du bureau, des manifestants plus aguerris, quelqu’un qui passera son temps à déplacer son scooter, des personnes âgées qui ne seront pas les dernières à répéter les slogans. Toute une petite troupe qui sortira très calmement des foulards, des lunettes de piscine, des masques anti-pollutions, des masques de ski, distribution de sérum physiologique (habituellement confisqué aux alentours de République). Rien qui ne préfigure à un affrontement, simplement les prédispositions à respirer et s’orienter dans ce qui est devenu le quotidien d’un citoyen : la lacrymogène. Toute une panoplie qui sera aussitôt remis dans les poches quand les flics relèvent leur visière et nous font confondre qu’il s’agit de rétablir la circulation. Une seule intimidation : « Ceux qui veulent repartir peuvent encore rentrer chez eux en métro. Les autres prennent leur propre risque ».

Des sirènes dans les rues adjacentes où se dirigeaient déjà des brigades mobiles (avec des petits boucliers ronds) dégager on ne sait quoi et revenir au pas de courses. La foule recule de quelques dizaines de mètres perdant le contact avec les policiers mais avec la peur de se faire encercler en moins. Depuis quelques minutes déjà, tout le monde se retournait en sursaut au moindre bruit dans le dos. Du matériel de construction longe la route, une bobine de fil électrique géante roule vers le barrage de policiers : lacrymogènes et charges quelques dizaines de secondes plus tard.

Aucun manifestant n’est laissé derrière.

Dans une rue perpendiculaire, quelqu’un nous redit de partir parce que cela sert à rien d’être là. Toujours ce décalage absurde qui sonne comme une tentative maladroite d’orienter un groupement sans comprendre ni ses motivations, ni les individus qui la composent. Deux seulement ont les yeux qui piquent. Pas besoin de sérum.

Une quarantaine de personnes se dirigent vers le musée d’Orsay passant à deux reprises dans le dos de lignes de policiers. Une des rues qui nous rapproche de la manifestation principale est gardée par deux (2) policiers en tenue anti-émeute. La rue est large, il y a un débat pour savoir si nous pourrions faire une contre-nasse et passer autour d’eux. D’autres arrivent, on se retrouvera finalement encore une rue plus loin dans le dos du cordon composé de 3 sections qui font une sorte de couloir humain autour des manifestants qui ont l’air d’avoir eu plus que leur dose réglementaire de gaz lacrymogène.

Les têtes sont baissées de l’autre côté, cela ressemble à un walk of shame. Les individus sont simplement poussés à prendre des RER dans une sorte de file indienne. Quelques franciliens crient que le RER C c’est quand même la pire des punitions, les policiers sourient en se retournant. Les analogies historiques ne sont pas loins. L’ambiance reste joyeuse et conviviale. Un gradé vient nous parler et discutent longuement avec quelques personnes. D’autre du rang aussi, des accents de région se font entendre renforçant l’idée d’une police déracinée. On sent facilement que la force est d’un côté mais que le territoire local est de l’autre. Un maillon de la chaine finit par accepter de faire la bise à une personne qui lui parlaient depuis plusieurs minutes. Des fleurs des bosquets alentours sont lancés sur le cordon. Un CRS prend la mouche quand une personne lui demande plusieurs fois si elle peut passer de l’autre côté pour prendre le métro pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il accepte mais en fait c’était juste une question pour savoir. Son baton tapera pendant plusieurs minutes sur les protections de son costume. Presque qu’aucune agressivité dans les chants n’est tournée vers les forces de l’ordre, il y a surtout de l’ironie (détournement des instructions mégaphonées demandant aux sections de prendre le métro dans le calme, « on veut pas frauder »). Les policiers savent et disent qu’ils ne servent à rien ici et maintenant.

Le temps passe.

Soudainement, des bruits de foule derrière nous. Ceux qui étaient poussés vers le métro ont trouvé une porte de sortie, on les voit disparaître dans les ruelles en marchant. On marche en discutant avec les CRS vers la sortie de la station. Ils racontent qu’ils sont là depuis longtemps et qu’ils commencent à fatiguer. Un gradé cagoulé revient vite arrêter ces moments de conversations. Arrivé sur place, il ne se passe quasi-rien. On regarde la sortie, les policiers se positionnent en petit nombre à côté. On est plusieurs à aller rejoindre ceux qui étaient de l’autre côté du cordon. Beaucoup de personnes circulent dans les deux sens. De l’autre côté, c’est bien sûr un peu plus tendu, on sent la fatigue de la foule qui n’en est pas une, d’individus dont toute l’énergie s’est dispersée à trouver un ordre impossible. Les CRS en armure sont en formation classique prêt à repousser n’importe qui comme dans un n-ème exercice. Quelques tensions lorsqu’on tente de reprendre les couloirs du métro dans l’autre sens, les policiers font finalement barrages. Personne ne sait trop quoi faire, ceux de devant essaient de calmer le jeu pendant que derrière plus en plus de personnes arrivent.

Finalement, un passage est possible. Au compte goutte comme en boite de nuit et dans les parcs d’attraction. Encore une répétition d’un geste sans sens.

On se dit qu’irait quand même bien voir l’Assemblée une bonne fois pour toute. On repasse devant et au milieu des camions des forces de l’ordre qui étaient postés dans les rues adjacentes.

Quelques passants, quelques regroupements mais aucun policier du dispositif. On est à nouveau une petite centaine. On discute, on essaie de parler aux policiers stationnés en gardien du temple de l’autre côté de la grille. Tout le monde sait que l’Assemblée est certainement vide et que les chants ne servent à rien. Tout d’un coup, les sirènes des fourgons de gendarmerie et de CRS retentissent et nous passe tout simplement devant pour semble-t-il filer ailleurs. Certainement la place de la République.

Pendant un bon quart d’heure, on est là à discuter tranquillement. On se reconnaît entre personne qui ont été à un moment ou un autre à République, on se retrouve ou on échange nos histoires sur ce qui s’est passé avant. On se dit que le second service de policier sera en forme alors qu’on ne l’est pas vraiment. Ils finissent par arriver. Ce sont exactement les mêmes que ceux qui nous tournaient le dos. Ils se mettent rapidement dans une configuration qui annonce une nasse. On s’éloigne tranquillement pour finalement les contourner en prenant des passages piétons et les regarder entrainer quelques dizaines de personnes au loin. Il est minuit, on est toujours en face de l’Assemblée, il y a maintenant d’autres CRS en stationnement des deux côtés de la grille. La nuit se terminera bien plus tard à République. Si quelqu’un au commande des caméras urbains pouvait d’ailleurs nous dire quel chemin nous avons emprunté, cela serait bien aimable. On s’est un peu perdu et j’aimerai bien savoir à quel point on est passé loin de place de la Bourse. Bon courage à lui, cela devait être une nuit passionnante. En espérant que cette personne n’existe pas, pour nous comme pour elle.

Pourquoi ce récit ? Tout simplement pour aller un peu en biais par rapport à ce genre de vidéos :

Les manifestations contre le 49-3, en 42 secondes © Libé Zap

C'est surtout une double frustration qui me fait parler. D'abord, celle d'une certaine couverture médiatique qui m'avait déjà fait fuire la consultation et lecture du cirque quotidien qui nous est donné à voir. Une impression de lire des histoires déjà écrites par tout un dispositif incapable de voir autre chose, bref des grilles de lecture qui ne parlent pas vraiment mais qui ne font que chambres d'écho. Il n'est pas question de nier la brutalité et la bêtise ambiante qui surgit dans la répression dans un ordre qui se maintient, ni non plus de chercher une forme de sympathie pour les policiers. La génération qui a vécut les contestations du CPE a encore trop d'images et de souvenirs d'un pouvoir qui dérape et d'une population qui se laisse aller à l'indifférence. Il y a ensuite cette autre frustration qui est celle d'une impression de vide, non pas en soi et de nos vies déjà bien remplies mais de la vacuité du dispositif de régulation de nos vies, sa normalisation, sa juridiction etc. Le bio-pouvoir disons. Une impression difficile à définir car elle souligne une période de changement et de glissements ; une impression que je vais tenter de décortiquer sans doute maladroitement. Les lignes de tensions idéologiques ne recouvrent plus vraiment les étiquettes, les extrêmes montent et aspirent la force de ce chaos. Il y a à la fois une source de frayeur et d'espoir. Il me semble important d'écrire pour partager une expérience et rester lucide face au poid de l'époque et ainsi offrir une clé de lecture qui soit ni génératrice ni symbolisation de la peur. Plus que d'espoir, il y a d'abord un besoin de confiance que le changement n'est ni le chaos ni un appel à la résignation.

On assiste en ce moment à la répétition du récit de la contestation en images (les rangs de part et d’autre), en mots (d’ordre, de manifeste, de slogans et de chants), en actions sociales (les manifestations, les occupations) et en interactions (règles et contre-règles, propositions et contre-positions/contestations) mais il y a aussi en ce moment une possibilité de voir la disparition ou la désorganisation de l’ordre qui l’entoure. Cela va du l’anomie qui semble habiter la classe politique avec ses mesures désespérées et des forces de l’ordre qui sont exténuées et au bord de leur propre dissonance cognitive qui en est à manifester en se positionnant comme victime d’une haine. Cela pourrait être légitime car au fond en les regardant de près, on se rend vite compte que c’est une certaine peur du terrain qui les agite et qui les font réagir.

Les flics de rang sont aussi une autre forme de jeunesse. Comment lire autrement ce genre de moments qu'un moment de peur et de panique à la fois chez les manifestants que chez l'agent isolé, sans recours à sa chaine de commandement, prêt donc au dérapage :

Medialien - ''You'r being filmed ! Chill out! '' | Facebook

Ils obéissent en tant que corps individuels et collectifs à des scénarios qui ne correspondent pas à la réalité. Ils sont dans une performativité de l’ordre qui ne fonctionne plus et ne participe plus qu’à une hallucination qui devient de plus en plus opaque. Il y a aussi Nuit Debout qui ressemble de plus en plus à la reconstitution fractale de ce que sont et ont été les syndicats. Le signe le plus distinctif de l’occupation d’un certain vide est la multiplication de la forme Nuit Debout à des formes de corporatisme (Médias Debout, Education Debout, etc) ne faisant pas qu’actualiser des luttes mais en les inscrivant dans des formes inédites d’engagement. C’est le décalage entre cette souplesse (un mouvement qui ne s’arrêtera pas avec le sort de la loi travail) et la rigidité des formes sociales institutionnalisés (les forces de l’ordre, les classes sociales de pouvoir, les rituels de contestation) qui donne avoir des pistes sur ce que veut dire vivre aujourd’hui, travailler et habiter une ville, parler à son voisin et se trouver en tant que personne. Tant de questions et des solutions nécessaires laissées à l’abandon du chacun pour soi, des argument de tradition ou des nostalgies fictionnelles.

Dans les formes modernes de travail, il y a aussi cette idée de flexibilité. Au cours d’une vie, nous aurons plusieurs métiers, nous devrons apprendre de nouvelles choses. Disparu le modèle des générations précédentes où les gens étaient censés accepter une vie linéaire éducation, métier, retraite. Mais au fond, c’est aussi une flexibilité des identités. Au cour d’une même journée, on pourra bien être salarié, puis citoyen puis amis, puis consommateur. Les forces de l’ordre et de surveillance ne sont pas adaptés du tout à ce mode d’être. Ce que j’ai vu hier soir est à la fois la défaite de la confrontation du nombre multiplié par la force. A plusieurs reprises, nous étions simplement beaucoup moins que les CRS. Assez peu même pour pouvoir disparaître tout en apparaissant sur leur vidéo comme n’étant pas dans un rapport de force et donc insaisissable sauf pour des raisons arbitraires ce qui irait rapidement vers une assimilation à de l’abus de pouvoir. En tant que corps discipliné à une hiérarchie, un cordon de police se rapproche de la foule qu’elle cherche à contrôler. Elle souffre des mêmes inerties, des rigidités et des tensions qui permettent de la contrôler et de la provoquer. Les systèmes de règles, d'ordonancements par décrêts sont rapidement contournés par des solutions ad-hocs. Dans un autre cadre, l'usage des répéteurs humains pour contourner l'interdiction de dispositifs éléctriques d'amplification pendant Occupy.

Nous en sommes à ce point où les conflits et les débordements ne semblent plus que créés ou provoqués par l’ordre lui-même montrant son propre paradoxe. Au niveau politique, Nuit Debout n’existe que parce que le gouvernement impose une mesure à la fois impopulaire et qui touche à ce qui régit nos vies dans le contexte du capitalisme contemporain. Le mouvement ne fait que suivre la chaine de causalité d’une source de souffrance à l’autre en allant vers les ordres supérieurs. Au niveau stratégique, il devient de plus en apparent que les manifestations de contestation se transforment en émeute que dans l’échange graduée de violence et donc de la force en présence. La police nationale et la gendarmerie n’ont qu’un petit nombre de solutions spécialisées à proposer tournant autour du contrôle dont la visière indique la possibilité d’un dialogue alors que les partisans d’un changement autant traversé de l’inertie des mentalités proposent d’autres formes d’interactions.

La fluidité des formes de jeu semblent être une bonne piste pour comprendre à la fois le décalage ambiant et ce qui en échappe en se situant dans des mouvements comme Nuit Debout. Un phénomène qui pourrait disparaître bientôt mais qui n'est que le signe d'un possible dont nous avons de plus en plus besoin et dont la forme est aujourd'hui celle qui parle de notre temps, qui s'organisera crescendo donc avec sa propre répétition.

Dans la désorganisation/réorganisation du pouvoir actuel, il y a cette opposition entre les jeux de simulation permettant aux dirigeants à contrôler par la parole, aux policiers à contrôler une foule, toujours donc dans une économie et une mesure de l'autre puis entre des jeux plus ouverts dont les règles à écrire, en mouvance dont la violence est circonscrite à la simulation pour être évacuer dans son en-dehors et donc se préparer à un ordre qui ne prépare plus à la violence et aux rapports de force mais la réduit à un jeu pour mieux se comprendre.

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