Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

14 Billets

0 Édition

Billet de blog 8 avril 2024

Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

La poussière et les muets

Récit d'une saison estivale des moissons par un saisonnier agricole dans l'Ouest de la France. Un texte écrit à l'été 2018.

Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Alors que la Guerre en Ukraine déstabilise le monde agricole et paysan européen, secoué par des vents de colère et de désarroi depuis plusieurs mois, j'ai tenu, dans l'attente de publier prochainement d'autres articles inédits, à exhumer deux textes écrits en 2018 et 2019, des suites d'une expérience en tant que saisonnier agricole dans une coopérative. Ils n'avaient jamais été publiés. Ce premier volet entend rendre hommage à ces ouvriers sans qui la moisson estivale ne pourrait avoir lieu, et à mettre en lumière leurs conditions de travail.

Illustration 1

  Le mois de juin s’étire encore un peu tandis que de jeunes saisonniers endossent la casquette d’une coopérative agricole dans les campagnes du Nord-Ouest de la France. Après une journée de formation sommaire sur les consignes de sécurité, le statut de l’entreprise et les spécificités du site, les femmes sont prêtes à travailler. Les jeunes hommes ont une journée de plus afin de se familiariser avec les engins agricoles. Une visite médicale, quelques minutes de conduite, et les voilà prêts pour entamer leur période d’essai.

La plupart du temps, les jeunes recrues rejoignent des équipes déjà en place depuis quelques jours. Il faut compter sur une bonne fortune pour ne pas se retrouver seul sur le site, à l’ouverture, sans l’accueil d’un collègue pour présenter les cellules de grains. Vierge de toute expérience, sans savoir pratique, ignorant les méthodes d’analyse du grain, incapable d’armer le bras du télescopique. Il faut tâtonner. 

Le novice subit remontrances d’un responsable inconnu au téléphone, insultes de transporteurs colériques et pressés, détresse d’agriculteurs sous tension et les caprices du soleil bruyant des sommets de l’été toute la journée durant - car battre met les nerfs à vifs.

Les yeux rivés vers le ciel, les traits tirés, la poussière sur les joues, les hommes guettent, scrutent, spéculent, esseulés et nus, à la merci du temps. Si l’un se lance, l’ensemble de la communauté s’empresse de le faire, ou bien moque son geste précoce. La moisson est une danse mimétique ; le soleil y rythme la cadence, la pluie les silences. En quelques jours, la consécration de toute une année, l’ultime bataille, qu’on nomme familièrement la bourre. L’air est empli de chaleur et d’angoisse. Sur les épaules du saisonnier, le fardeau des peurs et des pertes, entre ses mains la victoire.

Les sites de stockage crient d’abord leur décrépitude. Voilà déjà quelques jours qu’orge et colza sont battus. Le hangar d’un entrepôt spécifique ne doit, selon les consignes de sécurité, contenir que 100 tonnes tout au plus. Les responsables, lors de visites impromptus, ne manquent pas de rappeler la vigilance à tenir, les règles à respecter et les pauses à privilégier. Le dos tourné, ils appellent ensuite et imposent un cahier des charges, intenable sans entraver les consignes énoncées auparavant. Le hangar contiendra 500 tonnes.

La pression des grains sur les murs fend l’édifice. A ces fêlures s’additionnent les nombreuses signatures des conducteurs novices qui, par inadvertance, écorchent l’enceinte de l’acier du godet. La nuit, un torrent de blé déchire les façades et s’engouffre dans les brèches. Chaque matin, les ouvriers, à l’aide du véhicule, referment les plaies béantes du mur en poussant les lèvres de pierres à l’aide du godet crissant. L’ossature du hangar se décroche de temps à autre lorsqu’un agriculteur trop pressé omet de baisser sa benne et emporte la gouttière avec. La capacité de production et la taille du matériel agricole ne sont plus adaptées à la vétusté d’entrepôts des années 70.

Le saisonnier tente de satisfaire ses supérieurs qui exige vitesse de l’exécution contre agriculteurs qui demandent à stocker convenablement un grain dont ils tirent fierté et bénéfice. Or, sur des sites en friches, avec des cellules déficientes, aidé d’une vis fosse intermittente, il faut être capable de ne pas mêler colza, orge, blé et triticale tout en veillant à ne pas placer la production sur des gravats afin de ne pas altérer sa qualité. Les saisonniers se voient affublés d’une tâche absurde qui consiste à évacuer la plus grande quantité de grain possible, par le biais des transporteurs, afin d’en accueillir de nouveau. Et malgré le passage chaque demi heure d’un quarante-quatre tonnes afin de soulager l’entrepôt, le niveau ne cesse d’augmenter. Il faut désormais mettre sur l’herbe, dans les cailloux et envisager le gâchis de dizaines de tonnes de culture- soit environ deux cents euros la tonne. Le responsable se plaint des pertes, l’agriculteur de la condition de stockage et le transporteur d’une tâche sans fin.

Les incidents sont nombreux, et les responsables, si démonstratifs en cas de réussite, disparaissent comme des ombres une fois les difficultés survenues. Les jeunes équipes se trouvent alors seules à devoir gérer pannes et conflits. Une vis fosse bloquée, un agriculteur ivre, un pneu éclaté, et l’impératif de la cadence oblige à agir. Les dangers n’importent plus. Monter dans un godet à six mètres, suspendu dans le vide pour retirer le blé mouillé, risquer ses doigts dans une benne cassée, replacer les plaques d’acier à l’aide d’un godet, tenir en funambule sur un toit de taule sans harnais à une dizaine de mètres de hauteur, sont autant d’initiatives aussi nécessaires que condamnées. Le dilemme du travailleur se résume à accepter ou partir. L’amplitude de ses gestes est immense, pourvu qu’il n’y ait aucun accroc: le moindre échec ferait de lui un coupable.

Il faudrait également souligner l’âpreté particulière de la condition féminine. Un pas de travers et les rumeurs prolifèrent, les tâches s’alourdissent, les mots se brusquent, jusqu’à ce qu’on se surprenne de son départ. Parfois, seule la nuit, accompagnée d’un saisonnier de son âge, une jeune travailleuse fondra en larmes, tandis que l’homme, décontenancé, s’apercevra avec remords de sa maladresse. On le licenciera sur le champ, le vouant au naufrage de l’alcool, et elle, blâmée, regrettera à son tour sa plainte, désormais trop lourde à porter en face du visage fermé des hommes médisants.

Oui, les premières journées sont rudes pour le novice. Le soleil, la sueur et l’amertume du colza rance occupent ses douze heures de travail. En période de bourre, il peut travailler plus de soixante heures par semaine de jour comme de nuit. Incapable de conduire le télescopique, il refuse souvent sa pause déjeuner pour terminer son travail inachevé, un paquet de sablés sur les cuisses, et continuer jusqu’à la tombée de la nuit. Certains travaillent toute leur première journée sans quitter le volant des mains, écrasés par la demande et l’absence de relai.

Une fois la conduite acquise, ils apprennent qu’ils auraient dû passer le permis CASES au grand agacement des transporteurs. En effet, la conduite des jeunes est souvent peu orthodoxe. Ignorant tout du fonctionnement de l’engin, ils apprennent seuls un art brut. On a vu de jeunes saisonniers racler le goudron avec le godet en soulevant les roues avant de deux mètres au moins au-dessus du sol. D’autres basculent la machine en dépliant de tout son long le bras et se voient alors tanguer dans un mouvement de balançoire.  En général, le chargement au télescopique d’un saisonnier novice fait bondir le cœur d’un transporteur. La simple vue du godet effleurant sa benne génère en lui une vive colère que les mains agitées et les cris exultent.

Un critère déterminant pour fixer le prix du blé est l’humidité. Les responsables sont intransigeants: ne rien céder. Pourtant, seule une infime partie des récoltes est abritée des averses diluviennes de juillet. L’agriculteur dépité observe ses cultures gâchées par des trombes d’eau. Les plus compréhensifs sont silencieux, au reste le courroux, et l’impuissance du saisonnier.

Le patois couplé aux syllabes estropiées sont à l’origine de longues scènes de théâtre. Parler ne mène que trop souvent au malentendu. Le corps venge alors la langue en vertu d’une conduite souple, de l’agile manière de saisir la pelle et des veines gonflées. C’est une règle; ici la langue est maladroite, le geste habile. Les explications deviennent sourcils froncés et poings tendus, les remerciements se fondent dans une étreinte. La poussière et le bruit battent dans l’air jusque tard le soir et bruissent contre les fenêtres des lotissements à proximité. La sieste des enfants est interrompue, les parents toussent, l’orge gratte l’épiderme et une fois encore, le saisonnier tente de soulager les maux autant que faire se peut.

Et c’est l’incertitude qui ne cesse de nouer son estomac. Le temps file entre ses doigts, au rythme d’une vie orchestrée au gré des impératifs. Sans pouvoir jouir des contreparties, on le réduit à la précarité de l’intérimaire. Son contrat CDD est signé entre deux séances de pelletage dans la cour, les conditions sont murmurées du bout des lèvres, et la signature expédiée, car la moisson n’attend pas. Ce qu’il retient seulement de la courte entrevue est la manière de contourner la limite légale du temps de travail.

Un jour comme les autres, il apprend le décès d’une collègue. Sur la base voisine, la malheureuse fut écrasée par un engin, dans le feu de l’après midi, enfouie sous un nuage de poussière. On ne s’en étonne pas ; et l’on reçoit les indications de la direction :  il n’en faudrait pas un de trop. Alors, les saisonniers se taisent et noient les questions à la tâche. C’est une tragédie disent quelques-uns, et l’on pourrait se contenter de décrier le jeu malin des circonstances. Mais c’est oublier que le tragique prévient, et le crime est là.

Il est des fois où le ciel dit une belle couleur, et où l’on s’empresse de fermer le site pour sortir du bourg obscur, car les édifices, bien qu’assez humbles, y taisent la lumière. On roule jusqu’à un champ de blé, dans le tendre bruissement des épis, où aucun monument enfin ne lui fait outrage.

Un morceau de baguette garni de rillettes suffit à faire le repas. Pour le reste, c’est  essentiellement les jardins qui pourvoient aux besoins; le panier du début de saison est comblé de cerises jaunes et vermeilles, de fraises charnues, de groseilles et de framboises, que l’on cueille la veille dans le jardin accompagné d’un petit frère, puis elle sont remplacées à mesure par la prune, la figue parfois, et la pêche enfin si les dernières battues débordent au commencement du mois d’août.

Il y a également une coutume, selon laquelle on assaisonne le café d’une larme d’eau de vie, et tandis que l’un verse la goutte, l’autre couvre ses yeux d’une main ouverte, ou détourne le profil pour ne pas avoir à interrompre le service. Oui, le travail assoiffe l’homme. La bière est ainsi la boisson la plus commune : virgule de repos, elle sert aussi de monnaie d’échange contre des faveurs entre villageois, transporteurs et travailleurs. En ces chaleurs, l’alcool d’anis est particulièrement sollicité et les permanents savent avoir la main lourde lorsqu’ils servent leurs saisonniers. L’ivresse rafraîchit les tempes et aide à reprendre la pelle pour retourner dans les cellules poussiéreuses.

Dès six heures le matin, les bouteilles d’apéritif sont rangées dans les portières de semis. On trinque à chaque chargement. La démarche d’un transporteur en fin de journée, hésitante et maladroite, soulève l’éclat des jeunes saisonniers. La chorale des klaxons, le burlesque des ordres, la course des engins dans la cour, le crissement du godet sur le goudron, les heures ajoutées sur une fiche, la satisfaction de la bonne pesée, les montagnes de blé dévalées, jaunes et chaudes dans la lumière, le gué que l’on rejoint à la fin de la journée pour se désaltérer, sont autant de simples instants partagés par les travailleurs à peine sortie de l’adolescence.

Ils jouissent d’un bref répit durant l’intervalle qui sépare la moisson de l’orge de celle du blé. La cour se tait quelques jours avant le rugissement des machines tandis que l’on récure à la pelle et au balai afin d’accueillir le grain. Attablés au comptoir poussiéreux de l’ancien magasin, ils mélangent les petites pièces de dominos de leurs paumes aplaties et jouent au matador. Le soleil cogne malgré tout les fronts nus, et le ciel s’étire en nuances roses le soir. Une bouteille d’anis espagnole trône à leurs côtés, et disparaît sous la table lorsqu’une benne de colza, d’abord de son ombre sur l’allée, et d’elle toute entière enfin, s’invite au portail; à voix basse, ils jurent ainsi d’être interrompus.

Parfois, lorsque le soleil frappe la nuque et qu’ils pellettent la cour, certains se risquent à quitter leur poste, et plongent dans un étang à quelques pas de là. L’eau rafraichissante sur la peau rend l’effort tolérable. Des enfants du village viennent de temps à autre demander le prix de dix kilos de blé pour nourrir quelques bêtes. Et malgré l’interdit, on charge des sceaux remplis dans un coffre pour les conduire chez eux. Là, une maison dénudée, une mère en tablier affairée à plumer l’oie, son sourire et ses cernes.

En rentrant sur le site, les saisonniers s’attroupent autour d’une antenne de radio grésillant, empoignent quelques bribes au vol. Le transporteur se charge d’annoncer le score du match à chaque course - l'équipe de France est en huitième de finale contre l'Argentine, les bennes se déversent dans la cour, le blé ruisselle en de grandes dunes dorées dans lesquelles les oiseaux nichent. Un jeune travailleur s’y est assoupi quelques instants; une légère brise souffle sur lui, et le ciel se voile maintenant.

Un soir à la mi-août, un appel le congédie poliment.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.