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Billet de blog 11 septembre 2023

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Itinéraire d'un Hazara en exil : l'enfance au Sarjangal

Premier épisode de l'itinéraire d'un Hazara en exil. Shahram, réfugié afghan âgé de 25 ans et résidant à Nantes, revient sur son parcours qui l'a mené jusqu'en Europe. Ce premier acte retrace son enfance dans une province au Nord-Est de l'Afghanistan, et les raisons qui ont motivé son exil.

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Cet article a été réalisé d’après le témoignage d’un Afghan exilé issu du peuple hazara, âgé de 25 ans, et qui réside aujourd’hui à Nantes. Par mesure de précautions, son nom a été modifié. L’article sera publié en trois épisodes organisés chronologiquement : L’enfance au Sarjangal / La traversée par la route de la Méditerranée orientale / Le dédale européen. Un entretien libre de trois heures a servi à restituer l’essentiel de la trame manuscritement pour en faciliter la compréhension, complété par des informations glanées lors d’échanges informels. Chaque partie sera accompagnée de fragments audios issus des entretiens, et ponctuée par un morceau de musique choisi par Shahram.

Au printemps 1998, en Afghanistan, dans le district de Lal wa Sarjangal situé entre Hérat et Kaboul, et plus précisément, dans le hameau de Dahan-e-Sange-Khalil, un couple de petits paysans hazaras donne naissance à leur premier enfant, Shahram. Le petit village est composé de quatre maisons qui abritent pour chacune d’elle une famille cultivant la terre aux alentours : du blé, des pois de toutes de sortes, de l’arachide, et parallèlement, élevant des bétails de moutons et de chèvres. Dahan-e-Sange-Khalil se situe sur les hauts plateaux, cerné par les reliefs abrupts des montagnes, tandis qu’un lit de rivière serpente en contrebas du village et fertilise la plaine. Isolé de tout, on y accède à dos d’âne, de cheval, ou à moto.

Les premiers souvenirs de l’enfant remontent à l’âge de 4 ans, lorsque sa mère lui concocte une bouteille d’Ayran, cette boisson turque à base de lait fermenté, afin de patienter dans les champs lorsqu’il accompagne ses parents. Il joue là, sur une couverture, empoignant les mottes de terre ou le museau baveux des chiens de troupeaux dans l’attente. C’est à cet âge que son frère est mis au monde. Il se remémore, la pêche du poisson à mains nues dans l’eau vive, de l’instant où il faut saisir la masse indistincte et visqueuse nageant à contrecourant dans les remous, et que l’on cuit après, triomphant, dans une crevasse sur la berge. Que privé d’un ballon, il faut agglomérer une boule de tissus de vêtements usés, que l’on pétrie, que l’on tasse, pour la scotcher et s’essayer aux premiers dribbles dans la poussière brune. Mais ces souvenirs d’allégresse et de jeu restent infimes.

C’est en esquissant un sourire qu’il déclare le jour de l’entretien, qu’aussi longtemps qu’il se souvienne et jusqu’à cet instant présent, l’essentiel de ses souvenirs aient été régis par la nécessité du travail qui ne s’est jamais interrompu, et ce, dès l’aube de sa vie. Les notions de jeu et de candeur qu’on rattache à l’enfance, il ne les appréhende qu’en Europe, en Allemagne et en France où il s’établira. Il découvre avec étonnement ces établissements préservés, les crèches, où les parents déposent leur progéniture le jour de travail, et où d’autres adultes, dont c’est le métier, les gardent. Ces lieux où l’on s’éveille, où l’on apprend à lire et à écrire ; et il ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse mêlé de jalousie devant ce spectacle.

Dans son imaginaire, le labeur manuel, éreintant, s’oppose toujours à celui de l’intellectuel, du bureau, synonyme à la fois de liberté, de repos et de prestige.  Mais passons… Pour l’heure, c’est sa mère qu’il revoit, harassé le soir, qui s’écroule sur sa couche. Elle travaille beaucoup pour aider aux champs – dès le bas-âge, son fils aîné souffre de la voir ainsi penchée toute la journée durant, exténuée, et se promet qu’il mettra un terme à ses calvaires à l’avenir, car la jeune femme a le dos rompu et connaît déjà des problèmes de cœur. Il se souvient devoir aller à dos d’âne rejoindre le dispensaire de fortune éloigné du hameau enclavé, l’y emmener, ou aller chercher une boîte de médicaments pour apaiser ses douleurs.

Capsule audio - La mère

Puis, c’est la silhouette évanescente d’un père, aimant malgré ses silences et son absence. Une figure de protection et d’autorité qui ne l’accompagnera que les huit premières années de sa vie avant de disparaître, mais assez tout de même pour lui laisser un héritage indélébile. Le petit cultivateur, besogneux, est absorbé par la terre qui réclame de lui toutes ses forces afin qu’elle procure assez : de quoi nourrir sa famille et vendre le reste au district. Shahram se souvient de ses remontrances pour que l’enfant daigne aller à l’école coranique, apprendre les rudiments des écritures entre quatre et huit ans ; de la transmission d’une sagesse ineffable, de la science du ciel, des bêtes et des étoiles, et alors, tout particulièrement, des premiers cours d’équitation, à sentir battre le pouls de sa monture, l’odeur du crin, le maniement des rênes, gestes qui lui reviendront plus tard, lorsqu’il parcourra les rues de Nantes à deux-roues motorisé dans la nuit, affublé d’un sac Uber Eats.

Or parmi ces impressions confuses, un épisode se détache et lui revient avec plus d’acuité désormais. Il se remémore une conversation charnière avec son père, d’un lègue qui l’avait empli d’honneur, et allait le charger d’une mission dont il ne pourrait plus jamais se départir. Cet entretien en confidences, à l’âge de 6 ans, allait inaugurer sa vie consciente – étant entendu qu’il n’est pas dans le district de Sarjangal d’âge de transition, de mue qu’on qualifie d’adolescence. Que l’enfant saute à pieds joints dans le quotidien du labeur, de la sueur et des obligations qu’est celui des adultes, confronté à l’impassibilité d’un monde où l’innocence est exilée et où chaque jour se joue son propre destin et celui des siens. Ce père qui pressentait peut-être déjà le danger, sa disparition prochaine, se hâtait de couronner son aîné en tant que chef de famille par substitution.

Il fallait le mandater d’une tâche que l’enfant porterait au cœur toute son existence durant, une tâche dont il pourrait s’enorgueillir avec nostalgie, fort de la confiance qui lui était faite. Peut-être son père a-t-il ébouriffé sa tignasse en bataille ; peut-être a-t-il déposé sa main sur son épaule ; ou peut-être, simplement, a-t-il préféré lui parler en pénétrant son regard, sans geste, pour signifier la solennité de l’instant. Quoiqu’il en soit, en ce jour particulier, Shahram héritait du flambeau des responsabilités qui se conjuguaient sur les lèvres du père, aux vœux de prospérité et de richesse comme une bénédiction. Cette discussion avait eu l’effet immédiat d’un rite d’adoubement, opérant définitivement un renversement dans l’esprit du jeune hazara.  Cet homme qu’il admirait, et confie-t-il, qu’il aurait aimé tenir plus longtemps près de lui. 

Capsule audio - Le père

L’immense théâtre des steppes et des montagnes du Sarjangal est un grand espace indompté. Shahram, lorsqu’il atteint l’âge d’aller mener seul les troupeaux, se souvient prêter attention aux oreilles dressées de ses chiens, soudainement pétrifiés, et de leurs regards tendus vers l’horizon, alertés seulement par une traînée de poussière au loin. De mauvaise augure, ces signaux laissent présager une myriade de périls : la tempête à venir, aussi bien qu’une meute de loups sauvages appâtée par la chair fraîche de son bétail, si ce n’est une jeep vrombissante, anodine pour le mieux, ou abritant des hommes en armes au visage enrubanné. La nuit est un mystère où surgissent les démons tandis que les bruits et le vent s’élèvent de la plaine. De telle sorte qu’il est strictement défendu aux enfants de sortir du hameau lorsque le soleil décline.

D’innombrables superstitions véhiculées par les générations successives esquissent le monde magique du petit berger, croyances qu’il emportera avec lui jusqu’en Europe – comme il continuera à sentir la présence de djinns terrés dans certaines caves de restaurants où il doit passer la serpillère au crépuscule. Elles puisent leur source dans l’imagination des habitants fécondant l’inconnu qui les cerne et essayant de justifier les phénomènes subis et inexpliqués.

Ces contes, devenus au fil du temps sagesses populaires, pouvaient traduire les fléaux qui s’abattaient sans raison sur ces familles retirées, et bouleversaient leur destin – il ne s’agissait bien souvent que du ver corrupteur de la politique ou de l’Histoire venues briser la paix autarcique de ces villages. Sa mère, lorsque Shahram s’en va déplacer les bêtes vers d’autres pâturages, le défend formellement d’approcher du djinn qui prend l’apparence d’une femme à la poitrine dénudée et proéminente. Le succube se promène le long des sentiers escarpés, le sein exhibé, et charme les bergers étourdis en leur proposant de les allaiter. S’ils ont le malheur de succomber à la tentation, c’est la promesse pour les familles de ne plus jamais revoir les leur passer un jour le seuil du foyer. Cette légende avait le mérite d’éveiller les plus jeunes à une prudence indispensable à la survie, d’aviser des dangers réels qui pouvaient menacer, en plus d’apporter une justification à toutes ces familles dont un membre avait disparu inopinément sans laisser de trace.

Son père, quant à lui, le met en garde précocement contre la venue potentielle de cortèges errants, accompagnés de troupeaux, et qu’on appelle Kuchis. Ces nomades traditionnels pachtounes viennent tenter de s’installer là afin de ravir la terre des locaux, par les armes parfois, et repartent aussitôt les sols épuisés. Une menace confirmée lorsqu’à l’âge de huit ans, Shahram est témoin d’un assaut de leur part, incendiant plus d’un hectare des terres de sa famille et de ses voisins.

Capsule audio - Les Kuchis

Parmi les foyers qui composent Dahan-e-Sange-Khalil, un toit abrite la famille de son oncle, le frère de son père. Ce dernier, longtemps professeur, s’est mis à travailler depuis peu pour le gouvernement, dans les services de l’armée. Une nouvelle qui ne tarde pas à parvenir aux oreilles de milices talibanes qui vivent aux abords de la région. Vient le jour, comme tant d’autres fois, où le père de Shahram doit s’absenter un temps, se rendre à la capitale afin de vendre des têtes de bétail.

Rien n’indique qu’il faille se méfier davantage. Il emprunte la même route qu’à l’accoutumée, censée le mener à Kaboul, s’assure de son paquetage une dernière fois, embrasse les siens, et, en selle, lève une main en guise de salut. Mais cette fois-ci, les pots-de-vin ne suffiront pas ; la main levée est un adieu qui ne sait pas encore. Arrêté lors d’un contrôle de routine à un checkpoint tenu par les fondamentalistes armés, il est arrêté et abattu par faute d’appartenir à la famille d’un mécréant.  

Après cet épisode funeste, c’est à l’aîné de la famille qu’incombent toutes les responsabilités du ménage. Il a huit ans. Le père laisse derrière lui deux fils et son épouse enceinte d’une cadette. L’oncle prend alors Shahram sous son aile et l’engage à des fins personnelles. S’il inscrit ses enfants à l’école, il refuse l’admission de son neveu, le consacrant exclusivement à des travaux forcés. En plus de devoir s’occuper des troupeaux et des cultures, Shahram est exploité par son aïeul qui le bat fréquemment, obligé de l’accompagner à Kaboul pour des commissions. L’oncle ne retient pas ses coups.

Les affrontements sont de plus en plus rudes à mesure que l’enfant grandit et ose tenir tête ; parfois, si la clavicule ne rompt pas, c’est sa cheville qui se brise – ce faisant, Shahram présente les stigmates des blessures passées en retroussant ses vêtements pour attester ses paroles. À cela s’ajoute désormais les raids des milices talibanes qui abordent le hameau à intervalles irréguliers. Les miliciens menacent le jeune homme, le moleste pour qu’il indique le lieu où se cache son oncle : « Ton oncle, où est-t-il ? Nous savons qu’il est au service de l’armée. Il devra nous rendre des comptes tôt ou tard. Ta mère, ta sœur sont les prochaines sur la liste ». Les années passent ainsi dans la crainte. Les intimidations continuent crescendo : les champs sont parfois incendiés, les habitations fréquemment saccagées. Un jour, une descente sonne le glas comme l’ultimatum. C’est le point de bascule.

Huit hommes parviennent jusqu’au village à moto, munis d’armes de poings et de kalashnikovs. Shahram est alors âgé de 14 ans. Ils s’emparent de lui et commencent à le torturer sous les yeux de sa famille. Les hommes exaspérés d’attendre mettent en scène l’exécution, doigt sur la gâchette, jusqu’au moment où sa mère, effondrée, s’interpose entre les ravisseurs et son fils. Elle implore de lui laisser la vie sauve. Ils cèdent, et confient en partant une missive manuscrite qui exige de l’oncle qu’il cesse toute activité avec le gouvernement, ou bien ce sera le massacre du village en représailles. Mis au pied du mur, l’oncle démissionne, et prépare confidentiellement un dossier d’extradition pour partir en Nouvelle-Zélande.

Capsule audio - Le dernier raid

Il s’exile avec sa famille, cédant ses terres au neveu et à la veuve qui s’avèrent être un cadeau empoisonné. Désormais, il n’est plus aucun rempart entre le jeune hazara et les talibans qui n’interrompent pas leurs assauts. Face à la menace permanente, sa mère, un soir au coin de feu, l’intime de partir. Son fils écoute. Les flammes éclairent son visage. Viendra le jour où, en raison de son âge, les hommes n’auront plus la clémence d’autrefois. Il a seize ans et demi alors ; et il médite silencieusement, remuant la cendre et la braise. À contre-cœur, Shahram acquiesce. 

© Taher Khavari

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