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Billet de blog 14 août 2023

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Témoignage d’un prisonnier politique de la Primera Línea colombienne

À Cali, le 15 juin 2022, quelques jours avant les élections présidentielles, 9 participants de La Première Ligne sont incarcérés. Ils avaient joué un rôle notable dans le soulèvement social survenu un an plus tôt en Colombie. Après une année prostrés dans les limbes carcérales, ils continuent à plaider leur innocence. L'un d'eux, Yofren Alberto Angulo, témoigne.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dimanche 6 août 2023. Il est 23 heures en France ; 16 heures en Colombie. Nous parvenons enfin à joindre Yofren Alberto Angulo, ancien vocero de La Première Ligne (nom donné aux jeunes des quartiers pauvres qui ont défendu le soulèvement social historique du printemps 2021), depuis sa cellule basée dans la prison de Palmira, ville du sud-ouest de la Colombie, où il est parvenu à obtenir un téléphone portable pour une heure d’entretien. Un timbre grave et relâché grésille par intermittence au téléphone, faisant entendre l’accent hispanique des populations afro-descendantes. Lui et huit de ses camarades ayant participé au mouvement dans la ville de Cali ont été arrêtés par le gouvernement le 15 juin 2022, soit un an après l’estallido social, et quelques jours seulement avant les élections présidentielles. Depuis lors, ils n’ont de cesse de clamer leur innocence. Si cet article n’entend pas reprendre le détail de la persécution judiciaire des activistes, déjà analysée avec clarté par Lundimatin  qui revient sur ses motivations politiques : "Colombie : Le procès très politique des jeunes de la première ligne" ; il entend néanmoins, en narrant l’expérience de l’un des presos políticos du mouvement, rappeler la force créatrice d’un tel soulèvement social, et mettre en lumière leur combat et leur condition recluse, hélas toujours d’actualité à l'heure où ce papier est publié.

Illustration 1
Yofren Alberto Angulo en tenue de Première Ligne durant le Paro.


Qui es-tu ? 


« Je suis né le 16 mars 1995, au sein d’une famille paysanne afro-colombienne, à Magüi Payan, dans le département de Nariño sur la côte Pacifique. J’ai grandi dans une région abandonnée par l’État, principal théâtre des affrontements entre les bandes armées de la guerre civile. Sur notre territoire, la violence est le pain de tous les jours, et la pauvreté, un principe vital. À 12 ans, alors que le conflit armé s’intensifie, je dois commencer à travailler. Je connais mon premier déplacement forcé qui m’amène à rejoindre Magüi – jusqu’à maintenant, j’habitais en périphérie, dans un vereda (équivalent d’un hameau). Là, je travaille quelques temps dans des épiceries et magasins de toutes sortes, mais en 2014, mon frère s’engage dans la guérilla chez les FARC. Ma vie change complètement. Je décide de me retirer dans la campagne reculée pour travailler dans les mines, l’agriculture et la pêche. Je ne veux pas me battre. À cette époque, le président en vigueur Juan Manuel Santos entend reprendre les négociations de paix avec la milice, alors, les dissidents cherchent à accentuer leurs recrutements, et se mettent à enrôler de force les jeunes de la région. Pour nous, la jeunesse de la Côte Pacifique, il n’y a que deux choix : la vie d’un paysan pauvre, ou celle de soldat dans un groupe armé illégal. À l’âge de 20 ans, n’ayant connu que la campagne et la guerre, je décide de partir à Cali pour envisager un autre avenir. Ce sera six années plus tard, dans cette ville, au printemps 2021, que je participerai à l’estallido social qui m’a amené derrière ces barreaux. »

Qu’est-ce qu’a été la Première Ligne de 2021 ? Quel a été ton rôle ? 


« D’abord, il faut parler du contexte qui a précédé le mouvement. On venait de connaître la pandémie et la quarantaine, synonymes pour beaucoup de famine, de chômage, d’isolement et de répression. Les gens se contenaient mais ça bouillonnait. Ça faisait un moment qu’ils voulaient faire quelque chose face à la situation. » Le 28 avril 2021, l’appel du Paro Nacional est lancé contre la réforme fiscale proposée par le ministre des Finances, Alberto Carrasquilla Barrera. Cette fois-ci, le fouet de l’austérité ne passe pas. La réaction déborde les cadres traditionnels des protestations sociales. Communautés indigènes, travailleurs, étudiants, jeunes de quartier s’agrègent contre le gouvernement d’Iván Duque pour initier un mouvement social sans précédent qui durera près de trois mois. L’engagement de Yofren dans la Première Ligne se fait spontanément, sans préméditation. Pourtant, il sera l’une des figures du point de résistance de Puerto Resistencia, dernier bastion à avoir tenu à Cali, sur les 22 points structurés autour des arrondissements de la ville ; de ceux que l’on nomme voceros, les leaders sociaux désignés par la rue. Ce jour-là, vers 8 heures du matin, Yofren comme à son habitude quitte sa maison pour rejoindre « une tante qui habitait à Llano Verde, un quartier proche du mien, celui d’Antonio Nariño. Et la première chose que j’ai remarqué d’inhabituel en chemin, c’était qu'il y avait des étudiants et des jeunes de quartiers qui bloquaient la route avec des palettes et des pierres pour empêcher la circulation. La police essayait de les expulser. Un peu plus loin, j’ai vu un cortège de 40 personnes qui défilait joyeusement, en chantant et en dansant. C’est ce qui m’a attiré, je sentais que je devais les rejoindre, et eux se dirigeaient à la marche organisée. Ce jour-là, je ne suis pas allé voir ma tante ! Je suis rentré chez moi dans l’après-midi pour me reposer un peu, et là, j’ai entendu des gens de mon quartier qui disaient qu’à Puerto Resistencia, il y avait des affrontements entre les manifestants et l’ESMAD (brigade anti-émeute). Dans les jours suivants, avec mes amis, on restait sur nos gardes, on récoltait des échos de ce qui se passait. On entendait que la police essayait de tuer les gens sur différents points de résistance qui commençaient à se structurer. Alors le 30 avril, je décide de rejoindre Puerto Resistencia où je vais m’établir pendant toute la durée du Paro. »


Yofren s’attarde sur l’organisation de la place foisonnante de Puerto Resistencia, lieu symbolique de la résistance : 


« La première quinzaine de jours, l’État n’a rien eu d’autre à nous proposer que la violence et la répression. L’ordre de Diego Molano, alors ministre de la Défense, c’étaient les balles.  Mais on continuait à défendre notre droit à vivre et à manifester pacifiquement malgré les morts et les disparus.  Il y avait une grande solidarité, avec toutes sortes d’activités : de la musique, du théâtre, des projections de film, des évènements organisés par les étudiants, des artistes. On s’organisait en assemblées quotidiennes. Et ce qui a vraiment fédéré, c’était la olla comunautaria, cantine populaire faite par les mamans du quartier aux manifestants. Les gens ne voulaient plus rentrer manger chez eux, c’était devenu un espace convivial de partage. » Le vocero insiste sur la portée du geste : « La marmite communautaire c’était aussi en vue de souligner un des principes fondamentaux du Paro, qui était d’en terminer avec la faim, d’assurer la souveraineté alimentaire de toutes et tous. Le fait de gérer la nourriture c’était échapper à l’emprise du système, ne plus rien attendre de l’État, et de rappeler que le peuple se sauve lui-même. […] Au moment où on a réussi à faire tomber la réforme, qu’ils ont destitué Carrasquilla, le peuple s’est rendu compte qu’il voulait davantage. On demandait à l’État le paiement d’une dette historique avec le peuple colombien. On réalisait qu’on avait des villes assez importantes qui ne disposaient pas de système d’eau potable, comme Buenaventura, alors que c’est un des ports les plus importants du pays. Le peuple s’est réveillé avec ce mouvement. » 


Grisés par leurs premiers acquis, forts de cette conscience retrouvée, les manifestants envisagent une remise en cause totale des fondements de la société colombienne. 


« Au cours du mois de juin, nous, les jeunes, avons commencé à nous demander quel héritage nous voulions laisser avec cette lutte. Si le Paro prenait fin, quelle serait la suite ? Est alors née l’idée de construire un monument pour exprimer la mémoire du point de résistance, et le sentiment qui a inspiré le soulèvement. La première idée qui a surgi c’était le poing serré de la résistance, en honneur aux camarades défunts. Tout le monde mettait sa pierre à l’édifice : les papas du quartier coulaient le ciment, les grafiteros le peignaient… Mais devant un tel projet, les membres des forces publiques ont redoublé leurs attaques : ils ne supportaient pas de voir ce travail collectif inscrit dans la ville. » Une provocation d’autant plus intolérable que les œuvres des insurgés remplaçaient alors les statues des conquistadors espagnols déboulonnées au début du mouvement, comme celle de Sebastián de Belalcazar, fondateur de la ville. Celui que l’on baptise El Monumento a la Resistencia, haut de près de 10 mètres, représente en opposition la main de Kay Kimi Krachi, dieu Maya de la bataille. « Le 13 juin a été inauguré le monument de la résistance avec une grande fête. Puerto Resistencia était quasiment l’unique point à demeurer en place. Alors qu’on approchait de la fin de l’estallido, la place était totalement assiégée. Dès qu’un membre de la Première Ligne sortait des rangs, il était immédiatement arrêté. Le 26 juin 2021, ils ont envoyé 1200 agents des forces publiques à Puerto Resistencia. Ce jour-là je n’étais pas là, mais ils ont évacué le lieu. Ça nous a détruit l’âme et le cœur. »

Illustration 2
El Monumento a la Resistencia - Cali

L’épilogue du mouvement et la reconversion de Yofren dans la médiation sociale : 


Dès le mois de mai, afin de juguler l’énergie sociale de la rue, l’administration de la ville de Cali avait commencé à mettre en place des mesas de negociación (tables de dialogues) avec les participants du mouvement. Dans le même temps, des escadrons de la mort et des milices paramilitaires prêtent main forte à la police et continuent à sévir, souvent composées par la gente de bien, ces « bons citoyens » qui chérissent l’ordre, ne veulent pas perdre leurs acquis, et constituent l’assise du pouvoir en place. Le président Iván Duque avait très vite donné les pleins pouvoirs à l’armée sur la ville, dirigée alors par le général Zapateiro, pour réprimer la contestation. Les disparus, les blessés et les morts se comptent par centaines. Des fosses communes sont mises au goût du jour. Yofren est de ceux qui prennent part à ces instances en tant que délégué, car devant les périls, celles-ci font miroiter l’espoir d’une sortie apaisée tandis que le mouvement commence à montrer des signes d’usure. « Je faisais ça, parce que je pense qu’après avoir manifesté, on doit proposer et agir. » La crainte partagée par les mobilisés est celle du retour à la normale. Le Paro doit parvenir à transformer l’essai par tous les moyens.  Pour se rendre à ces négociations, Yofren est exfiltré du point de résistance par des membres d’organisations humanitaires qui assurent une veille de protection. Là-bas, il se fait porte-parole, et présente avec d’autres un cahier de doléances avec des programmes d’employabilité, de sécurité alimentaire, d’éducation qui venaient répondre aux demandes de la rue. Pendant ce temps, les points sont démantelés progressivement, la rue désertée.  

Après le mouvement social, Yofren a trouvé sa voie. Il veut continuer à agir en tant que médiateur social. Pour assurer la réinsertion des jeunes de la Première Ligne, la mairie de Cali met en place des dispositifs institutionnels, dans des maisons communales de quartier. Yofren et ses camarades se présentent au CMJ (Consejo Muncipal de Juventudes). Leur connaissance du terrain, et l’influence qu’ils ont obtenue dans les barrios font d’eux des relais précieux afin d’intervenir dans ces zones défavorisées. Il énumère brièvement le panel d’interventions dont il est missionné : réaliser des ateliers de pédagogie politique auprès des jeunes qui avaient l’habitude de rester durant ces trois derniers mois sur les points de résistance laissés vacants, organiser des maraudes, porter assistance dans des projets collectifs, repérer et encadrer les cas de détresses psychiques... « Mon travail était de faire le lien entre les gens dans la nécessité avec des organismes ou des acteurs capables de les aider ». Tout semble aller pour le mieux pour le jeune homme qui semble avoir trouvé sa vocation. Mais contre toute attente, un an après l’évacuation de Puerto Resistencia, et quatre jours avant les élections présidentielles, Yofren est incarcéré en raison de sa participation à la Première Ligne. 


Incarcération, persécution judiciaire et résistances carcérales : 


« Moi et mes camarades avons été arrêtés le 15 juin 2022. Au début, nous étions détenus pour sept chefs d’accusation : entre autres ceux de meurtre, de destruction de biens publics, de port illégal d’armes… Mais faute de preuves, et grâce à nos avocats, ils ont été obligés de retirer six d’entre eux, pour n’en laisser qu’un à l’heure actuelle : celui de séquestration (secuestro simple atenuado). Régulièrement, le parquet tente d’imputer des crimes à notre dossier, et nous devons passer en audience pour démentir ces accusations - comme ce 8 août par exemple où nous allons devoir contester l'accusation calomnieuse de deux homicides. À chaque fois il faut faire appel. C’est un jeu d’usure permanent entre la défense et le procureur. »

Parallèlement à son travail en tant que médiateur social, Yofren s’était mobilisé en politique depuis décembre, et participait à la campagne de Gustavo Petro aux côtés de sa vice-présidente, Francia Marquez. Premier président de gauche à être élu en Colombie le 19 juin 2022, il incarne alors, pour bon nombres des participants au mouvement, l’espoir de voir se concrétiser leurs désirs de changement. Que les arrestations aient eu lieu quelques jours seulement avant le scrutin n’est pas anodin. L’instance judiciaire qualifie la Première Ligne d’« organisation criminelle » et ses membres sont accusés d’être des délinquants infiltrés. Il faut sans doute y voir l’intimidation du pouvoir cherchant à raviver les tensions à la veille des élections, en faisant planer une menace sourde sur le scrutin. Aussi, régulièrement, des collectifs militants interpellent le gouvernement en place sur la situation des prisonniers politiques. Le collectif @chuzoresistencia, par exemple, exigeait encore au mois de juillet dernier via une campagne sur les réseaux, la liberté de leurs camarades injustement détenus : « NO SE VIVE SABROSO CON LOS COMPAS EN EL CALABOZO ».


« Tout au début de l’incarcération, dans la prison de Jamundí, c’était très difficile. On était alors neuf membres de la Première Ligne à avoir été capturés. À la fin du mois de janvier 2023, des camarades ont décidé de faire la grève de la faim. On a rejoint le mouvement et on s’est cousu les lèvres - principalement pour exiger l’établissement d’une table de négociations avec le gouvernement national ; mais nous exigions également d’être isolés des prisonniers de détention commune, parce que c’était dangereux pour notre intégrité personnelle, à la fois psychologiquement et physiquement. Nous l’avons interrompue après 6 jours, parce que des représentants du gouvernement sont venus nous voir. Et nous avons obtenu des compromis de sécurité. D’autres réclamations, bien que promises, sont demeurées en suspens.  […]  Au mois de mai, on est parvenus à être transférés de la prison de Jamundí avec mon groupe, dans une cellule distincte des autres détenus, sur le site de Palmira, et dans des conditions plus tolérables. […] Au mois de juillet 2023, on a fait une autre grève de la faim avec les camarades. Mais j’ai dû arrêter au bout de 8 jours car j’étais malade. » Après cette dernière bataille, ils ont finalement installé la table de négociations avec le gouvernement, initiée le 16 juillet.

L’espoir du « Colectivo la Hermandad », une mission mémorielle et réparatrice : 

Aujourd’hui, dans l’attente de leur libération, Yofren et ses camarades mûrissent la création d’un collectif : "Colectivo la Hermandad" (Collectif de la Fraternité). Sa mission ? Impulser une initiative qui s’inspire de la Commission de la vérité du conflit armé colombien, mais qui concernerait cette fois-ci les exactions commises durant l’estallido social, dans le but d’obtenir une juridiction exceptionnelle telle que la JEP entamée en 2017 (Jurisdicción Especial para la Paz) - un programme de justice transitionnel conçu afin de briser le cycle de la violence et des représailles, en exorcisant les crimes perpétrés depuis maintenant près de 60 ans de guerre civile, et d’ainsi envisager les fondations d’un avenir apaisé.   

« Pour nous, c’est très important de visibiliser toutes les problématiques apparues de violations des droits humains dans le cadre de l’estallido social, et de la situation dans laquelle nous nous trouvons comme prisonniers politiques. Je ne peux pas parler au nom de tous les jeunes de la Première Ligne. Mais en ce moment nous sommes jugés par la justice ordinaire, et le mouvement a été un conflit armé asymétrique contre la population. Nous aimerions visibiliser nationalement et internationalement ces faits pour que les personnes qui travaillent pour les droits humains puissent faire la médiation dans cette persécution politique et juridique de l’État Colombien. »


Depuis l’entretien, des informations ont été communiquées par Yofren qu’il tient à diffuser. Il souhaite mettre en lumière un autre collectif de prisonniers nommé Jonatan Sabogal (du nom d’un jeune décédé dans la prison de Tuluá dans un incendie en juillet 2022, après une rixe survenue à l’intérieur) et qui a fait un appel vidéo pour dénoncer les conditions de détention à la prison de Palmira : "Huelga de hambre de jóvenes privados de la libertad". Ce collectif avait participé conjointement avec les prisonniers de La Première Ligne à cet acte de protestation pour exiger une table de négociation :"Detenidos en el paro nacional de 2021 exigen mesa de diálogo con el Gobierno". Dans l’appel vidéo, David Bernal, étudiant en ingénierie agricole de l’Université nationale de Bogotá et porte-parole de ce collectif estudiantin contestataire, réclame : « des soins psychologiques et physiques, la sécurité, ainsi que la reconnaissance en tant que sujets politiques afin de pouvoir se rendre à une table de dialogue ». Les détenus font notamment mention de camarades ayant tenté de se suicider en raison des graves conditions dans lesquelles ils se trouvent détenus. 

NOS ESTAN MATANDO - Hymne musical de la Primera Línea © Yoky Barrios y el Barragan X AstrallBas

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