« Les faits sont les faits. Et qui dit que le ciel est bleu quand il est gris prostitue les mots et prépare la tyrannie » — Albert Camus, Le Socialisme des Potences (1957)
Le jour se lève sur Téhéran – la capitale iranienne, lovée au pied de la chaîne de montagne Alborz, avec ses 9 millions d’habitants. Un brouhaha confus se superpose à l’image. Des voix persanes, le vacarme, l’imminence d’un basculement. Cette ville, qu’on ne verra plus avant sa chute ; les grues, les tours écroulées dans le dos de ce vieil homme, un magnat de l’immobilier, ridé, décrépi. Un tableau comme une allégorie qui reprend la sourate 99 du Coran, celle qu’on appelle az-Zalzalah (le séisme), qui dépeint la punition divine et le Jugement Dernier. Celle que ce chômeur, licencié suite à la faillite de son entreprise, doit réciter par cœur devant son nouvel employeur. Ses jambes croisées, ses hésitations, ses maladresses, filmées en plan fixe, sans que jamais la figure d’autorité n’apparaissent au spectateur – seulement une voix, une main, et le huis-clos insoutenable d’une théocratie à bout de souffle que toute la société iranienne conspue – ou lorsque l’état de fait entre en contradiction avec la superstructure politique odieuse de la République Islamique dont les fêlures et l’hypocrisie sont mises au goût du jour. Les Chroniques de Téhéran, film choral, éclair, réalisé par le duo Alireza Katami et son ami Ali Asgari nous l’annonce : ce n’est plus qu’une question de temps.
Un projet cinématographique qui entre en résonance avec l’Histoire :
Aux côtés de ce chômeur interrogé sur les fondations de sa foi, l’une des saynètes du long-métrage met en scène un réalisateur venu trouver un accord et des financements pour son film. Son nom : Ali. Même procédé technique : plan fixe, un interlocuteur également figure d’autorité en contrechamp, qui sera cette fois-ci un agent de la censure et de contrôle, délégué du ministère des arts, et chargé de passer au peigne fin les scénarios afin de les rendre conformes aux vues du guide suprême. Une mise en abîme pour les deux réalisateurs, un caméo à peine dissimulé, qui témoigne de la condition des artistes sous le régime, l’ignorance de ces censeurs n’ayant que pour seul ouvrage de référence le livre saint dans leur bibliothèque, un drapeau fait de bandeaux rouge, vert cernant l’emblème de l’Iran et le noir des uniformes en guise de seules couleurs. Ce livre dont chaque artiste est contraint de s’inspirer, sans pour autant le calquer à lettre près, sous peine d’être estimé profane. Le dialogue orwellien se conclut par le réalisateur effeuillant une à une les pages de son script jusqu’à ce que son œuvre ait perdue toute substance ; et son soupir.
Alireza Khatami, en exil depuis 2004, était revenu en 2022 pour réaliser son film avec son binôme. Ils racontent notamment leur rencontre, leur aversion première et respective, leur respect mutuel mêlé à leurs différents esthétiques puis leur rapprochement, l’entente, et l’amitié[1]. Le tournage commence avant la mort de Mahsa, le 16 septembre 2022, qui va embraser tout le pays. Le duo reprendra son travail au printemps de l’année suivante – enrichissant son script des évènements passés. Et c’est sans doute là, la force du cinéma iranien, de savoir saisir l’air du temps, d’exprimer la voix d’un peuple, et qui, en contrepoint, nous rappellent l’hermétisme du cinéma français, ses tapis rouges, et ce nombril qui l’obsède. On se souvient encore l’année passée de Hit the Road, de Panah Panahi, road-movie superbe, universel, qui dépeignait l’exode d’une jeunesse sans avenir ; ou encore, de Leila et ses frères, par Saeed Roustaee, diffusé en France quelques semaines avant que l’écho de Jin Jiyan Azadî ne traversent les frontières pour nous inspirer. Son actrice principale, Taraneh Alidoosti, avait été incarcérée ; son réalisateur est dorénavant interdit de tourner au pays. Jafar Panahi avait été arrêté et prostré à Evin en juillet 2022 – une grève de la faim lui a permis il y a peu d’échapper aux geôles. Golshifteh Farahani avait dénoncé le silence de Asghar Farhadi.
Les cinéastes iraniens, et quoique l’on pense de leurs opinions politiques, ont la générosité de peindre une société interclassiste, d’être au cinéma, ce que Dostoïevski est à la littérature ; leurs œuvres font écho au réel, au quotidien de leurs téléspectateurs, en ne résolvant rien, mais en déployant les voix multiples et contradictoires de sujets fictionnels autonomes - et la censure oblige à rivaliser d’inventivité pour traduire formellement cette résistance, faire usage de liberté.
Dans une masterclass à Turin, Abbas Kiarostami revendiquait la nécessaire contrainte dans la poésie, la métrique des haikus, qui permettent l’art véritable ; la bride qui rend possible la liberté – évoquant le souvenir de ces activistes et artistes prisonniers qui, dans leurs cellules, sculptaient des statues avec la mie du pain qu’on leur procurait, ou inspirés simplement par un rayon de lumière passé à travers les barreaux[2]. En Iran, les artistes sont traqués – la création comporte un risque inhérent. Il ne s’agit pas alors d’espérer l’établissement d’une dictature afin que le cinéma français soit à nouveau irrigué par le mouvement de la vie, d’avoir l’indécence de dire que seule la censure engendre les chefs d’œuvre – mais que l’argent, la complicité des artistes avec les forces du pouvoir, les salons douillets, ne produisent qu’un art narcissique, verbeux, et qui manque l’essentiel pour s’élever à ce titre ; que le public s’empare d’une œuvre qui échappe alors même à ses architectes.
Un film choral et prophétique :
Neuf chapitres. Neuf prénoms. Neuf voix. Neuf visages. Neuf habitants de Téhéran ou de Karaj. Neuf acteurs. Le regard de cette jeune femme qui défie la bureaucrate émissaire de Dieu, convoquée car prise en photo par un radar tandis qu'elle était au volant, et dévêtue de son voile. Elle est rasée court ; il s'agissait en réalité de son frère. Ce père désemparé au recensement de son fils qu’il veut appeler David, le prénom du poète préféré de son épouse absente. Cette lycéenne dénoncée par le concierge aveugle qui dit l’avoir reconnue, accompagnée par un homme à moto devant l’établissement. Son tour de force pour effrayer sa bourrelle, et cette saynète, qui particulièrement, rappelle un autre long-métrage iranien, qui dépeignait une jeune institutrice, victime et bourreau malgré elle d’une société qui l’étouffe[3]. Le duo de réalisateur mobilise Arendt pour rendre compte d’une société totalitaire, dissonante, et cette banalité du mal, tandis que les opprimés deviennent en dépit d’eux-mêmes un des rouages de l’oppression, un œil de l’État, de la censure et de la répression.
Cette écolière qui refuse de porter la tenue monotone pour la rentrée scolaire et danse entre les cabines d’essayage. Cet homme obligé de se dénuder pour exhiber le poème de Rûmî inscrit en tatouages sur sa peau, pour obtenir son permis. Cette femme, solaire, venue chercher son chien à un commissariat après qu’on lui a ravi dans les rues de la capitale. Le jus d’orange de la corruption, et cette jeune femme venue de la banlieue de Karaj, harcelée par un magnat immobilier libidineux.
De l’autre côté, neuf ombres. Neuf anonymes. Neuf contrechamps. Neuf représentants de l’autorité. Nous ne voulons pas parler de la peur, sinon du courage rappellent les réalisateurs. Et – il faut ajouter ce qu’ils ne peuvent pas dire eux-mêmes en raison des risques qu’ils encourent - parler de la désobéissance, d’une société morcelée, l’état d’un corps civil qui refuse tacitement les règles théocratiques, la fausseté d’un pouvoir corrompu et schizophrène. La folie d’un monde où les discours ne désignent plus la réalité, où les mots ont été prostitués, et consacrant encore ce que Confucius voulait signifier, lorsqu’il écrivait que lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté.
La force de ce film, en plus de sa matière organique, de sa polyphonie, c’est sa forme. Ces saynètes, dialogues privilégiés entre l’opprimé et l’autorité, ces échanges absurdes allégés par l’humour noir et les joutes subliminales, construits comme des nouvelles : leur concision et leurs chutes qui désarçonnent toujours. Une forme inspirée par un genre poétique arabe et persan, dans lequel deux êtres échangent sur des problématiques sociales et politiques : un débat contradictoire, des vues antinomiques sur un thème spécifique. Toutes classes sociales, tout âge sont dépeints – avec, peut-être, la restriction de l’Iran au périmètre de sa capitale, l’absence notable alors d’un réfugié afghan, d’un Turc, d’un Pakistanais, d’un Kurde ou d’un Baloutche qui auraient leurs places aux côtés des Iraniens mis en scène à l’écran. On ne peut pas tout dire en à peine plus d’une heure. Ce qui est déjà fait est assez remarquable. Mais c’est la dernière scène, et le visage révélé du magnat industriel, qui dit beaucoup de l’acuité politique du pamphlet – car l’homme n’est pas coiffé d’un turban, n’est pas une figure de l’autorité religieuse, un bassidji, un mollah, ou un pâsdârân . Non, c’est une figure agonisante de la bourgeoisie iranienne, signifiant ainsi le visage des réels détenteurs du pouvoir, et l’apparat islamique qui n’est que le prétexte de Tartuffe des businessmen et des affairistes.
Aujourd’hui, avec la recrudescence des velléités martiales entre Israël et la République Islamique, les drones, les ambassades torpillées à Damas, l’écho des révoltes qui secouent le pays depuis 2009, puis en 2019, et en 2022, quand est-ce que le vernis théocratique s’effritera ? Que l’état de fait sera sanctionné par la révolution tant attendue ? C’est l’heure du Jugement Dernier ; Téhéran tremble ; il n’est plus qu’une question de temps.
Le film est encore dans les salles de l’hexagone.
Pour les Nantais, une diffusion est organisée à l’occasion de l’événement « L’Iran en révolutions de 1979 à 2024 », à l’espace Cosmopolis, le 7 mai prochain, au cinéma Kartoza, et initié par le Collectif Femme Vie Liberté de Nantes, constitué par la diaspora iranienne en soutien à la révolte de 2022.
« Expositions, Films, Conférences, Concerts…
Le 16 septembre 2022, Mahsa Amini, jeune Iranienne d’origine kurde, succombe aux coups de la police des moeurs pour « port incorrect du voile ». Son décès déclenche l’un des plus importants mouvements de contestation contre la République islamique depuis son instauration, en 1979.
Cette révolte, portée par une jeunesse qui n’a rien connu d’autre que le régime des Mollahs prend très vite le nom de Femme, Vie, Liberté. Les forces de sécurité peinent à contenir ce mouvement qui fédère femmes et hommes et le répriment avec violence. Une répression à huis clos alors que les journalistes n’ont aucune possibilité de travailler en Iran. Aujourd’hui encore, les arrestations, les procès expéditifs, les exécutions se poursuivent (au moins 834 en 2023).
Si les manifestations se sont estompées sous le coup de cette répression féroce, le soulèvement se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes, et les observateurs estiment que plus rien ne sera comme avant.
L’espace Cosmopolis propose, du 8 avril au 30 mai 2024, un focus sur l’histoire récente de l’Iran, de la révolution islamique de 1979 à la révolte Femme, Vie, Liberté. »
Au programme : des expositions, conférences, films, concerts organisés avec Géopolis-Brussels, le Collectif Femme, Vie, Liberté – Nantes, l’association Chat d’eau, la Ligue des Droits de l’Homme, la Géothèque, le Cinématographe, les éditions Ça et là, le Katorza, le Centre culturel franco roumain.
Une bande annonce :
Les liens vers l’évènement « L’Iran en révolutions de 1979 à 2024 » :
https://cosmopolis.nantes.fr/evenements/iran-en-revolutions/
https://cosmopolis.nantes.fr/wp-content/uploads/2024/03/Prog_2404_Iran_en_Revolutions.pdf
Pour suivre le Collectif Femme Vie Liberté Nantes :
https://m.facebook.com/people/Femme-Vie-Libert%C3%A9-Nantes/100086646098754/
[1] Interview with Ali Asgari and Alireza Khatami : We Don’t Want to Talk About Fear, We Want to Celebrate the Courage by Marina D. Richter
[2] Brigitte Delpech, 10 jours avec Abbas Kiarostami, 2023.
[3] Sina Ataian Dena, Paradise (Ma dar Behesht), 2015.