Le Déserteur ou l’amant, refuznik malgré lui ?
« Mon bouclier fait aujourd’hui la gloire d’un Saïen. Arme excellente, que j’abandonnai près d’un buisson, bien malgré moi. Mais j’ai sauvé ma vie. Que m’importe mon vieux bouclier ! Tant pis pour lui ! J’en achèterai un autre tout aussi bon[1]. »
Archiloque, fragment 13.
De la Grèce archaïque, celle du VIIème siècle avant J.-C., il nous reste des poussières, bribes transmises et relayées par les scribes chrétiens, celles préservées par les flammes des incendies et des guerres, avec sans doute comme pièces emblématiques, les épopées d’Homère. Pour autant, à la même époque, et avec une renommée équivalente à celle de l’aède, il y eut un poète-mercenaire, originaire de l’île de Paros, qui a initié un genre nouveau : la poésie lyrique. On l’a appelé Archiloque. Il narrait son quotidien martial, ses désirs et ses craintes avec comme pierre de voûte sa subjectivité, l’inscription du « je » dans le poème. On ne reviendra pas sur les raisons de cette omission, l’éclipse dont il est sujet. Néanmoins, ce qui retient l’attention, c’est ce contrepied, cette irrévérence du poète qu’on dit être bâtard, aussi fils de prostituée et d’esclave, qui dépeint l’anti-modèle héroïque encensée dans l’Iliade. Ici, courage, gloire, sacrifice, valeurs inscrites dans la destinée d’Achille, sont raillées par le mercenaire. Le héros de la colère a payé la rançon de la gloire. Frappé au talon, il avertira Ulysse dans les enfers, lui confessant le regret de sa mort prématurée, de son orgueil, et d’une réputation à laquelle il avait toujours travaillé, mais qui, en comparaison de la vie, de la lumière terrestre, des choses simples, de sa terre et des siens, n’était tout compte fait qu’une consolation futile.
Shlomi, le protagoniste du Déserteur, est mobilisé à Gaza à l’âge de sa majorité pour participer à l’opération « Heures d’été », une « manœuvre anti-terroriste » menée par Tsahal. Le soldat attend les yeux écarquillés dans la nuit – des rafales le font tressaillir, des roquettes scintillent par la lucarne. Il attend, cigarette aux lèvres, le visage déposé contre l’épaule de ses compagnons de régiment. Puis, c’est un cri, l’ordre de se lever, et les combats qui reprennent. Le jeune soldat ne parle pas. Ses yeux paraissent humides et opaques. On ne sait pas ce qu’il pense. Soudain : c’est la course. Se préserver des tirs en épiant par les fenêtres, éviter les sentinelles de Tsahal, une bande d’enfants palestiniens qui cherchent un endroit où se cacher, mettre en joug cette vieille femme emmitouflée d’un kéfié, bras levés, lorsque Shlomi, le visage couleur charbon, coupe à travers les masures. Puis, une jeep, et un cadavre au sol. Shlomi s’embarque. C’est la fuite. Avant de faire vrombir le moteur, il jette son casque vert, qui roule à terre, avant de s’immobiliser. Qu’importe ce vieux casque – Shlomi aura tout le temps d’en acheter un autre, à Tel-Aviv. Et puis, il ne s’agit pas d’une désertion comme les autres… Shlomi va revenir. Il n’imagine pas encore les conséquences de son geste. Il est juste amoureux, de Shiri, qui travaille dans un restaurant gastronomique de la cité israélienne. C’est l’histoire d’un jeune homme qui veut revoir son amour avant son départ pour le Canada. C’est l’histoire d’un jeune homme israélien qui veut servir sa patrie. Ou bien… ?
Un refuznik de circonstances :
A l’instant même où Shlomi entame sa fugue, une batterie de Free Jazz accompagne l’image, accompagnant le mouvement interne du jeune homme, sa rébellion, tout au long du film. On ne s’était pas encore préparé au conte kafkaïen que nous réserve le réalisateur. Le jeune homme va, au cours de son escapade, retrouver les membres de sa famille et échapper aux griffes des gradés. Sa quête permet ainsi de dresser une fresque de la société israélienne, interclassiste et intergénérationnelle. Mais Shlomi, toujours en mouvement, toujours entouré, guetté, épié ; Shlomi, toujours en fuite, est en décalage. Il n’a jamais le temps de se laver et les premiers mots de Shiri lui seront adressés sous forme de reproche ; lorsqu’il parvient à dénicher une pastèque dans les terres aux abord du champ de bataille, lorsqu’on lui sert une assiette servie dans le restaurant étoilé de son aimée, il dévore, sans souci des convenances, d’une traite, affamé et dénote ainsi des citoyens israéliens à ses côtés ; il garde pendant longtemps, son arme de service en bandoulière qui n’interpelle aucun passant dans les rues – indice d’une violence quotidienne et accoutumée, sa tenue kaki de réserviste. Aussi lorsque les sirènes retentissent, que la terre se met à trembler, que les Israéliens, habitués à ces alarmes, se couchent à terre en attendant que l’averse ne passe et l’accalmie soit faite, Shlomi, lui, reste debout, attablé au comptoir, ou continue de pédaler à contre-sens dans les rues de Tel-Aviv. Plusieurs fois, ses yeux sont filmés, brillants, comme s’il allait s’effondrer dans la seconde. Mais Shlomi ne cède pas et continue à courir. Il ne peut pas croire ce qui arrive. Il ne peut pas croire lorsque, dans l’épicerie, il voit son visage sur l’écran de télévision, et que son kidnapping présumé secoue le pays au point d’avoir entamé des représailles contre la population innocente de Gaza. Son père, cardiaque, ne doit rien savoir. Shiri ne comprendra pas. Sa mère lui glissera les clefs de la jeep dans les mains en l’embrassant, pour nous, retourne au front, implore-t-elle dans les toilettes de l’hôpital après l’avoir giflé. Le couple d’expatriés sionistes d’origine française qui l’avait d’abord remercié sur la plage pour son dévouement aura tôt fait de rattraper le déserteur qui leur a dérobé portefeuille et chemise. Seule sa grand-mère, isolée et sénile, l’accueille, le nourrit à son appartement le temps d’un après-midi, et daigne éteindre la télévision, taire pour une minute de répit les chaînes d’info en continu, la propagande guerrière du gouvernement, pour danser en duo sur la voix de Mercedes Sosa.
Shlomi n’est pas Tal Mitnick, membre du réseau Mesarvot, qui avait manifesté publiquement son refus de servir Tsahal, de perpétuer le massacre en cours, signant une lettre commune à 200 lycéens israéliens. Au lendemain des attaques du 7 octobre, il avait dénoncé la réforme judiciaire promulguée par le gouvernement et le contrôle d’Israël sur la Cisjordanie. Il avait, pour cette raison, écopé de deux peines de prison de 30 jours[2]. Shlomi n’est pas Sofia Orr[3]. Shlomi n’est pas ce refuznik héroïque, militant, conscient. Shlomi est amoureux ; et en temps de guerre, l’amour est de trop. Ses yeux brillent. Peut-être est-ce dans la chambre de la petite-sœur de Shiri, lorsqu’il révèle qu’il a déserté, lorsqu’il confie à propos de la guerre que le pire, c’est de s’y habituer, que l’on comprend l’implacable conditionnement social qui pousse la jeunesse israélienne à se sacrifier pour les colons, la peur et l’anxiété nourries par les mass media, la voix de Netanyahu en trame de fond qui vocifère à travers un poste de radio ou sur les télévisions aux quatre coins de la ville, dans chaque demeure, avec ces terminologies nationalistes, obsédées par la défense et les terroristes à éliminer. Particulièrement précieuse, la peinture de la Tel-Aviv menacée constamment par les roquettes, le front arrière, sa vie sociale, l’hédonisme et la menace de la guerre entremêlés, les épanchements génocidaires et racistes d’une population civile sous les néons du bar lounge et la musique des Black Eyed Peas. Ce sont les intérieurs américanisés des appartement israéliens qui contrastent avec les habitations palestiniennes ravagées de l’introduction. Tout cela aide à se figurer la réalité sociale au-delà des schémas monolithiques et désincarnés souvent partagés. Et il faut adresser une mention spéciale à l’acteur principal du film, Ido Tako. Le secret d’une interprétation si juste ? Sa préparation, et l’école Stanislavski, un entraînement rigoureux, une fatigue incarnée, un tournage linéaire pour épuiser l’acteur sur le modèle de la direction d’acteurs d’un Ken Loach qui choisit de soumettre les dialogues à ses comédiens le jour du tournage afin de saisir l’émotion sur le vif ; le sang et le souffle qu’exigeaient une interprétation fidèle au désarroi du déserteur.
Les coulisses de la réalisation du film :
Tandis que l’on découvre chaque jour des charniers à Gaza, que les puissances impérialistes font les autruches et s’abstiennent dans les cours pénales internationaux fantoches, qu’elles répriment les étudiants et chercheurs mobilisés sur les campus du monde entier, vendent les armes pour accomplir le massacre, qu’elles se taisent en face des ruades de leur allié déchaîné qui s’en prend désormais aux ambassades de la République Islamique d’Iran à Damas pour envenimer la région, et alors que les élection étasuniennes s’approchent, avec la victoire probable de Donald Trump, laissant envisager un potentiel retrait des troupes américaines de l’Ukraine afin de se concentrer sur la question du Proche-Orient, la sortie d’un tel film ne pouvait pas tomber plus juste.
Pourtant, c’est avant les attaques du 7 octobre, et comme il le confie, avec deux ambitions, que Dani Rosenberg avait écrit le scénario du film. Il tenait à prolonger une tentative échouée de désertion qu’il avait faite lorsqu’il était lui-même en service, et d’imaginer ce qui aurait pu advenir s’il avait eu le courage d’aller au bout de son geste – le réalisateur, assoiffé, était revenu sur ses pas après plusieurs heures, sans qu’on ait découvert son départ. En même temps, il voulait dépeindre la montée irrépressible de fanatismes religieux d’un côté, réactions financées par la République Islamique, encouragée en même temps il y a peu par Netanyahu lui-même pour briser l’influence de l’Autorité Palestinienne, et de l’autre côté, première, permanente, la violence d’un terrorisme d’Etat, d’un nationalisme guerrier et colonial au pouvoir en Israël. Il voulait signifier l’imminence de la guerre, entretenue par une spirale de violence, et le jeu fatal et tragique agencé par les puissants qui fait toujours payer l’addition aux peuples.
La plupart des scènes sont tournées à proximité de la frontière avec la Cisjordanie, du côté israélien, dans le village arabe de Oulansawe. Quant aux scènes de fuite parmi les décombres, c’est digitalement que le décor a été réalisé, sur le modèle des ruines du village de Beit Hanoun à Gaza, après son bombardement par l’armée israélienne durant la guerre de 2014. Lorsque l’attaque du 7 octobre survient, Dani Rosenberg est d’abord accablé – ses distributeurs refusent une sortie en Israël, son propos est inaudible à l’heure où les refuzniks préfèrent se cacher et bénéficier d’une dispense médicale pour laisser l’arme, que toute expression de fraternisation des peuples, de solidarité sont réprimés par les voix sionistes. C’est finalement le retour d’un ancien étudiant de l’école de cinéma où il donnait cours, qui va l’encourager, lorsqu’il lui confiera son émoi après le visionnage du film, son empathie pour Shlomi, et la solitude qu’il éprouve à parcourir les rues d’une capitale où les gens rient, dansent, à l’arrière, tandis que le front, à une heure seulement de la ville, fait battre la poudre et le sang[4].
Quand est-ce que le lilas poussera dans les casques des soldats ?
On a lu des « critiques », qui estimait le propos du long-métrage ambigu, timoré. On a lu certaines qui reprochaient la narration exclusive du point de vue israélien. Et pourtant, c’est avoir la vue basse, et manquer l’essentiel sans doute. A l’heure de l’état d’urgence, de l’union nationale sioniste pour la guerre, et, répétons-le, de l’épuration ethnique des territoires occupés, qu’est-il possible de dire dans la société israélienne ? Comment désobéir ? Viendra le temps des Apocalypse Now[5], des Platoon[6] et Full Metal Jacket[7]. Il y aura, un jour, la possibilité d’écrire et de filmer, hélas à titre mémoriel, les walkyries, les soldats, la démesure d’une époque, un génocide qui aura été financé, soutenu, encouragé – par l’impérialisme américain et l’OTAN, par les gouvernements des pays arabes et leurs complicité tacite ; ses hordes de jeunes soldats qui, après avoir vidé leur chargeur sur un cortège en exil dans l’attente de l’aide alimentaire, prennent un selfie avec les sous-vêtements de leurs victimes ; les charniers ; la destruction systématique des centres d’archives ; le bombardement des hôpitaux ; les sévices, viols et les tortures. Il y aura tout cela. Lorsque le temps viendra, que la fièvre meurtrière aura été assouvie, que le temps aura passé, et les présidents à la tête des gouvernements auront changé pour s’excuser à demi-mots des décisions menées dans le passé par leurs Etats respectifs.
Avec Le Déserteur, pour le moins, il y a déjà eu l’œuvre de la jeunesse sacrifiée par l’extrême droite de Netanyahu, celle des refuzniks, des soldats qui, eux aussi, rêvent de café, de paix, de tendresse, et de lis blanc.
... We He Walks Away
The ennemy drinking tea in our hut
Has a horse in the smoke. And a daughter who has
Thick eyebrows. A pair of brown eyes. Hair
Long as a night of songs on her shoulders. Her picture
Does not leave him whenever he comes to us asking for tea. But he
Does not speak to us about her affairs in the evening, and about
A horse left by the songs on the top of the hill.../
... In our hut the enemy relaxes without the rifle,
He leaves it on Grandfather's chiar. And he eats our bread
As would a guest. He dozes a little on
The bamboo seat. He strokes our cat's fur.
And he constantly says to us :
Don't blame the victim !
We ask him : Who is that ?
And he says : Blood that the night does not dry.../
The buttons on his tunic shine as he leaves
Good evening and greet our well
And the fig trees. And tread gently on
Our shadow in the barley fields. Greet our cypress
On the heights. And do not leave the house door open
At night. Do not forget that
The horse is afraid of aeroplanes,
And greet us, there, when Time allows
These are the words we would have liked
To say at the door... he hears them very
Very well, and he hides it with a quick cough
And casts it aside.
Why does he visit the victim every evening ?
And memorize our proverbs like us ?
And repeat our very songs
About our very appointements in the holy place ?
Were if not for the pistol, reed pipe would blend with reed pipe.../
...The war will not end so long as the earth
In us revolves around itself!
So let us be good. He asked us to be good here
And read poetry to Yeat's pilot :
I do not love those whom
I defend, as I do not hate
Those who are at war with me...
The he comes out of our wooden hut.
And walks eighty metres to
Our house of stone there on the edge of plain.../
Greet our house, O stranger
Our coffee cups
Are still as they where. Do you smell
Our fingers over them ? Do you tell your daughter with
Her plait and thick eyebrows that they have
An absent owner,
Who wishes to visit them, for no reason...
But to enter their looking glass and see his secret :
How they were living his life after him
In his place ? Greet them if time permits.../
These are the words that we would have liked
To say to him, he heard it very, ver
Well,
And he hides it in a quick cough,
And casts it aside, the the buttons on his tunic
Shine as he goes away... Well,
And he hides it in a quick cough,
And casts it aside, then the buttons on his tunic
Shine as he goes away...[8]
Mahmoud Darwich
[1] Archiloque, Fragments, texte établie par François Lasserre, traduit et commenté par André Bonnard, Paris, Les Belles Lettres, 1958.
[2] « L’objecteur de conscience israélien Tal Mitnick condamné à 30 jours de prison supplémentaires », dans presenza international press agency, 15 février 2024. https://www.pressenza.com/fr/2024/02/lobjecteur-de-conscience-israelien-tal-mitnick-condamne-a-30-jours-de-prison-supplementaires/
[3] « Voilà pourquoi je refuse de rejoindre l’armée israélienne », dans prenssenza international press agency, 4 mars 2024. https://www.pressenza.com/fr/2024/03/sofia-orr-voila-pourquoi-je-refuse-de-rejoindre-larmee-israelienne/
[4] « Dans Le Déserteur, Dani Rosenberg s’inspire de sa propre expérience », dans Times of Israël, AFP, 29 avril 2024. https://fr.timesofisrael.com/dans-le-deserteur-dani-rosenberg-sinspire-de-sa-propre-experience/
[5] Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, 1979.
[6] Olivier Stone, Platoon, 1986.
[7] Stanley Kubrick, Full Metal Jacket, 1987.
[8] Dernier poème du recueil, Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, de Mahmoud Darwich.