Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls, paru sur les écrans en 1971, nous brossait le tableau du quotidien de la France occupée, celle de 1940 à 1944. Plongée cinématographique dans la mémoire collective française, le film nous montrait une France contrôlée par la propagande vichyste, plus soucieuse de survivre que de résister.
Ce n'est pas de cette France là dont nous voulons vous parler aujourd'hui. Nous vivons une autre époque, à propos de laquelle viendrait plutôt à l'esprit un autre intitulé : le Dégoût et la Pitié. Lisez donc dans le Figaro du 30 Avril :
« François Hollande vient de recevoir confirmation, mercredi 29 Avril, par Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, émir du Qatar, d'une commande ferme de 24 avions Rafale. Un communiqué de l'Élysée a rendu publique cette bonne nouvelle ce jeudi 30 Avril. Le contrat sera signé, lundi 4 Mai à Doha, entre le Qatar et Dassault Aviation, en présence du Président de la République et de son Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Le contrat porte également sur l'acquisition d'armements modernes (missiles air-air longue portée Météor, missiles de croisière Scalp et bombes guidées air-sol AASM) ainsi que sur la formation, dispensée par l'Armée de l'air française à Mont-de-Marsan, de 36 pilotes qataris et d'une centaine de mécaniciens spécialisés.En déplacement à Brest, François Hollande a salué « ce nouveau succès » du fleuron de l'armée de l'ère française. « C'est une fierté pour le pays », a déclaré le chef de l'État.»
Le dégoût d'abord, devant cet encart publicitaire. Car peut-on parler d'information en lisant ces lignes à la gloire du marchand d'armes Serge Dassault, dans le journal même dont il est le propriétaire ? « Nouveau succès, grande fierté, nous sommes très heureux, dynamique de succès, partenariat historique, millésime fabuleux pour les exportations françaises… » Voilà ce qu'on l'on nous demande de lire.
Et à propos de quoi ce dithyrambe ? De l'intervention logistique médico-humanitaire de la France au Népal ? Non. De la mise au point par l'Institut Pasteur d'un vaccin anti-Ebola pour l'Afrique ? Vous n'y êtes pas. D'une solution, sinon trouvée, au moins amorcée aux naufrages de migrants en Méditerranée ? Pas encore. D'une coopération industrielle franco-chinoise ou franco-brésilienne encadrée par Alstom pour la construction d'un TGV en Asie ou en Amérique du Sud ? Non, rien de tout cela.
Beaucoup mieux. La France enchaîne à deux mois d'intervalle la vente de 80 à 90 avions Rafale, avion de combat multirôle porteur de missiles air-air pour le combat aérien, de bombes guidées laser pour le bombardement tactique et de missiles de croisière pour le bombardement stratégique. Et quelle destination pour le fabuleux oiseau ? Évidemment pas Disneyland, en Floride, mais le Moyen-Orient élargi, théâtre depuis 2003 d'une série de conflits sans fin dont le chiffrage de victimes a honte d'être établi. A-t-on déjà dépassé le million de morts ?
D'autres points d'atterrissage sont à l'étude : les Émirats Arabes Unis, l'Indonésie, le Koweït, peut-être la Malaisie et le Pakistan. Peut-être également la Pologne qui, malgré son atlantisme forcené, se souviendra peut-être que Frédéric Chopin aimait la France.
Voilà de quoi, aujourd'hui, il conviendrait de s'extasier. À moins que le haut-le-cœur…
La pitié ensuite. La pitié pour l'homme, l'homme-chef de l'Etat, profitant de la séquence pour se glisser au premier rang de la photo. Nous avons du mal à le croire, il est en train de boucler ses valises et s'apprête à accompagner son Ministre de la Défense à Doha pour la signature du contrat avec son homologue Cheikh...
Ces postures, cet empressement, cet affichage, pourquoi font-ils pitié ? Que les choses soient claires et dites avant toute confusion. Nous ne demandons pas au chef de l'Etat d'annuler cette vente. Par exemple, au prétexte, et il serait valable, du caractère féodal des institutions de l'émirat (disons émirat plutôt que pays), de l'absence, dans cet émirat, de partis politiques (le pays est trop petit, aurait répondu l'Emir), de la prééminence judiciaire de la charia, de l'exploitation éhontée, confinant à l'esclavage, des travailleurs immigrés sur les chantiers de la future Coupe du Monde de Football, de la condamnation à la prison à vie de nombreux intellectuels, dont le poète qatari Mohamed al-Ajami, ni de la peine de mort toujours existante y compris pour le « crime d'homosexualité ».
Car, si les exigences morales l'emportaient, à quelles dictatures pourrait-on encore vendre et livrer des armes ? Non, nous ne lui demandons pas cela. Irréaliste peut-être.
Nous lui demandons seulement d'en finir avec ce cynisme destructeur pour les valeurs d'humanisme et de progrès. Il n'est pas obligé de s'afficher en compagnie de son autosatisfaction et de nous la proposer en témoignage de son sérieux, de sa compétence, de son dévouement. La vente se fera malgré tout, lui ou non sur la photo. Et la décence serait sauve.
C'est pour cela qu'il fait pitié. Le calendrier n'offrant pas tous les jours une commémoration où venir prendre l'air grave et débiter de généreuses platitudes, il lui faut donc trouver d'autres occasions de se hausser du col. N'ayant rien de glorieux à arborer, ni d'honorable à proposer à ceux qui l'ont élu (austérité et pauvreté galopante, chômage et travail du dimanche, sape du Code du Travail et recul de l'âge de la retraite, atteinte aux libertés peut-être en préparation...), il ne lui reste plus qu'à s'afficher dans les postures communicationnelles les plus vides, pire, c'est le cas aujourd'hui, dans celles de représentant de commerce des marchands d'armes.
À la mariée pleine de ferveur du 6 Mai 2012, déçue en amour après une lune de miel bâclée, notre apache n'a plus à proposer que les sorties douteuses dans les tripots où le maquereau étale son importance en laissant entrevoir son artillerie sous son veston.
Jean Casanova