(Siège du Monde Diplomatique - 1, avenue Stephen Pichon - Paris 13° 9 Février 2016)
A cette époque, celle de nos 30 ans, chers amis quinqua, sexa et septuagénaires, avez-vous été rassotés ? Ou, plus familièrement, êtes-vous tombés dans le panneau ? Si oui, quelle cruelle désillusion aujourd'hui ! Mais avant d'aller plus loin, quelques éclaircissements sur le sens et l'origine de ces deux locutions.
(Le code de la route n'a rien à voir avec cette expression si courante « tomber dans le panneau » : être dupé à cause de sa crédulité. Elle remonterait au Moyen-Age et viendrait du langage cynégétique, celui de la chasse. A cette époque, les « panneaux » désignaient des morceaux d'étoffe tendus verticalement entre deux arbres pour y attraper le petit gibier, vous en faisiez partie, lièvres et pigeons ou tourterelles qu'on y avait rabattus en faisant grand tapage, disons tohu-bohu. L'expression s'apparente à cette autre, issue elle aussi de la chasse, « tomber dans les filets ». Mais cette dernière s'utilise plutôt aujourd'hui pour désigner une victime de la séduction. Dans le panneau, c'est plutôt de sa sotte crédulité que l'on est victime.)
(Quant à rassoter, très ancien verbe apparu dès le XIIe siècle dans notre belle langue, celle dont on voudrait aujourd'hui modifier l'orthographe, il signifie : rendre sot, bête ou stupide. Par extension, faire éprouver un attachement déraisonnable, voire ensorceler. Il semblerait s'agir un peu des deux dans votre cas.)
On a cherché à vous rassoter, malheureuses et crédules créatures. C'était au début des années 80. Vous en êtes largement revenus depuis et la fée Amnésie vous ayant touchés de sa baguette, vous n'en avez plus souvenir. Au point d'ailleurs que beaucoup d'entre vous continuent à accorder crédit aux enchanteurs Merlin de ces années-là, nous vous en donnerons les noms dans quelques lignes.
Pour vous délivrer du sortilège, nous vous renvoyons aujourd'hui à la lecture des pages 14 et 15 du Monde Diplomatique (Février 2016), pages intitulées : Quand les djihadistes étaient nos amis.
Vous trouverez là quelques extraits du florilège de notre presse écrite et audiovisuelle de ces années, au lendemain de ce qui était nommé, avec toute l'angoisse que la formule pouvait charrier, « l'invasion soviétique de l'Afghanistan » en Décembre 1979. Quelques extraits donc.
- « Comme en 1936, nous avions avec les Brigades Internationales un devoir d'ingérence en Espagne, nous devons aujourd'hui nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes. » (Bernard Henri Lévy - TF1, encore chaîne publique, le 29 Décembre 1981).
- « Le combat des Afghans est celui des victimes de tous les totalitarismes communistes et fascistes. » (Jean Daniel - Nouvel Observateur - 16 Juin 1980).
- « Se débarrasser de l'occupant soviétique, préserver une société d'hommes libres. » (Patrick Poivre d'Arvor - Antenne 2 - 8 Juillet 1980).
Formules brûlantes et sentant bon la poudre. Et y ajoutant pittoresque et exotisme :
- « Ils nous font rêver ces caravaniers pachtounes sirotant leur thé vert, le fusil Enfield à portée de main ; ces bergers de l'Hindou Kouch près d'un point d'eau ; ces rues de Herat à l'odeur de rose, où derrière des portes cloutées d'un bleu paradis, vous surprend le mollet gainé de blanc d'une jeune fille cachée sous le tchador plissé et dont le regard filtre à travers le grillage d'une broderie. » (Nicole Zand - Le Monde - 9 Décembre 1980). Point question à cette époque de burka, de hijab ou de niqab. Dieu que les temps ont changé ! Nous nous y perdons.
Apologie et honneur à ces courageux combattants de la foi ! Jean-Daniel (Nouvel Observateur) s'interroge : « Il y a l'opposition perfide de ceux qui demandent si les résistants valent mieux que les occupants ; si leur Islam n'est pas primitif et barbare ; s'il faut risquer de mourir pour Kaboul. Proclamons bien haut que leur résistance est juste comme toutes les guerres de libération. Leur Islam vaut bien le Communisme. »
Et l'aveu touchant de Stan Boiffin du Figaro Magazine. Aux côtés de ceux qui ne s'appelaient pas encore talibans, mais moudjahidines : « Avant chaque attaque, le résistant embrasse le petit livre du Coran. On insiste pour que j'accomplisse moi aussi le rituel. Je le fais de bon cœur. »
Nous clorons ce florilège par l'angoissante et épineuse question de la condition féminine. Qui de plus qualifiées pour l'évoquer que nos deux héroïnes :
- Annie Zorz, dans les Temps Modernes : « Selon nos critères, on pourrait parler de l'aliénation des femmes en Afghanistan. Mais que valent nos critères ? Surtout, ne rien imposer de l'extérieur avec des soldats et des tanks. » Annie, que n'avez-vous été écoutée, à d'autres moments et encore maintenant ?
- La palme à notre consœur Chantal Lobato de la revue Autrement : « La polygamie est aussi une protection pour la femme stérile qui peut ainsi exister et être intégrée dans le cercle familial. » Une grande famille, rajouterons-nous.
Il y a un épilogue. Il est provisoire. Le régime communiste afghan du Président Najibullah survivra trois ans, en Février 1989, au départ des troupes soviétiques. En 1996, après plusieurs années d'affrontements meurtriers entre clans fanatiques et anticommunistes rivaux, Kaboul tombe aux mains des talibans. Najibullah, réfugié dans un bâtiment des Nations Unies, puis livré aux moudjahidinnes, sera torturé, castré et fusillé, son corps pendu à une grue.
Le 15 Janvier 1998, le toujours Nouvel Observateur et son Jean-Daniel demandait à Zbigniew Brzezinski, l'alors Secrétaire d'Etat américain, « s'il ne regrettait pas d'avoir favorisé l'intégrisme islamiste, d'avoir donné des armes à de futurs terroristes ». La réponse fut la suivante : « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l'empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la victoire du monde libre ? »
Cruelle époque que celle d'aujourd'hui. Devoir anéantir sous des tapis de bombes les frères et les fils de nos héros d'hier. Certes, ils ont trahi notre affection, mais tout de même !