tatia (avatar)

tatia

Toujours tenter, derrière les symptômes, d'identifier la maladie ; derrière les faux-semblants, la réalité (Louis Pasteur).

Abonné·e de Mediapart

554 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 juin 2018

tatia (avatar)

tatia

Toujours tenter, derrière les symptômes, d'identifier la maladie ; derrière les faux-semblants, la réalité (Louis Pasteur).

Abonné·e de Mediapart

Commerce lointain

En matière de migrations, l'inquiétude, la plus grande, est aujourd'hui de mise. L'horreur est sous nos yeux et le pire à venir.

tatia (avatar)

tatia

Toujours tenter, derrière les symptômes, d'identifier la maladie ; derrière les faux-semblants, la réalité (Louis Pasteur).

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

        En matière de migrations, l'inquiétude, la plus grande, est aujourd'hui de mise. L'horreur est sous nos yeux et le pire à venir.

   Alors que, parenthèse bienvenue, l'Aquarius et ses 629 passagers ont accosté à Valence, en Espagne, une autre tragédie vient de se nouer : une quarantaine de migrants partis de Libye et naufragés au large des côtes de Sicile se sont vus porter secours par un navire militaire américain. Seuls 12 corps ont pu être repérés, noyés en mer, mais finalement abandonnés, les autorités militaires américaines reconnaissant que la priorité du sauvetage était allée aux seuls survivants. Le nombre de morts est selon toute vraisemblance beaucoup plus élevé, sachant que les passeurs entassent rarement moins de 100 personnes sur leurs canots pneumatiques.

   Événement des plus banal ? Indifférence ? Peut-être. La Méditerranée devenue un cimetière marin, pas celui du poète, pour des dizaines de milliers d'exilés.

Illustration 2

 Nous posions la question. Indifférence ? Ce n'est pas certain. Après les offres de services de la population de Valence et de ses autorités municipales, celles des ONG, comme Save the Children et Médecins du Monde, après l'appel à l'humanité des plus hautes autorités spirituelles, comme le Pape François, le « J'accuse » de Christiane Taubira, ancienne Ministre de la Justice, après les cris d'orfraie de Nadine et de Marine, il nous restait à entendre l'analyse que pouvaient faire de tout ceci les hautes autorités économiques.

   Qu'entendons-nous par Autorités Économiques ? Car elles existent ! Et si elles se signalent plus volontiers sur d'autres douloureux sujets comme le « Coût du Travail », la « Spoliation Fiscale » ou la « Peur de l'Embauche », il n'empêche, cela s'appelle la Stratégie, elles réfléchissent aussi aux opportunités de la nouvelle donne : des centaines de milliers de déracinés, qu'en faire ?

           À Paris, au siège du MEDEF, 55, avenue Bosquet, nous avons rencontré, pour l'interroger à ce sujet, M. Pierre Zodiaz, directeur du Bureau Analyse et Stratégies.

   Pierre Zodiaz est peu connu du grand public. Homme d'études et de cabinet, dédaignant le people des Universités d'été et le tapageur des plateaux télévisés, il a cependant bien voulu accepter de nous recevoir pour répondre à cette question, celle qu'affectionnait tant le regretté Jacques Chancel : « Et Dieu, dans tout cela ? ». Question que nous lui avons formulée évidemment de manière plus prosaïque : « Et le MEDEF, dans tout ça ? »

   Nous sommes confortablement installés dans son austère et modeste bureau, bien loin des cossus agencement et mobilier des halls et couloirs environnants. Au mur du bureau, de grands rayonnages de bibliothèque où nous devinons alignés, les volumes des grands classiques de l'Économie, Ricardo, Hobbes, Adam Smith, Karl Marx, Karl Polanyi, Schumpeter. Plus récents, Keynes, Krugman, Stieglitz… De Jean Tirole, nulle trace. Ingratitude ! Notre dictaphone est enclenché. L’entretien peut commencer. 

          M. Zodiaz, ne sombrons pas, c’est le cas de le dire, ne sombrons pas  dans la facilité et écartons tout de suite l'hypothèse ridicule selon laquelle cette crise en Méditerranée n'aurait pas que des effets néfastes, à commencer pour vous et votre propre entreprise, dont les carnets de commandes sont montés en flèche ces derniers jours. Nous voulons parler de la firme Zodiac, à laquelle vous vous consacrez depuis une trentaine d'années et avez donné une notoriété mondiale.

Illustration 3

(Zodiac est le leader mondial du canot pneumatique. Le nom de ce petit bateau est devenu un générique dans le monde entier. Fabriquant également des ballons stratosphériques, Zodiac a mis à profit son expertise du sauvetage en mer en se lançant depuis plusieurs années dans la production de bouées, de fusées et de gilets de sauvetage.)

   Naturellement, cher ami. Effectivement, ne perdons pas de temps dans d'inutiles digressions. Regardons les choses telles qu'elles sont et tirons en les conclusions adaptées.

   De tout temps, je veux dire depuis des millénaires, les mouvements et les déplacements d'argent, comme de marchandises, ont été l'occasion de profits. Ceux de populations n'échapperont pas à cette loi. L'accumulation primitive du capital, préalable à la naissance et au développement du Capitalisme lui-même il y a plusieurs siècles, cette accumulation primitive s'est construite durant 2 à 3000 ans par la pratique du commerce lointain.

   Lointain, au double sens, spatial et social. Spatial ou géographique, par la circulation de marchandises sur de grandes distances, des milliers de kilomètres, de la Chine à l'Europe occidentale jusqu'à la Baltique, à travers l'Asie Centrale et le Moyen-Orient. Mais également lointain au sens social, mettant en rapport des producteurs relevant d'empires, de civilisations et de mondes différents et étrangers. Et c’est précisément ce caractère lointain qui est à l’origine de la production de valeur.

Illustration 4

           Mais M. Zodiaz, comment explique-t-on le rôle de ce commerce lointain dans la production de valeur et la constitution du capital primitif ?

   Commerce lointain de marchandises, constitutif de l'accumulation primitive du capital sous sa forme commerciale, c'est sous cette forme qu'est né le capital. Né de cette pratique sociale singulière qu'est le commerce, celle qui consiste à faire circuler des marchandises dans le seul but de s'enrichir : à transformer des produits quelconques du travail humain en marchandises, en les achetant (en les acquérant par l'échange) afin de les revendre (de les céder par l'échange) plus cher, en réalisant au passage un bénéfice. Ce bénéfice tient au fait que la marchandise est produite à bien meilleur compte là où le marchand l'achète que là où il la revend.

   Aujourd'hui, peut-être, commerce lointain des hommes. Qu'à cela ne tienne ! Tenons-nous prêts.

          Merci de ce survol historique, M. Zodiaz. Mais revenons à notre crise migratoire et à celles qui s'annoncent, puisqu'un rapport de l'ONU prévoit, à l'horizon 2050, 250 millions de migrants ou de réfugiés, le mot importe peu, le résultat sera là, migrants fuyant le réchauffement climatique des zones tropicales. Allons jusqu'à dire gigantesques, ces gigantesques mouvements de population ne sont-ils pas susceptibles de créer de vastes déséquilibres démographiques, sociaux, politiques, jusqu'à des guerres ? Guerres des territoires, guerres des matières premières agricoles, guerres de l'eau… ?

   C'est plus qu'envisageable, cher ami. Plus qu'envisageable, disons probable. Nostra culpa, nous ne nions pas notre part de responsabilité à l'origine de ces phénomènes. Je veux parler des conséquences écologiques et géopolitiques de nos orientations néolibérales. Mais il n'est pas de notre ressort direct, nous, autorités économiques, de traiter ou de remédier à ces gigantesques déséquilibres. Il y a des autorités politiques pour cela. Ce qui importera, c'est leur rôle, et nous nous attachons à le leur rappeler, c'est que demeure, quoi qu'il advienne, le principe fondamental de la Concurrence Libre et Non Faussée. Et d’ailleurs, quel meilleur sujet que celui des migrations, pour continuer à faire vivre ce principe fondamental, la Concurrence. 

Illustration 5

  Mouvements de populations, certes. Mais quelle qu'en soit l'échelle, veillons à l’organiser comme ceux des marchandises ou de l'argent dans le commerce lointain. L'investissement de formation humain opéré dans tous ces pays périphériques, par l'allégement des coûts de formation dans les pays du centre, profitera largement aux classes dirigeantes des pays d'accueil. L'équation reste identique : acquérir au moindre coût ce qui a été produit ou formé loin, pour le revendre ou le réutiliser là où sa valeur est supérieure.

   L'Allemagne de Mme Merkel a à ce sujet la vision la plus lucide : s'épargnant les coûts de formation humain en rapport avec la baisse de sa natalité et son vieillissement démographique, elle s'apprête à renouveler, à peu de frais, sa population laborieuse et qualifiée par l'accueil de migrants et réfugiés déjà formés et éduqués, évidemment sélectionnés, et qui plus est, peu exigeant en matière de droits et de standards sociaux. Dépassant les contradictions de sa coalition gouvernementale, la Chancelière trace là la seule voie cohérente pour l’avenir de l’Allemagne.

   Est-ce notre rôle de suggérer au Président Macron de s'inspirer de l'exemple de la Chancelière ? Je ne saurais répondre. Peut-être. En tous les cas, pour ce qui concerne les passagers de l’Aquarius, jeunes, qualifiés et en bonne santé, nous sommes preneurs.

Illustration 6

           Merci, M. Zodiaz. Merci pour votre affabilité et vos encourageantes perspectives. Pour votre sens de l’humain également. Merci de nous avoir parlé sans détour. Votre analyse a le mérite, et ce n'est pas fréquent, de voir que l'on peut concilier deux termes trop souvent opposés, sens de l'hospitalité et esprit de lucre.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.