( Beaux quartiers, où notre reporter, J.Casanova, était autorisé, il y a deux jours, à assister au récital de la violoniste Anne Gravouin, au domicile de Liliane Bettencourt, 2, rue Delabordére à Neuilly. Assistaient en voisines, Martine Bouygues, Coqueline Courréges, ainsi que de nombreuses épouses du cercle de nos milliardaires.)
Et justement ce soir, après les notes bouleversantes échappées du merveilleux archet, toutes les conversations tournaient autour de l'annonce primo-ministérielle d'un plan de 50 milliards, 50 milliards dont on allait changer les affectations.
Les points de vue les plus divers s'exprimaient, saluant la sagesse de la décision, mais laissant aussi pointer nombre d'inquiétudes que nous résumerons sous cette formule : « Quelles vont être les conséquences de tout cela sur la marche de nos affaires ? » Car, à vrai dire, si le peuple en est réduit à la disette, nos affaires n'en souffriront-elles pas ? Et si cet argent, soustrait aux pauvres, à coup de rabot sur leurs salaires, leurs pensions, leurs remboursements-maladie, et, bien que nous revenant en grande partie par le dit mécanisme de "l'allégement", si tout cet argent allait maintenant manquer dans le turn-over des affaires ?
- Mon Dieu, s'inquiétait Géraldine Mulliez, pensant à son Auchan, son Décathlon, son Saint-Maclou, son Kiloutou, son Kiabi...
- Tout se passera bien, Géraldine, la rassurait Hélène Arnault, du haut de son enseigne LVMH.
- Vous en avez de belles, lui rétorquait Géraldine. On voit bien que nous n'avons pas les mêmes pauvres !
Marie-Hélène Peugeot restait pensive. Non, tout cela n'aura pas que des avantages !
- Nous allons porter remède à tout cela, rompit Liliane, et dés demain ! Puisque ces sans-le-sou sont incapables de dépenser, eh bien, nous le ferons pour eux !
Et sitôt dit, notre petit club de se projeter dans l'affaire du lendemain : dépenser par elles-mêmes tout ce que ces braves gens seraient empêchés de faire.
Arrêt premier au parking d'un hard-discount, où venait de les conduire Georges, fidèle chauffeur, ayant, pour l'occasion, le matin même, acheté le Duster de Dacia, payé rubis sur l'ongle et si pratique pour ce genre d'équipée. Claire, la comptable de Liliane, ayant été préalablement dépêchée à la banque retirer 100 000 €, le double du retrait hebdomadaire habituel, et sans que cela n'étonne l'imperturbable caissier, habitué à de tels écarts, mais, à vrai dire, plutôt en période électorale, notre petit monde pouvait maintenant sillonner les allées de la supérette, poussant chacune son caddie, encore étonnées que cet étrange objet à roulettes porte le nom du jeune garçon qui, sur les greens de Saint-Nom-la-Bretèche et de Tremblay-sur-Mauldre, nettoyait leurs clubs, ramassait leurs balles et leurs servait de si rafraîchissants drinks sortis de sa glacière portative.
En cette veille de Pâques, les rayonnages du petit Lidl du boulevard Barbès, impossible d'en dénicher un à Neuilly, débordaient de jolies offres gastronomiques : barquette de bulots (2,99 €), farce de volaille aux morilles et à l'armagnac (2,39 €), cailles farcies aux raisins et au cognac (6,99 €), toutes alléchantes propositions qui leur montraient que ce petit peuple que l'on plaignait toujours, au fond, ne s' en tirait pas si mal. Impression confortée lors du passage à la caisse, où, pour ses trois chariots débordant, leurs fut demandées moins de quelques centaines d'euros. C'était à n'en rien croire !
Sur le boulevard, au hasard des bazars et des solderies, on s'arrêta même à l'étal d'une échoppe de loterie, pour s'amuser, milliardaires, d'avoir gratté un millionnaire. Tati n'était pas loin et on y poursuivit quelques emplettes : robes fluo (9,99 €), bas de jogging bigarrés (7,99 €), sacs et foulards, jupes et leggings imprimés camouflage, le tout, là encore, décidément, ne pouvant excéder les 500 €.
Mais il était temps de rentrer. Les heures avaient passé, et comme dans "La baronne rentre à cinq heures", on attendait pour la même heure, Nadine de Rothschild, pour le thé, chez Liliane.
Juste le temps du détour à Versailles, avenue du Maréchal Franchet d'Esperey, où Georges pouvait enfin déposer à l'office des Petites Sœurs des Pauvres tous ces encombrants achats. On en était encore tout émues. Tant de choses pour si peu d'argent !
Persistait cependant l'énigme, sur toutes les étiquettes de la mâtinée, de ces insistants et réitérés 99. Quasi-cent évoquant l'abondance ? Nombre magique ? Elles devinaient là quelque subterfuge, butant à en démonter le ressort.
Hélène eut le mot de la fin : « Mais ces pauvres n'en auront jamais assez. Ils ne sont pas si malheureux ! Il y a eu, sur cette question beaucoup d'exagération ».
Et à Georges, toujours impeccable et encasquetté au volant du monospace gris, alors qu'elles traversaient en riant les pelouses du 2, rue Delabordère, Liliane d'intimer : « Cachez nous ce vilain carrosse ! La baronne sera là d'un instant à l'autre ».
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