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2, rue Delabordère, Neuilly
Beaux quartiers, au domicile de Francoise Bettencourt, 2, rue Delabordère, à Neuilly, où nous assistons ce soir au récital de la violoniste Catherine Lara. Présentes, conviées en voisines, Martine Bouygues, Coqueline Courréges, ainsi que de nombreuses épouses du cercle de nos milliardaires.
Et justement, ce soir, après les notes bouleversantes échappées du merveilleux archet, toutes les conversations tournaient autour de la question en cours de débat ces jours-ci au Parlement, à l'occasion du vote de la Loi Pouvoir d'achat, primes ou augmentations de salaire ?
Les points de vue les plus divers s'exprimaient, saluant l'importance de la chose, mais laissant aussi pointer nombre d'inquiétudes que nous résumerons en quelques mots : « Quelles vont être les conséquences de tout cela sur la marche de nos affaires ? » Car, à vrai dire, si le petit peuple en est réduit à la disette, nos affaires n'en souffriront-elles pas ? Primes ou augmentations de salaire, oui certes, mais quels en seront les conséquences pour nos affaires ?
- Mon Dieu, s'inquiétait Géraldine Mulliez, pensant à son Auchan, son Décathlon, son Saint-Maclou, son Kiloutou, son Kiabi...
- Tout se passera bien, Géraldine, la rassurait Hélène Arnault, du haut de son enseigne LVMH.
- Vous en avez de belles, lui rétorquait Géraldine. On voit bien que nous n'avons pas les mêmes pauvres !
Marie-Hélène Peugeot restait pensive. Non, tout cela n'aura pas que des avantages ! La prime certes nous coûtera, mais nous ne la verserons qu'une fois, peut-être deux tout au plus. Tandis que l'augmentation de salaire, son grand inconvénient est d'être pérenne et surtout d'augmenter pour nous la cotisation sociale. Mais au fond, tout cela est-il bien nécessaire ? Ces pauvres dont on nous parle tant sont-ils vraiment dans la difficulté pour acheter de quoi se nourrir ?
- Nous devrions vérifier tout cela, interrompit Françoise, et dès demain ! Des sans-le-sou incapables de dépenser, eh bien, regardons y de plus près. Et sitôt dit, notre petit club de se projeter dans l'affaire du lendemain : une enquête dans une supérette hard discount.
A demain donc ! Chez Lidl.
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Premier arrêt de bonne heure au parking d'un hard-discount, où venait de les conduire Georges, fidèle chauffeur, ayant, pour l'occasion, le matin même, acheté le Duster de Dacia, payé rubis sur l'ongle, si pratique pour ce genre d'équipée. Claire, la comptable de Francoise ayant été préalablement dépêchée à la banque retirer quelques 100.000 €, le double de l’habituel retrait hebdomadaire, et sans pour autant que cela n'étonne l'imperturbable caissier, habitué à de tels écarts, mais, à vrai dire, plutôt en période électorale. Notre petit monde sillonnait maintenant les allées de la supérette, poussant chacune son caddie, encore étonnées que cet étrange objet à roulettes porte le nom du jeune garçon qui, sur les greens de Saint-Nom-la-Bretèche et de Tremblay-sur-Mauldre, nettoyait leurs clubs, ramassait leurs balles et leurs servait de si rafraîchissants drinks sortis de sa glacière portative.
En cette veille de Pâques, les rayonnages du petit Lidl du boulevard Barbès, impossible d'en dénicher un à Neuilly, débordaient de jolies offres gastronomiques : barquette de bulots (2,99 €), farces de volaille aux morilles et à l'armagnac (2,39 €), cailles farcies aux raisins et au cognac (6,99 €), toutes alléchantes propositions qui leur montraient que ce petit peuple que l'on plaignait toujours, au fond, ne s'en tirait pas si mal.
Impression confortée lors du passage à la caisse, où, pour ses trois chariots débordant, leurs fut demandées moins de quelques centaines d'euros. C'était à n'en rien croire !
Sur le boulevard, au hasard des bazars et des solderies, on s'arrêta même à l'étal d'une échoppe de loterie, pour s'amuser, milliardaires, d'avoir gratté un millionnaire.
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Tati n'était pas loin et on y poursuivit quelques emplettes : robes fluo (9,99 €), bas de jogging bigarrés (7,99 €), sacs et foulards, jupes et leggings imprimés camouflage, le tout, là encore, décidément, ne pouvant excéder les 500 €.
Il était temps maintenant de rentrer, car comme dans La baronne rentre à cinq heures, on attendait à la même heure Nadine de Rothschild pour le thé, chez Francoise.
Juste le temps du détour à Versailles, avenue du Maréchal Franchet d'Esperey, où Georges pouvait enfin déposer à l'office des Petites Sœurs des Pauvres tous ces encombrants achats. On en était encore toutes émues.
Jeanne Jugan, fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres
Tant de choses pour si peu d’argent. Persistait cependant l'énigme, sur toutes les étiquettes de la mâtinée, de ces insistants et réitérés 99. Quasi-cent évoquant l'abondance ? Nombre magique ? Elles devinaient là quelque subterfuge, butant à en démonter le ressort.
Hélène eut le mot de la fin : « Mais ces pauvres n'en auront jamais assez. Ils ne sont pas si malheureux ! Il y a eu, sur cette question beaucoup d'exagération. La prime suffira largement. En tous les cas ne me parlez plus d'augmentation de salaire ».
Et à Georges, toujours impeccable et encasquetté au volant du monospace gris, alors qu'elles traversaient en riant les pelouses du 2, rue Delabordère, Francoise : « Cachez nous ce vilain carrosse ! La baronne sera là d'un instant à l'autre ».