(Faculté de Droit et Sciences Politiques de Bordeaux - 16, avenue Léon Duguit - Pessac - Gironde 26 Novembre 2015)
Jacqueline Leroy-Gourhan et Jean Casanova
A l'heure où le Monarque demande à l'ensemble de ses sujets, et il considère que nous en faisons partie, de sortir le pieusement plié au fond de nos armoires drapeau tricolore, pour en pavoiser nos balcons, un dévoilement s'opère : serions-nous revenus au temps de l'absolutisme, celui où le Monarque décidait de tout, en tout et pour tout.
Il y a 400 ans exactement, le 21 Septembre 1715, disparaissait Louis XIV, le roi-étendard de la monarchie absolue. Il n'en était pas l'inventeur, la Chose cheminant déjà depuis deux à trois siècles ; elle lui survécut, ne disparaissant la tête tranchée que 75 ans plus tard, le 21 Janvier 1793. Ses tentatives de restauration abâtardie des Premier et Second Empires n'aboutirent jamais, déjà trop entachées de constitutionnalisme, venin mortel pour l'absolutisme.
Depuis quelques jours pourtant, l'épreuve nationale en étant l'occasion, il nous semble voir la Chose resurgir.
Le Monarque réunit de nuit son Conseil. Aux Etats Généraux convoqués en urgence au Palais du Luxembourg, Il impose le nécessaire état d'urgence et dicte vouloir réviser la Constitution. Il déchire de sa propre Autorité le chiffon de papier du Traité de Stabilité Budgétaire Européen qu'Il avait pourtant contresigné du sceau royal en Juin 2012. En son carrosse ailé, Il s'envole, hier pour Washington, aujourd'hui pour Moscou, pour organiser la coalition mondiale autour de la stratégie qu'Il a défini, Seul, comme celle de la République Française.
Attention, l'énumération que nous faisons n'est pas condamnation de la personne du Roi. Son prédécesseur au trône aurait probablement agi de même, seules sa vulgarité et son insolence affichée empêchant de le prendre au sérieux au regard du titanesque de l'enjeu.
Non, il ne s'agit pas de la Personne du Roi, mais de la Monarchie Absolue elle-même.
C'est l'éclairage de la Chose qui nous conduit aujourd'hui, Jacqueline et moi, à venir prendre les lumières, nous tenterons de vous les réfléchir, auprès de Madeleine Auriol, enseignante à la Faculté de Droit et de Sciences Politiques de Bordeaux.
Madeleine Auriol est historienne, sociologue, spécialiste de Droit romain et d'Histoire du Droit. Son ouvrage majeur, Histoire des Institutions, couvre en cinq tomes le panorama des institutions de l'Antiquité au XIXe siècle. Elle est la fille de Jacqueline Auriol, la célèbre aviatrice et pilote d'essai. Souvenez-vous, la première femme à franchir le mur du son à bord de son Mystère II.
Nous ne pouvions pas vous soumettre plus hautes réflexions que les siennes.
Madame Auriol, décline poliment Jacqueline, nous ne sommes pas venus vers vous pour instrumenter quelque polémique. Mais, nous reprendrez-vous si nous posons ainsi la question : nos institutions actuelles, celles de la V° République, la République Française, qui plus est dans le pays qui fut le berceau de la République moderne, ces institutions ne nous ramènent-elle pas, cahin-caha, à l'époque de la monarchie absolue ?
Mes amis, merci de me donner l'occasion de m'adresser à votre lectorat dont l'exigence intellectuelle et critique est maintenant bien connue. Venons-en à votre question.
La monarchie absolue conçoit la Société comme un corps dont le Monarque est la tête. Sa dénomination d'absolu exprime non pas l'efficacité de son action, mais une référence à l'absolu divin, car fondé sur une origine divine. Si l'on admet le caractère un tant soit peu divin de la comédie quinquennale électorale qui oint aujourd'hui le front du Monarque, oui, votre assertion peut prendre quelques sens.
Vous posez là une bonne question. Dans la monarchie absolue, tout doit aboutir au Monarque ; tout doit en partir. Et c'est en quelque sorte cela que la communication d'aujourd'hui veut nous montrer.
Madame Auriol, insiste Jacqueline, la gravité de la situation que nous traversons ne peut-elle commander, ou du moins expliquer, cette centralité ?
Sourire de Madeleine Auriol. Durant la plus grande épreuve que la France ait jamais traversé, la Grande guerre de 1914-18, vous en trouvez encore la marque gravée au fronton des places de nos villages, elle a perdu près de 1,4 millions de soldats. Et un tiers de sa richesse économique a disparu. Le coût de la reconstruction était évalué à 35 milliards de francs-ors (137 milliards de francs de 1920). Pour autant, le Tigre, ou le Père la Victoire, Georges Clémenceau, Président du Conseil durant les deux dernières années de la guerre, n'avait jamais cessé de réunir hebdomadairement son cabinet et les représentants désignés de l'Assemblée nationale pour examiner avec eux toutes les questions relatives à la conduite de la guerre. Sa foi en l'esprit républicain est restée célèbre avec cette formule : « La guerre est une chose trop sérieuse pour qu'on la laisse conduire par des militaires ». Chers amis, surtout dans la pire épreuve, le partage républicain des responsabilités reste la garantie du succès.
Madeleine Auriol, poursuis-je, l'absolutisme à la française, actuel ou d'ancien régime, a-t-il des équivalents historiques ?
Bien évidemment. Le schéma absolutiste recouvre grand nombre de situations historiques. Étaient absolues les monarchies des pharaons, les monarchies babyloniennes, incas, aztèques, chinoises à certaines époques.
Il existe entre elles une grande diversité, mais le commun général qu'elles partagent, c'est qu'elles s'imposaient comme absolues en fonction d'un objectif technico-économique qui les fondaient. Les pharaons, par exemple, justifiaient leur absolutisme de la nécessité d'organiser, sur tout le cours du Nil, un système de drainage et d'irrigation uniforme et coordonné, ainsi qu'une gestion centralisée puis redistributive des ressources en blé tout au long de l'année, pour les communautés paysannes de fellahs, l'appareil administratif, militaire et la magistrature sacrée des grands prêtres du système.
C'est peut-être, Madame Auriol, sur cet aspect, que notre assertion d'un prétendu retour à l'absolutisme dans nos institutions pourrait être critiquée. Où serait aujourd'hui la grande fonction technico-économique justificative de notre monarchie absolue ?
Pas du tout. Vous ne vous trompez pas ! L'assignation à laquelle s'attache aujourd'hui notre monarchie absolue est d'une aussi considérable ampleur que l'organisation du drainage et de l'irrigation de la vallée du Nil, il y a 5000 ans, sous les grandes dynasties égyptiennes. Aujourd'hui, la tache est colossale : opérer la transmutation de notre appareil économique, administratif et législatif hérité de plusieurs siècles, du colbertisme louisquatorzien à la planification gaullienne des années 60, la transmutation en règne absolu de la Concurrence Libre et Non Faussée. Là réside le véritable absolu, celui dont au final est investi le Monarque d'aujourd'hui.
Madeleine Auriol, tout ceci nous amène bien loin des problèmes d'aujourd'hui, ceux qui tournent autour des questions de la sécurité nationale. Ces questions n'ont en principe aucun lien, direct du moins, avec la loi de la Concurrence Libre et Non Faussée.
Pas du tout, chers amis. La thèse est maintenant connue, soyez gentils, remettez-vous là en tête, celle de La Stratégie du Choc de Naomi Klein.
(Naomi Klein développe la thèse, dans son ouvrage La Stratégie du Choc, la thèse d'un capitalisme du désastre. Selon elle, l'ultralibéralisme actuel, même s'il n'en est pas directement à l'origine, met sciemment à contribution crises et désastres pour substituer aux valeurs démocratiques et républicaines, la seule loi du marché et la barbarie de la spéculation.)
C'est dans les périodes qui suivent un grand traumatisme national, périodes de choc émotionnel, que se créent les opportunités les plus grandes, au stratège de les exploiter, pour installer hardiment des projets qui peinaient jusqu'alors à progresser.
La révision de la Constitution pourrait en être le moyen. Ne me demandez pas comment, mais gardez les yeux ouverts ! C'est le plus difficile en ce moment.
Madeleine Auriol, votre propos est inquiétant. Tout ceci est-il fatal ?
Non, chers amis. Ne baissez pas les bras. Toute absolue qu'elle soit, la Monarchie est, au final, limitée dans l'exécution. Car elle rencontre face à elle d'autres lois fondamentales, je dirais « coutumières » mais impératives, celles du « droit des gens ». Il faut les faire valoir et les faire vivre : droit au travail et droit de vivre de son travail ; droit au repos dominical ; droit à s'instruire, à s'informer, à s'associer, à critiquer ; droit à être soigné, non par l'achat, mais par la mise en commun ; droit enfin de sortir des sentiers battus, de ne pas pavoiser son balcon, de n'être ni un mouton de Panurge, ni une grenouille de Phèdre...
(Ranae regem petierunt (Phèdre) (Caius Julius Phaedrus, fabuliste latin, I° Siècle av. J-C). Ranae vagantes liberis paludibus, clamore magno regem petiere ab Jove : les grenouilles qui erraient en toute liberté dans leur marais, demandèrent à Jupiter, d'un grand cri, un Roi…)
Merci, Madeleine Auriol. Quelle plus lumineuse invitation à ce qui est toujours advenu, chaque fois qu'une nation s'affirme souveraine : se délivrer du Roi et se donner une Constitution. Non pas dictée, mais élaborée.