(Café le Procope - 13, rue de l'Ancienne Comédie - Paris 6° 31 Janvier 2016)
L'adresse rue de l'Ancienne Comédie, elle se perpétue semble-t-il, la Comédie, n'était-elle pas prémonitoire ? Le 13 est celle, depuis plus de trois siècles, du Café Procope, lieu de rendez-vous et de rencontre des écrivains, des intellectuels, hommes et femmes politiques les plus célèbres du Tout-Paris.
(Après l'introduction en France, au XVIIe siècle, d'une boisson tonique du nom de « café » par Soliman Aga, émissaire du Sultan Mehmed IV, un Sicilien de Palerme, Francesco Procopio dei Coltelli, il francisera son nom en François Procope-Couteaux, ouvre en 1689, au 13 de la rue de l'Ancienne Comédie, un établissement luxueusement décoré, du nom de Café Procope, lequel deviendra rapidement l'un des points de rencontre littéraires les plus courus de la capitale. Voltaire et Rousseau y ont leurs habitudes. Benjamin Franklin, en séjour à la cour de Louis XVI, y aurait conçu les éléments de la future Constitution des États-Unis. Montesquieu lui-même y fait allusion dans la 36e de ses Lettres Persanes.)
Oui, chers amis, c'est à cet endroit où fut exhibé pour la première fois le bonnet phrygien et d'où partit, dit-on, le mot d'ordre de l'attaque du Palais des Tuileries, le 10 Août 1792, insurrection fondatrice de nos Républiques, c'est à cet endroit même que Jacques Rancière donnait rendez-vous hier à votre chroniqueur. Pour y prendre le café. Mais pas seulement, également pour nous livrer ses dernières réflexions concernant la mise en place peut-être perpétuelle de l'état d'urgence dans notre pays. Nous nous installons dans la salle du fond, celle dont l'un des murs reproduit, gravée, la célèbre Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Sous quels plus heureux auspices rencontrer le philosophe ?
Mais présentons le rapidement. Qui est Jacques Rancière ?
Jacques Rancière est un philosophe français, professeur émérite à l'Université de Paris VIII, élève de Louis Althusser dans les années 1970 (Lire le Capital), puis son critique, allant jusqu'à lui faire la leçon (La leçon à Althusser, 1974), auteur également de Courts voyages au pays du peuple et de La haine de la Démocratie.
Il est l'auteur d'une thèse fort discutée dans les cercles savants : qu'est-ce que le politique ? Le politique est le lieu de rencontre, le point de confluence où se rejoignent deux processus hétérogènes et contradictoires selon lui :
- le processus gouvernemental, celui de la police, police entendue comme organisation de la société, organisation où chacun se voit assigner une place et l'ordre d'y demeurer
- et le processus d'émancipation présupposant quant à lui l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui et affirmant le partage commun du monde.
Nous dirons, conclut-il, que « toute police, sinon à la légalité, porte tort à l'égalité ».
Affirmation, il est vrai, tout à fait contestable. Nous vous voyons déjà plisser les yeux et même froncer les sourcils par cette tension des orbiculaires si significative du presque désaveu. Mais enfin, en cette période de renvoi permanent à l'Etat d'Urgence et à la Police comme nouvelle fée du logis, il serait peut-être bon d'écouter l'argumentaire de notre philosophe.
Notre dictaphone est enclenché sur la petite table de marbre. Ce sont ses propos mêmes que nous vous restituons.
Jacques Rancière, quel est votre commentaire quant au brandissement permanent de la part du pouvoir du thème de l'insécurité ?
Le gouvernement actuel suit la leçon de Georges Bush : c'est comme chefs de guerre que les gouvernants créent le mieux l'adhésion. Face au chômage, il faut inventer des solutions et donc affronter la logique du profit. Quand on prend l'uniforme du chef de guerre, c'est tout de suite beaucoup plus facile. Ce que nos gouvernants savent le mieux faire, c'est gérer non pas la sécurité, mais le sentiment d'insécurité.
Je note que les seuls moments où François Hollande semble tirer son épingle du jeu, c'est lorsqu'il se produit une catastrophe. Ce qui, d'une part, ne dépend pas obligatoirement de lui, d'autre part, ne donne pas tellement envie de le voir perpétuellement au zénith.
Et que diriez-vous du Premier Ministre dénonçant la recherche « d'explications sociologiques » comme façon d'excuser le terrorisme ?
C'est une manœuvre, un épouvantail pour prouver a contrario que seules des mesures répressives seraient efficaces. La sociologie d'un milieu défavorisé sera toujours impuissante à dire pourquoi 10 ou 20 membres de ce milieu vont devenir djihadistes. Mais elle ne ni les favorise, ni les excuse.
Jacques Rancière, comme penseur on vous classe anticapitaliste. Pourtant, dans vos analyses, vous mettez plus volontiers en cause les pouvoirs politiques et intellectuels que les forces économiques.
Beaucoup croient qu'être de gauche c'est tout ramener à la domination du capital. Cette position engendre finalement une résignation morose à la loi d'un système. Non, c'est dans l'espace politique que s'organisent les formes de communauté qui accomplissent la domination capitaliste ou celles qui s'y opposent. La banque, la finance ne fabriquent pas elles-mêmes les formes de l'opinion qui créent un peuple à leur convenance. Ce sont les politiciens, les intellectuels et la classe médiatique qui font ce travail.
C'est la forme du gouvernement et son action qui organisent et légitiment la domination de la Finance sur toute la sphère sociale, économique et politique.
De façon plus générale et même planétaire, Jacques Rancière, cette transformation de tous les échanges humains en relations marchandes, véritable quête du Graal du néolibéralisme, n'est-ce pas désespérant ?
Dans les années 1920, on dénonçait le cinéma, où les classes populaires iraient s'abrutir devant des images ; dans les années 1960, on accusait la machine à laver et le PMU de détourner les prolétaires de la révolution… On fétichise aujourd'hui la toute-puissance de la marchandise, comme si la simple présence d'un iPhone dernier cri dans la vitrine suffisait à avaler les consciences. L'impuissance politique aujourd'hui ne vient pas du pouvoir hypnotique du dernier gadget. Elle vient de notre incapacité à concevoir une puissance collective susceptible de créer un monde meilleur que l'existant.
Cette impuissance a été nourrie par l'échec des mouvements révolutionnaires des années 1960 et 1970, par la chute du Mur et par la désillusion à l'égard des espérances démocratiques ouvertes par cette chute.
Et pour ce qui concerne la France, ce qui a démoralisé les forces progressistes, ce n'est pas la marchandise mais le pouvoir socialiste. Et je ne veux pas parler seulement des quatre dernières années. Les dommages moraux sont vertigineux.
Jacques Rancière, nous ne vous quitterons pas sans vous demander votre sentiment quant à cette fameuse idée qui court les colonnes aujourd'hui, celle de la Primaire à Gauche.
Sourire amusé. Nous sommes au Procope, pas dans un bar-tabac PMU, vous savez, ce jeu où l'on mise sur le cheval apparemment le mieux placé. Et le garçon ayant déposé la note sur le petit guéridon de marbre, entre les tasses de café, « Laissez, je vous en prie, c'est pour moi ! Mon salut amical à vos lecteurs. »