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Tatiana Pignon est docteure en sciences politiques et directrice associée à l’Autonomy Institute

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Tribune 15 juillet 2025

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Canicule au travail : des obligations des employeurs aux droits des salariés

Au-delà des obligations des employeurs, quels droits devons-nous garantir aux travailleurs et aux travailleuses pour contrer les impacts des canicules ? La gestion des vagues de chaleur ne peut être décorrélée d’une réflexion plus large prenant en compte les dimensions médicale, mais aussi sociale et même environnementale.

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84 départements français de métropole étaient en alerte canicule le mardi 1er juillet, selon Météo France. Le même jour entrait en vigueur un nouveau décret relatif à “la protection des travailleurs contre les risques liés à la chaleur” et intégrant les “épisodes de chaleur intense” parmi les risques prévus par le Code du travail. Si l’on peut saluer le fait qu’une obligation de protection ait ainsi été réaffirmée et spécifiée, cela pose une question plus fondamentale : au-delà des obligations des employeurs, quels droits devons-nous garantir aux travailleurs et aux travailleuses pour contrer les impacts des canicules ?

C’est la question que posait l’institut de recherche britannique The Autonomy Institute dans un rapport publié en mai 2025. L’équipe d’Autonomy, spécialisée dans les questions relatives à l’évolution du monde du travail et notamment connue pour avoir organisé le programme de réduction du temps de travail au Royaume-Uni en 2022, travaille depuis longtemps sur la question : en janvier 2023 déjà, un rapport intitulé “Left Out in the Sun” alertait, scénarios chiffrés à l’appui, sur la nécessité de légiférer sur une température de travail maximale et d’adapter les espaces de travail et de vie pour protéger les personnes des effets délétères d’une chaleur excessive.

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Dans ce nouveau rapport, mes collègues proposent une série de mesures pour répondre aux vagues de chaleur : l’établissement d’une température maximale de travail ; l’obligation d’avoir la possibilité de s’abriter de la chaleur ; l’organisation de pauses régulières pour permettre aux travailleurs de récupérer et de réguler leur température corporelle ; et, en dernier recours seulement, la réorganisation des horaires de travail hors des heures les plus chaudes. À l’appui de ces propositions, le rapport souligne, d’une part, que les effets de la chaleur sur le corps humain sont cumulatifs, ce qui rend les temps de répit absolument nécessaires ; et, d’autre part, que les vagues de chaleur ne sauraient justifier la dégradation des conditions de travail existantes, notamment par la modification unilatérale des horaires de travail ou la généralisation du travail de nuit.

Les analyses d’Autonomy sont centrées sur le Royaume-Uni, mais leurs conclusions sont applicables à toute l’Europe. Il est frappant de constater que si le débat s’approfondit en Angleterre, qui n’est pourtant pas le pays d’Europe le plus exposé aux canicules, l’Union européenne n’a toujours pas pris de mesures concrètes, alors que cela fait plusieurs années qu’elle connaît des épisodes de chaleur extrême de plus en plus longs et mortifères. Ce n’est que très récemment, de façon partielle, et malheureusement souvent trop tard que les pays les plus exposés - Grèce, Italie, Espagne - ont mis en place des mesures d’urgence pour réduire les risques. Pourtant, ces canicules à répétition sont prévues de longue date, et ne feront que s’intensifier dans les années qui viennent.

Il est donc temps de changer d’approche. Ce que souligne le rapport d’Autonomy, c’est que la gestion des vagues de chaleur ne peut être décorrélée d’une réflexion plus large prenant en compte les dimensions médicale, mais aussi sociale et même environnementale. Pour y parvenir, il ne suffit pas de renforcer l’obligation de protection des employeurs : celle-ci, bien qu’indispensable, est trop souvent tardive et insuffisante, notamment parce qu’elle est tributaire de l’impératif de profit et de productivité qui gouverne l’organisation du travail en milieu capitaliste.

Ce qu’il faut impérativement faire, c’est renforcer les droits des travailleurs et des travailleuses elles-mêmes, en leur garantissant des conditions de travail adaptées et le droit de participer à la définition de ce qui est ou non acceptable. Ainsi, une température maximale de travail devrait impérativement être fixée, et elle devrait sans doute se situer autour de 28°C, au lieu de 35°C comme le prévoit la législation italienne. De même, l’interruption du travail lors des heures les plus chaudes, comme en Grèce et en Italie, devrait s’appliquer à tous les travailleurs, sans laisser de côté ceux qui fournissent des services considérés comme “essentiels”. Il faudrait aussi spécifier qu’elle doit avoir lieu sans perte de salaire ni compensation sous la forme, par exemple, de travail de nuit, dont on sait qu’il lui aussi a des effets délétères sur la santé humaine. Enfin, certaines catégories de population sont plus en danger que d’autres : l’âge, l’état de santé, la classe sociale impactent considérablement le degré de vulnérabilité aux effets mortifères des canicules. Des mesures de protection spécifiques doivent donc être mises en œuvre partout où c’est nécessaire.

L’approche par les droits est en outre la seule à prendre en compte les interactions entre conditions de travail et conditions d’existence plus largement. Derrière le ou la salariée individuelle, il y a aussi les personnes qui dépendent d’elle : personnes âgées ou handicapées particulièrement exposées au risque sanitaire, enfants très jeunes ou scolarisés dans des établissements surchauffés. Cette semaine, malgré les déclarations de la ministre de l’Éducation nationale, 200 écoles publiques ont pris la décision de ne pas faire classe afin de protéger les enfants et le personnel de la chaleur excessive. De même, la modification des horaires de travail impacte la capacité des travailleurs à s’occuper de leurs enfants ou de leurs parents.

Comme l’avait fait la pandémie il y a quelques années, la crise caniculaire agit donc comme un révélateur des insuffisances de notre organisation sociale, et souligne que l’adaptation du monde du travail doit se penser en cohérence avec une adaptation de la société dans son ensemble. Elle doit nous inviter à réfléchir non seulement aux obligations des employeurs, mais aussi aux droits des personnes - toutes les personnes - pour travailler mais aussi vivre en sécurité dans ce nouveau paradigme climatique.

Tatiana Pignon est docteure en sciences politiques et directrice associée à l’Autonomy Institute (www.autonomy.work). Autonomy est un institut de recherche indépendant basé à Londres, spécialisé dans les transformations du monde du travail, qui accompagne notamment les organisations dans la mise en place de programmes de réduction du temps de travail sans perte de salaire.