Durant 50 ans, l’État a caressé le projet de construire un aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Au fil du temps, un certain nombre de personnes s'y sont opposés et finalement, Emmanuel Macron a abandonné le projet car il savait que le rapport de force ne lui était pas favorable. Ce faisant, il savait que ceux qui s’étaient mobilisés « contre l’aéroport », trop heureux que des dizaines d'avions ne survoleraient jamais leurs pavillons, finiraient par abandonner ceux qui contestent aussi « son monde ». Pour mieux régner, il n'a pas eu besoin de les diviser, eux-mêmes s'en sont chargés.
Depuis, il répète à l'envi qu'il faut « respecter l'état de droit. ». Parlons-en. L'article II de la Déclaration des Droits de l'Homme stipule que la propriété figure parmi les « droits naturels et imprescriptibles », ce que confirme l'appareil juridique, tout entier axé sur la notion de propriété privée. Toutefois, si l'on revient à cet article, les choses sont plus complexes. Il valorise en effet également la liberté et la résistance à l'oppression sans stipuler que la liberté n'est accessible qu'aux propriétaires ni envisager que l’État puisse rendre légitime un nouveau type d'oppression, par exemple le marché, dès lors qu’il ne le régule pas.
Ne faisons pas mine d’espérer que la référence à la fraternité républicaine pourrait compenser ce vide juridique : "les lois" du marché remisent les valeurs humaines au folklore et les riches n’aident jamais les pauvres à monter des projets qui ne le servent pas, eux d’abord. Par ailleurs, très peu de gens conçoivent l'idée même d'une oppression du marché. Vouloir préserver le boccage du béton, du kérosène et du bruit n’a aucun sens pour le patron, ni pour le politique, persuadé que l’intérêt général passe par les bonnes affaires de celui-ci, ni pour le prolo, qui attend de lui son pécule. Mais il y a plus grave : "respecter la terre" (en ne lui injectant aucun pesticide), "se respecter soi-même" (à la différence des praticiens de l'agriculture intensive, qui meurent du cancer)... tout ça ne fait pas le poids face à l'innovation. « On n’arrête pas le progrès », que diable ! et quiconque en doute doit être marginalisé, voire réprimé.
Soit, mais alors que nos dirigeants nous expliquent pourquoi les patriotes de 1789 auraient dû, avant de raser la Bastille, demander l'autorisation au roi par voie de formulaires individuels. Et s’ils se rappellent que la sûreté constitue le quatrième fondement de l'article II, qu’ils nous démontrent que les zadistes menacent l’ordre public. Que Nicolas Hulot, qui invoque si bien la "raison d’État", nous explique ce qu’il y a de rationnel à criminaliser un défenseur de l’environnement et comment il est capable, lui, de monter un projet en quelques jours sous les grenades et les gaz suffocants.
Si nos dirigeants utilisent la violence contre les pacifiques zadistes, c’est parce qu'ils disposent de la légitimité pour le faire, ils en ont même le monopole, comme le soulignait Max Weber. Pour la majorité de nos concitoyens, et comme l'écrivait Hegel en 1820, « il faut vénérer l’État comme un être divin-terrestre ». A gauche comme à droite, que l’on croie à l’État-providence ou à l’État-gendarme, se vérifie ce que résumait Jacques Ellul en 1973 : « ce n'est pas l'État qui nous asservit, même policier et centralisateur, c'est sa transfiguration sacrale ». Et Raymond Aron était bien inspiré, lui aussi, lorsqu’il avançait qu’à l’ère des états-nations, la politique est une religion séculière. C'est cette situation qui, au fond, dispense les dirigeants de tout sens des responsabilités. Au lieu de faire écraser des cabanes et des semis dans des coins perdus, ils feraient mieux de s’attaquer à leurs véritables ennemis, bien plus redoutables que la finance, que le président Hollande s’était autrefois naïvement cru capable de défier.
Nous en voyons essentiellement trois. La duplicité d’abord : que l’on nous explique ce qu’il y a de légal d’envoyer des frappes en Syrie en contournant le Conseil de sécurité de l’ONU. Deuxièmement, l’aveuglement. Au lieu d’encenser béatement le progrès, comment ne pas réaliser qu’avec la démocratisation de l’intelligence artificielle, les cyberattaques seront de plus en plus aisées et comment ne pas comprendre que, dès aujourd’hui, les réseaux sociaux font élire à la Maison Blanche un huluberlu. Last but not least : le cynisme. Ce qui manque le plus à nos technocrates et qui leur permettrait de préférer les valeurs morales aux valeurs de l’argent, de cesser d’idolâtrer la croissance et de quitter le terrain de la politique spectacle, c’est ce qui, déjà au temps d’Edmond Rostand et de Cyrano faisait défaut mais qui n’a jamais manqué chez les zadistes : le panache.