Goethe nous disait dans Les affinités électives que "ce ne sont ni les fous ni les sages qu'il faut redouter, mais les demi-fous et les demi-sages, car ceux-là seuls sont réellement dangereux".
Les récentes évolutions dans le rapport de force entre les Etats-Unis d'Amérique et la Corée du Nord sur la question de l'utilisation de l'arme atomique rendent cette réflexion criante d'actualité. Si Donald Trump a promis "le feu et la colère" en réponse aux derniers essais balistiques nord coréens, Kim Jong-Un a répondu qu'il n'hésiterait pas à faire payer aux américains "le prix de leurs crimes". La plupart des observateurs craignent, à raison, qu'une escalade des tensions entre ces deux chefs d'Etat connus pour leur mégalomanie n'enclenche un processus irréversible, la destruction mutuelle assurée, clef de voûte de la doctrine de l'équilibre de la terreur.
Contrairement à ce qu'on se plaît à affirmer, aucun de ces hommes n'est fou à lier. A l'inverse, ni l'un ni l'autre de ces belliqueux chefs d'Etat n'ont brillé par la sagesse des options diplomatiques qu'ils proposaient. Leurs agissements prouvent néanmoins que les deux hommes se sont engagés dans un bras de fer géopolitique cohérent avec, en toile de fond, la défense d'intérêts nationaux qu'ils ont tous deux bien intégrés. C'est précisément ce bras de fer, qui n'est ni sage ni totalement fou, qui est le plus grand danger à court terme pour l'humanité.
Côté nord coréen, l'obtention d'une capacité de projection nucléaire est vue comme l'unique moyen de se protéger d'un ennemi bien plus puissant, mieux équipé et organisé. Le principe est simple : si les Etats-Unis attaquent, ils sont sûrs et certains de gagner. Mais à quel prix si les bases militaires installées dans le Pacifique sont rasées et qu'une partie de la côte ouest est vitrifiée ? Oui, Kim Jong-Un peut sans doute être décrit comme un tyran mégalomane, mais il a bel et bien le sens des réalités et sait comment se prémunir d'une ingérence américaine dont la péninsule coréenne porte encore les cicatrices. Avant de crier au loup, rappelons-nous que de Gaulle avait utilisé la même stratégie pour se protéger des velléités soviétique et américaine. Certes, le Général n'avait rien d'un Kim Jong-Un, mais le principe doctrinaire demeure le même. Face aux superpuissances, la seule garantie fiable d'indépendance est la maîtrise de l'arme suprême, celle qui rend toute guerre inutile et stérile. Au-delà de l'aspect totalitaire bien connu du régime nord coréen, la volonté du chef de l'Etat de se prémunir d'une invasion n'est-elle pas compréhensible eu égard aux ravages de la guerre de Corée ? Comment ne pas imaginer que les coréens du nord, propagande mise de côté, souhaitent être définitivement à l'abri d'une attaque américaine ? Dans cette optique, Kim Jong-Un n'est-il pas en passe d'assurer l'inviolabilité de son pays en même temps que de renforcer son assise sur le pouvoir ?
Côté nord américain, Donald Trump veut accomplir plusieurs objectifs qui servent une finalité commune : celle de réaffirmer l'hégémonie américaine dans le Pacifique et dans le monde. Finie l'époque où l'Europe était le cœur des enjeux géopolitiques des grandes puissances. Place à l'Asie du Sud-est, zone géographique la plus peuplée du globe et donc plus grand marché existant pour écouler des marchandises. Pour ce faire, il doit simultanément assurer la sécurité de ses bases militaires et de ses alliés historiques, au premier plan desquels le Japon et la Corée du Sud, tout en veillant à ce que Xi Jinping, le Président de la République Populaire de Chine, ne profite pas du conflit qui couve pour réaffirmer une autorité grandissante dans la région et mener à bien ses velléités expansionnistes, notamment en "mer de Chine". C'est en partie pour cette raison que le Président américain a intimé au Président chinois de se montrer ferme vis à vis de son vassal coréen. Ce faisant, il incrimine l'alliance nouée entre la Chine et la Corée du Nord tout en se réservant le droit d'intervenir militairement, quitte à donner un exemple sans précédent lui permettant d'entrer tristement dans l'histoire et de montrer qu'il n'hésite pas à faire feu en cas de menace pour la sécurité nationale et son égo.
Dans ce jeu de rôle aux conséquences possiblement apocalyptiques, il semble presque évident que ni Donald Trump ni Kim Jong-Un ne feront usage de leur arsenal nucléaire. Les deux Chefs d'Etat jouent la partition du hardpower pour camper sur leurs positions, qui se comprennent toutes deux au vu des intérêts nationaux qu'ils doivent protéger et affirmer. Là où le bât blesse, c'est lorsqu'on observe les hommes au-delà de leur stature de chefs d'Etat. Tous les deux sont bel et bien mégalomanes et se sont montrés prêts à mener des opérations militaires pour renforcer leur image de chefs de guerre. Si d'aventure ils le souhaitaient, tous deux pourraient déclencher une apocalypse nucléaire, puisqu'ils en ont constitutionnellement le droit.
Qui dit Constitution ne veut pas nécessairement dire légitimité. Comment justifier qu'un homme puisse à lui tout seul déclencher un hiver nucléaire qui toucherait des milliards d'êtres humains, si ce n'est l'humanité entière et l'ensemble du vivant sur cette planète, sans garde-fous ? Si l'escalade des tensions en Corée du Nord doit nous apprendre quelque chose, c'est que nous nous devons de questionner le rapport du pouvoir exécutif vis-à-vis de l'arme atomique, même en France, car nous ne sommes et ne serons jamais parfaitement à l'abri des demi-fous et des demi-sages.