Il y a des enquêtes qu’on aimerait être inutiles. Des réalités qu’on souhaiterait totalement disparues. Ici, c’est un phénomène bien précis qui nous préoccupe, et ce phénomène a la détestable tendance à ressembler à d’autres phénomènes détestables. Lors de ce phénomène, il arrive qu’un élève prenne l’ascendant psychologique sur un de ses camarades pour l’humilier ou l’insulter, et ça ressemble un peu au harcèlement scolaire. Pour justifier ce phénomène, l’agresseur dit qu’il aime et protège sa victime, et la victime dit qu’elle aime son agresseur, car ils sont de la même "famille". Et la victime minimise, dit que “c’est normal” et que c’est pour son bien, alors ça ressemble furieusement aux violences conjugales et intrafamiliales. Et quel meilleur endroit qu’une famille dysfonctionnelle pour que la loi du silence règne et que les voisins se taisent quand ils entendent les cris et les coups.
Et il s'agit aussi d’un phénomène où, comme pour les viols et les violences conjugales, les plaintes sont rares, car elles ne sont pas prises au sérieux par la police (sauf quand il y a un mort). Et les condamnations sont rares, même quand il y a un mort.
On appelle ça le bizutage. Mais le bizutage n’est pas un simple fait très identifiable comme le meurtre, le viol ou l’agression. Le bizutage est une méthode, un processus qui mène à des violences variées.
Durant leurs deuxième et troisième années d’étude, les étudiants de la faculté de médecine de Lille s’organisent en “groupes d’intégration”. Il y en a 8 différents, chacun avec son nom, sa couleur, son logo et ses membres (d’une vingtaine à plus de cinquante). Ces groupes perdurent dans le temps depuis de nombreuses années, et s’ils ne sont peut-être pas tous des groupes où le bizutage survient, trop nombreux sont touchés de manière certaine.
Nous sommes dans une soirée d’intégration organisée par l’un de ces groupes, quelque part entre un appartement bondé et festif ou en plein air dans un espace vert nocturne de la citadelle de Lille. Un premier individu tient dans sa main une seringue en plastique remplie d’un mélange alcool-jus de fruit. Face à lui, un second individu est à genoux, et le premier lui fait boire le contenu de la seringue. Cette scène n’est pas isolée, elle a été répétée par de nombreux protagonistes lors de nombreuses soirées. Tout a été orchestré pour que tous ceux qui jouent le rôle du second individu en arrivent à accepter cette forme de soumission face à ceux qui jouent le rôle du premier, que leur consentement soit manipulé, car les seconds sont des “bizuths”. Sur la base de cette différence établie entre deux générations d’élèves pourtant très proches, c'est comme cela que les premiers les appellent les seconds. Et de temps à autre au cours d’une soirée, les bizuths sont mis à genoux pour boire à la seringue. Ou parfois à la bouteille, et parfois debout si les anciens sont magnanimes. Mais pas dans des verres, car dans certaines de ces soirées, il n’y a même pas de verre, juste des seringues. Quelle idée saugrenue de laisser boire des bizuths par eux-mêmes avec leur propre verre, cela pourrait leur donner l’illusion qu’ils peuvent échapper aux traditions… alors pas de verre dans ces soirées d’intégration organisées par les anciens. Ces derniers ne sont aujourd’hui plus des bizuths eux-mêmes, ils sont les parrains et marraines et ont ainsi leurs propres bizuths. C’est comme cela que ces rituels d’alcoolisation forcés sont perpétrés d’année en année. Ceux qui y sont passés reproduisent inconsciemment la manipulation.
Mais il n’y a pas que l’alcoolisation : il y a aussi les humiliations, les règles à tendance autoritaire qui interdisent les relations de couple entre un parrain-marraine et son bizuth. Et si un couple en se formant contrevient à cette règle, alors il sera châtié dans les rires. On colorera les cheveux de la contrevenante de la couleur de son groupe d’intégration, afin que tout le monde sache avec qui elle couche. Et on rasera la tête du garçon, car un homme doit être fort dans la tête de ces machistes refoulés, alors il peut bien supporter qu’on porte atteinte à son intégrité physique au milieu des rires.
Et il y a l’image des femmes sexualisées et soumises aux hommes qui font partie des symboles qu’ils colportent, les injures sexistes, et les agressions sexuelles. Parfois, on mettra tout un groupe en sous vêtements, on les recouvrira de peinture et on leur attachera les mains dans le dos pour leur faire simuler des scènes de sexe orale. Les anciens les ont préparés à cela en les appelant bizuth dès le commencement de cette relation de domination manipulatrice. Une domination qui tente de se dissimuler derrière les apparences de la fête. Car ils font beaucoup la fête. Mais parfois aux détours d’une fête, ils bizutent (mais certains événements ont uniquement pour but d’établir la domination, et ne sont en rien des fêtes).
Si les anciens prétendent ne bizuter personne, c’est parce qu’ils pensent (ou plutôt : qu’ils croient) que le bizutage a disparu chez eux lorsqu’on a décidé qu’il s’agissait d’intégration. Et aussi parce qu’ils ferment les yeux sur ce qui se passe juste à côté d’eux, dans le week-end d’intégration d’à côté, dans la soirée d’à côté. Peu de courage chez ces futurs médecins, et une vérité qui les dérange suffisamment pour qu'ils refusent d'en parler et de témoigner.
Dans les écoles ou facultés où des bizutages étaient pratiqués avant la loi de 1998, loi qui condamne désormais celui-ci, on remarquera que la notion d’intégration étudiante a tendance à n’être qu’une couverture pour ce qui continue d’être des bizutages “adoucis”. Car difficile de ne pas relever du bizutage lorsqu’on prétend défendre des traditions et des valeurs d’antan et que “antan” correspond à des bizutages plus que violents. C’est le grand paradoxe et le grand piège argumentatif que tendent les bizuteurs (comme les bizutés prêts à reproduire le phénomène) et qui leur sert de paravent : à les écouter ils sont des héritiers de valeurs et de logiques anciennes et nobles, et en même temps ils seraient les légitimes défenseurs des valeurs modernes de la tolérance, du féminisme et du consentement. Dans les faits, ce sont des réactionnaires dominateurs et machistes. Mais reconnaissons au moins qu’ils ne s’en rendent même pas compte, et que pour la plupart d’entre eux, la honte les prendra aux tripes lorsqu’ils comprendront. Alors il est urgent qu’ils comprennent.
Pour casser les bizutages, il va falloir que les étudiants concernés comprennent l’ignominie de ce qu'ils défendent. Il va falloir briser les logiques de reproduction et les argumentations fallacieuses, donc que toutes les logiques de transmission de valeurs entre deux générations d’étudiants ne soient plus au premier plan, mais passe au second plan face aux réflexions sociologiques et démocratiques que ces étudiants ne se posent visiblement pas assez dans le cadre de ce qui constitue leur intégration. Et il va falloir le faire en ne brisant que des processus, pas des personnes.
Lorsqu’on discute et bataille avec certains d’entre eux, on arrive à leur extirper quelques aveux ou concessions : oui, c’est vrai, certains ont conscience qu’au milieu de la fête il peut s’agir de bizutage. Mais la tentation est trop grande, les évènements sont vendeurs et colorés, la fête orgiaque : ils pèsent les avantages face aux désagréments potentiels. Ainsi, à la faculté de médecine de Lille, environ deux tiers des étudiants de chaque promotion intègrent un des groupes d’intégration. Parmi ces 8 groupes, les bizutages persistent sous diverses formes dans au moins la moitié d’entre eux. Près de 50% des 450 étudiants des promotions de ces dernières années sont ainsi exposés à des bizutages. Et certains en sont les victimes directes. C’est un cocktail d’égoïsme, d’ignorance et de peur qui maintient la loi du silence (des choses très humaines en somme). Ceux qui n’en souffrent pas préfèrent pour beaucoup se taire et laisser les évènements se dérouler tels que les traditions et les valeurs que se transmettent ces étudiants le dictent.
Si l’auteur d’Un Champ de Mines publie cette longue enquête sous pseudonyme, c’est probablement que le sujet ce n’est pas lui, mais bien les étudiants en question. Plus exactement, ce sont les processus en place qu’il faut mettre en lumière pour mieux pouvoir les désamorcer. Ces processus manipulent l’ensemble des étudiants concernés, et en transforme chaque année invariablement une petite proportion d’entre eux en victime d’humiliations, voire d’agressions sexuelles. Il faut tout simplement que cela cesse. Alors une stratégie se dessine, et paradoxalement, cette stratégie nécessite une forme de lutte et de violence. Il va falloir “encercler” les protagonistes de ces pratiques, pour mettre face à leur contradiction le plus grand nombre d’entre eux, et les sortir de cette forme d’embrigadement sournois qui les a emportés en leur offrant la fête dont ils avaient besoin. Que chacun sache qu’il est regardé, qu’il ne sert plus à rien de se murer dans l’omerta. Nous savons ce que vous faites, et si beaucoup d’entre vous n’êtes coupables de rien, vous ne pouvez pas tolérer en tant que futur soignant ce que vous voyez, cautionnez et vivez. Et nous vous aiderons à en sortir. Il aura fallu le décès d'un étudiant en marge d'une de ces soirées pour que le sujet ressurgisse au grand jour et que l'enquête citée précédemment puisse avoir de l'écho.