Grandes absentes de la précédente législature, les politiques sociales sont un des enjeux fondamentaux des élections européennes.
Selon Antoine Colombani, haut fonctionnaire, l'Europe sociale doit se construire avec une nouvelle stratégie.
Le scrutin du 7 juin 2009 confronte les électeurs européens à des choix fondamentaux pour l'avenir de l'Europe. L'un de ces arbitrages concerne le rôle de l'Union européenne en matière sociale. Pour certains, qu'ils entendent privilégier l'Europe-marché ou prétendent vouloir préserver les modèles sociaux nationaux, ce rôle doit demeurer résiduel. Or, l'ignorance de la dimension sociale introduit au cœur de la construction européenne un déséquilibre qui engendre des effets pervers et contribue à l'éloigner des citoyens.
C'est l'économie sociale de marché et non le néolibéralisme débridé qui devra définir le modèle de développement de l'après-crise. Malgré cette évidence, un certain pessimisme s'est installé sur l'avenir de l'Europe sociale, qui a été, il est vrai, la grande absente de la législature 2004-2009. Mais cet immobilisme s'explique avant tout par un manque de volonté politique et par la persistance de malentendus sur ce sujet parmi les 27. Et la réorientation passe d'abord par le rapport de forces parlementaire, qui pourrait s'avérer décisif.
L'idée d'Europe sociale appelle une stratégie renouvelée, ambitieuse et réaliste, prenant pleinement en compte les réalités de l'Union européenne élargie et les caractéristiques de son système politique. La diversité des modèles nationaux et le rattrapage économique des nouveaux Etats membres sont légitimes et souhaitables. Dès lors, il ne peut s'agir de poser « l'harmonisation par le haut » comme une sorte de préalable au marché unique. L'essentiel est plutôt de rechercher une convergence graduelle en s'assurant que le développement économique s'accompagne du progrès social, ce qui passe par une articulation des dispositifs nationaux et supranationaux. Cette stratégie pourrait reposer sur trois piliers.
L'Union européenne doit construire progressivement un socle commun de droits sociaux, constitutifs de son identité et de son modèle de développement (temps de travail, droit de grève, salaire minimum...) en s'appuyant notamment sur la Charte des droits fondamentaux.
L'Union doit également faire preuve de volontarisme afin de généraliser la pratique du dialogue social à tous les niveaux - national (à travers l'adoption de principes communs), transnational (aussi bien dans les branches que dans les entreprises multinationales) et paneuropéen (entre le patronat et la Confédération européenne des syndicats).
Enfin, l'Union doit agir pour garantir un haut niveau de protection sociale grâce à l'adoption d'objectifs précis et ambitieux dans ce domaine mais aussi à l'émergence d'une véritable politique communautaire « d'investissement social », qui complèterait les Etats-providence nationaux en se concentrant sur le capital humain.
Le thème de l'absence d'une « Europe sociale » capable de faire contrepoids au marché unique s'est trouvé ces dernières années au cœur des débats sur l'avenir de la construction européenne. Le parti des socialistes européens (PSE), dans son manifeste commun à l'ensemble des sociaux-démocrates des 27 Etats membres, choisit d'en faire un thème de campagne central pour les élections européennes de 2009. En effet, si l'attention récente s'est surtout focalisée sur les urgences liées à la lutte contre la récession mondiale, le contexte actuel de crise et de remise en cause des politiques néolibérales des dernières décennies expose plus que jamais au grand jour les carences de l'action de l'Union en matière sociale.
Le bilan de la dernière législature dans ce domaine apparaît d'ailleurs particulièrement maigre. Après avoir connu quelques développements significatifs dans les années 1990, l'Europe sociale a achoppé sur deux écueils, celui du scepticisme voire du désintérêt pour la question - celui du PPE et de José Manuel Barroso - et celui du discours incantatoire entendu parfois à gauche. Outre qu'elles conduisent le plus souvent à l'inaction, ces deux attitudes perdent de vue le fait que le développement de la dimension sociale de l'Union constitue une réponse souvent souhaitable et parfois indispensable à des besoins concrets des citoyens européens. La période actuelle est l'occasion de redonner une ambition constructive à l'Europe so-ciale - pour laquelle un rapport de force solide en faveur de la gauche réformiste au Parlement européen constitue un préalable essentiel.
1 - L'EUROPE SOCIALE EST-ELLE A BOUT DE SOUFFLE ?
1.1 - LE FATALISME S'EST PROGRESSIVEMENT INSTALLE
« L'Europe sociale » a hérité des phases successives de son histoire ses diverses réalisations et ses modes d'action.
Un droit du travail européen s'est développé comme corollaire de la construction du marché intérieur. La mise en œuvre du principe de libre circulation des travailleurs nécessitait en effet l'adoption d'un ensemble de normes minimales communes (santé et sécurité au travail, détachement des travailleurs, coordination des systèmes de sécurité sociale...).
Dans les années 1980, Jacques Delors a lancé le dialogue social européen, consacré par le traité de Maastricht. Ainsi, des accords collectifs encadrent le travail à temps partiel, les contrats à durée déterminée ou encore les congés parentaux.
La politique régionale, l'une des principales politiques d'intervention de l'Union, intègre des objectifs sociaux, par l'intermédiaire du Fonds social européen doté de 75 milliards d'euros pour 2007-2013.
A partir de la deuxième moitié des années 1990, période caractérisée par une majorité de gouver-nements sociaux-démocrates, « l'Europe sociale » a connu un certain regain de vitalité.
La perspective de l'élargissement a conduit à réactualiser de nombreux pans du droit social communautaire tandis que les traités de Maastricht puis d'Amsterdam introduisaient timidement une nouvelle approche fondée sur les droits fondamentaux - en particulier la lutte contre les discriminations, qui s'est imposée dans le prolongement du principe d'égalité hommes-femmes ancré de longue date dans le droit communautaire. Cette nouvelle orientation se distingue du simple accompagnement du marché unique.
Beaucoup d'espoirs ont été placés dans l'introduction de la « méthode ouverte de coordination ». Dans le cadre de cette innovation dans l'édifice européen, consacrée au sommet de Lisbonne en mars 2000, des objectifs communs en matière d'emploi, de protection sociale et de lutte contre l'exclusion sont adoptés et périodiquement évalués, les Etats conservant l'entière maîtrise des moyens. Liés à la stratégie économique de l'Union, ces objectifs étaient initialement conçus comme leur complément nécessaire.
Cette dynamique s'est brisée en 2004, sous l'effet conjugué de diverses évolutions qui ont pro-gressivement créé une situation de blocage.
La perte de pouvoir et d'influence de la social-démocratie en Europe a relégué au second plan les préoccupations sociales. Simultanément, la Commission européenne, sous la présidence de José Manuel Barroso, a revu ses ambitions à la baisse et choisi de centrer son action sur les problématiques économiques et environnementales - au risque, parfois, de donner un impression de parti-pris idéologique.
Les ratés de la stratégie de Lisbonne ont nourri le scepticisme et le désintérêt progressif des Etats membres et des institutions envers les modes de coordination souple. Le besoin de recentrage de la stratégie à mi-parcours a conduit à dissocier les questions économiques des questions de protection sociale, qui revêtent depuis lors une faible visibilité politique.
L'absorption de l'élargissement de 2004 ne s'est pas accompagnée d'une réflexion sur les ambitions sociales de l'Union dans ce contexte nouveau. Dans le même temps, le discours favorable à l'Europe sociale s'est trouvé de plus en plus associé à des manifestations de méfiance vis-à-vis des nouveaux Etats membres - accusés de dumping social - voire à des velléités de protectionnisme interne à l'Union. Du moins ce discours a-t-il été perçu comme tel, contribuant à créer un véritable blocage politique. Le référendum français de 2005, qui s'est en partie joué sur ce débat, n'a pas conduit à instaurer un rapport de forces plus favorable à l'Europe sociale mais a plutôt accentué ce fossé.
1.2 - UNE VISION A RECONSTRUIRE, UNE STRATEGIE POLITIQUE A REDEFINIR
Pour surmonter cet épuisement apparent et reconstruire une vision sociale à la fois transformatrice et adaptée aux réalités de l'Europe contemporaine, il est indispensable de lever un certain nombre de malentendus.
Le « modèle social européen » est une réalité : il existe en Europe une réelle communauté de valeurs et de principes qui conduit à accorder une place particulière au dialogue et à la protection sociales. Mais les traditions nationales et les choix collectifs quant aux modalités de mise en œuvre divergent parfois fortement. Il faut reconnaître l'entière légitimité de ces différences. L'échelle nationale a sans doute vocation à rester, au moins dans l'avenir proche, le cadre privilégié d'expression des solidarités. La construction européenne doit donc coordonner, rapprocher ou compléter les pratiques nationales en créant des solidarités européennes, mais aussi leur laisser l'espace et les marges de manœuvre suffisantes pour se déployer pleinement.
L'utilité et la légitimité d'un marché unique rassemblant des économies aux niveaux de développement différents doivent également être reconnues sans ambiguïté. Les « nouveaux Etats membres » issus de l'élargissement poursuivent une logique de rattrapage économique. Même si certains d'entre eux demeurent fragiles, cette stratégie a bien fonctionné depuis 2004 et s'est avérée collectivement bénéfique. Elle n'a pas entraîné d'effets néfastes sur l'emploi ou les droits sociaux chez les 15 « anciens » Etats membres . Cette hétérogénéité interne provoque certes des tensions, et peut donner lieu à des irrégularités dont il ne s'agit pas de nier la réalité. Mais force est de reconnaître que les nouveaux Etats membres ont poursuivi des stratégies de rattrapage classiques et n'ont pas misé sur une stratégie de « dumping social ».
La redéfinition d'une stratégie à la fois ambitieuse et réaliste pour l'Europe sociale doit également tenir compte des caractéristiques propres au système politique de l'UE, qui rend nécessaires des coalitions larges au sein du Parlement et entre les gouvernements.
Si l'objectif d'une « harmonisation par le haut » des droits sociaux - voire d'une européanisation de la protection sociale - paraît improbable et demeure extrêmement minoritaire, des points d'accord sont possibles. Le discrédit des politiques néo-libérales, diagnostic partagé désormais au-delà de la gauche, pourrait y contribuer.
Ce consensus s'articulerait autour de la notion « d'économie sociale de marché ». Cette notion pourrait en effet être revisitée et adaptée au contexte socioéconomique actuel. Elle s'appuierait sur l'idée de régulation des marchés, mais aussi sur trois piliers « sociaux » : les droits reconnus aux travailleurs ; la place accordée au dialogue social ; enfin, la nécessité d'un Etat-Providence centré sur l'investissement social.
Comme aux débuts de la construction européenne, ce concept semble en mesure de conduire à des compromis constructifs entre des courants politiques divers - en particulier, entre une tradition centriste ou démocrate-chrétienne surtout soucieuse de stabilité sociale et d'une croissance économique équilibrée mais également ouverte à l'idée de considérer le social comme un investissement dans l'avenir, et d'autre part une tradition social-démocrate à la recherche d'un modèle de développement faisant toute sa place aux exigences de réduction des inégalités et de justice sociale.
Le rapport de forces parlementaire peut faire bouger les lignes. Il a ainsi conduit en décembre dernier au rejet de la proposition de révision de la directive sur le temps de travail qui prévoyait d'autoriser une extension de la durée maximale hebdomadaire (dans certains cas jusqu'à 65 heures). Malgré sa majorité de droite, le Parlement européen adopte souvent des positions plus progressistes que la Commission et les Etats. Une représentation renforcée du PSE pourrait exercer un impact très significatif sur le processus de décision, mais aussi sur les positions de la Commission. L'action parlementaire relaierait le travail de la Confédération européenne des syndicats et des ONG rassemblées dans la « plate-forme sociale », qui se sont montrées de plus en plus actives sur le sujet de l'Europe sociale ces dernières années.
Dans cette période propice aux remises en causes, les positions de certains Etats pourraient évoluer. Les pays scandinaves, qui refusent traditionnellement l'intervention de l'Union en matière sociale, voient aujourd'hui certains éléments de leur modèle de démocratie sociale remis en cause par la jurisprudence récente de la Cour de justice. Même si les sociaux-démocrates européens sont inégalement attachés à la construction d'une Europe sociale - beaucoup considérant que ces sujets doivent rester nationaux - la prise de conscience de l'interdépendance entre le marché unique et les modèles sociaux est croissante. L'élection de davantage de gouvernements progressistes parmi les Etats membres de l'Union dans les années à venir changerait également la donne.
On peut enfin noter qu'en dehors de la question des salaires, les traités donnent toute la latitude souhaitable à l'Union européenne pour développer ses interventions en matière sociale. L'Europe sociale n'est donc pas un problème juridique ou institutionnel mais un problème politique !
2 - DONNER UNE NOUVELLE AMBITION A L'EUROPE SOCIALE
2.1 - DEFINIR UN SOCLE COMMUN DE DROITS
La relance de l'Europe sociale passe avant tout par la définition d'un socle commun de droits sociaux constitutifs du modèle social européen et de la citoyenneté européenne. Ce socle commun doit reposer sur le principe d'harmonisation minimale ; il convient en tout état de cause de s'assurer que la faculté d'un Etat de garantir un niveau de protection supérieure n'est pas remise en cause (clauses de « non régression sociale »). Cet édifice doit être construit patiemment en partant de la réalité de l'Europe à 27 et en respectant les caractéristiques nationales : il s'agira rarement d'aligner la norme européenne sur le droit suédois ou français, et a fortiori d'introduire par la voie européenne des dispositions plus protectrices que celles en vigueur dans un pays comme la France. L'élévation du degré de protection doit aller de pair avec le rattrapage économique.
La Charte des droits fondamentaux, plus précisément les droits sociaux qu'elle contient (chapitre IV), devrait logiquement constituer le fondement d'une telle démarche. Si elle ne constitue pas en soi une nouvelle base juridique pour des interventions européennes, elle entrera bel et bien dans l'ordre juridique communautaire à compter de l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Ce nouvel outil permet de changer de logique : certaines dispositions sociales viseront désormais à protéger et garantir des droits fondamentaux et non plus seulement à permettre la réalisation du marché unique en facilitant la libre circulation des travailleurs.
L'incertitude juridique quant à la portée exacte de la Charte suscitée par la clause d'opt-out de la Pologne et du Royaume-Uni, doit être levée le plus rapidement possible, par la voie politique ou juridictionnelle. Les droits fondamentaux ne sauraient être à géométrie variable et il est essentiel que l'application du droit communautaire demeure uniforme. Mais le refus de quelques-uns ne doit pas devenir un prétexte pour lui ôter toute valeur.
Parmi les droits à garantir, ceux qui concernent le temps de travail et les congés revêtent une importance particulière. Face aux tentations dérégulatrices dans ce domaine, il est essentiel d'ancrer des garanties significatives dans le droit communautaire.
La limite maximale de temps de travail hebdomadaire, fixée en principe à 48 heures par une directive, doit être affirmée sans dérogation possible. Le projet de révision permettant d'étendre cette durée à 65 heures a été rejeté par le Parlement européen. Il est essentiel que la révision de ce cadre mette fin aux opt-outs permettant aux Etats qui le souhaitent d'y échapper ; leur maintien affaiblit et contredit l'idée même de droits fondamentaux européens. De plus, cette norme qui vise à protéger la santé et la sécurité des travailleurs ne doit pas être un élément de négociation individuelle entre l'employeur et l'employé.
Pour la rendre effective dans l'espace européen, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle doit faire l'objet d'une approche volontariste et non minimaliste. C'est pourquoi il apparaît souhaitable de porter le congé maternité à 20 semaines, comme le propose la Commission parlementaire, d'introduire un droit au congé paternité et d'étendre la durée du congé parental tout en le rendant incitatif au partage des tâches au sein du foyer.
L'Union européenne doit également se saisir de la question du droit à l'action collective (dont la grève). Ce droit fondamental, inscrit dans la Charte, entre en tension avec les libertés économiques du traité de Rome - plus précisément la libre prestation de services et la liberté d'établissement. Les arrêts Laval et Viking de la Cour de justice ont suscité la controverse en considérant que l'exercice du droit à l'action collective peut dans certains cas constituer une restriction à ces libertés. Une meilleure conciliation entre ces deux types d'exigence pourrait passer par l'élaboration d'une définition commune du droit à l'action collective lorsque les dispositions du traité sont en jeu.
Enfin la question des salaires devrait faire l'objet d'une réflexion au niveau européen. Le principe proposé par le PSE d'un salaire minimum adopté soit par la loi soit par convention collective, en fonction du niveau de vie dans l'Etat membre concerné, pourrait être retenu. La portée symbolique forte d'une telle initiative pourrait contribuer à apaiser certaines craintes sur le marché unique tout en consolidant une approche fondée sur la complémentarité entre le développement économique et les garanties sociales mais respectueuse des différences.
Les exigences du marché unique doivent être mieux conciliées avec l'existence de droits sociaux effectifs. Pour améliorer la prise de décision, toute nouvelle mesure communautaire devrait être soumise à une étude d'impact social et les politiques de libéralisation déjà adoptées devraient faire l'objet d'une évaluation en ce sens.
Pour les travailleurs détachés, auxquels les règles minimales de protection du pays d'accueil (salaire, temps de travail, conditions de travail, congés...) doivent s'appliquer, le cadre juridique doit être clarifié.
Face aux inquiétudes fortes qui s'expriment sur le sujet, il est indispensable de mieux contrôler l'application de cette directive, ce qui passe notamment par la coopération du pays d'origine, et d'introduire un véritable dispositif de lutte contre les sociétés « boîte aux lettres » qui s'établissent dans un autre Etat membre dans le seul but de jouer sur un droit social moins contraignant.
L'émoi suscité par les récents arrêts de la Cour (Laval, Rüffert) est lié aux diverses interprétations de la directive en cause. La Cour considère que les normes minimales applicables ne peuvent être fixées que par la loi ou les conventions collectives « d'application générale » dans le secteur concerné (c'est-à-dire ayant force de loi). Dans l'immédiat, il est nécessaire que les partenaires sociaux et les Etats adaptent en conséquence leurs dispositifs permettant de protéger les travailleurs détachés et d'éviter un éventuel « dumping social ».
Néanmoins une révision de la directive « détachement des travailleurs » est souhaitable car la définition du cadre juridique applicable doit revenir au politique et non à la jurisprudence : un véritable débat politique européen sur le degré et les formes de protection appropriées est indispensable.
En particulier, la directive doit définir un cadre prenant mieux en compte la spécificité des modèles fondés sur la négociation et l'autonomie des partenaires sociaux. Ces systèmes ne doivent pas être pénalisés par la construction européenne car ils sont tout aussi légitimes et parfois plus efficaces que ceux qui accordent la première place à l'Etat et à la loi. Les Etats devraient être libres d'opter pour un régime de protection fondé sur la loi ou les accords reconnus par l'Etat (suivant le modèle français) ou pour un régime fondé sur le contrat, sans pour autant accorder un blanc-seing aux partenaires sociaux pour imposer des exigences démesurées ou discriminatoires aux entreprises issus d'un autre Etat membre ou priver de toute effectivité la libre prestation de services.
2.2 - RELANCER LE DIALOGUE SOCIAL TRANSNATIONAL
Lors de sa création, beaucoup d'espoir a été placé dans le « dialogue social européen » cher à Jacques Delors. Force est de constater qu'à quelques exceptions près, ses réalisations sont restées limitées. L'hétérogénéité interne de la Confédération européenne des syndicats et surtout la faible volonté du patronat européen de négocier et signer des accords expliquent ce résultat relativement décevant. Pour relancer le dialogue social, il est indispensable que la Commission adopte une attitude plus proactive qu'aujourd'hui dans le domaine du droit du travail en menaçant de légiférer directement en l'absence de résultats.
Au-delà des seuls accords-cadres paneuropéens, il apparaît aujourd'hui indispensable de généraliser le dialogue social transnational pour s'adapter à la réalité du marché unique et de la mondialisation.
Au niveau de l'entreprise, le compte n'y est toujours pas. En 2007, 2/3 des entreprises répondant aux conditions de seuil ne possédaient pas de Comité d'entreprise européen (CEE). Or, dans les multinationales, les procédures strictement nationales placent souvent les salariés face à des exécutants sans marge de décision. L'existence de CEE est un progrès mais lorsqu'ils existent, les règles d'information et de consultation des travailleurs ne sont pas toutes respectées. L'employeur invoque souvent le caractère national de certains sujets pour éviter toute discussion. La révision de 2008 a néanmoins permis d'abaisser les seuils, d'élargir la définition du caractère transnational d'une situation et de préciser les sanctions applicables aux entreprises qui ne respectent pas la directive.
Les négociations transnationales de branche devraient être davantage encouragées afin notamment d'apporter des réponses concrètes aux craintes suscitées par le marché unique, en particulier les différences de rémunérations ou de normes sociales en son sein. Le dialogue social et même l'action collective à ce niveau sont insuffisamment développés aujourd'hui. Une partie de la réponse relève de la capacité des partenaires sociaux eux-mêmes à coopérer et à s'organiser à cette échelle. L'existence de la Confédération européenne des syndicats ne constitue pas une réponse suffisante car les réponses aux problèmes concrets seront rarement paneuropéennes mais plutôt sectorielles, voire à l'échelle de quelques pays. L'adoption d'un cadre au niveau communautaire permettrait d'encourager ce type de négociation et de clarifier le statut des accords signés (modalités de mise en œuvre, contrôle de leur application...).
Enfin, il serait souhaitable que l'Union se dote d'un ensemble de principes communs concernant la responsabilité sociale et le dialogue social au niveau national, en tant que composantes essentielles du modèle européen.
Les pays européens ont adopté des principes communs en matière de démocratie environnementale conformément à la Convention d'Aarhus signée en 1998, afin de garantir l'accès du public à l'information, la participation du public à la prise de décisions et l'accès au juge. L'Union européenne pourrait s'engager dans un processus similaire en matière sociale, en articulant droits individuels et droits collectifs, exercés par l'intermédiaire des partenaires sociaux. Cette démarche serait utile à tous, en particulier dans certains Etats membres où les syndicats n'ont pas toujours la place qui leur revient.
Le contexte particulier des restructurations appelle des réponses communes - par exemple l'adoption d'un code de conduite, évoqué il y a quelques années puis abandonné. Au-delà des seuls plans sociaux, il est essentiel que les syndicats puissent intervenir plus en amont afin de mieux prévenir les restructurations et leurs effets. Une révision plus large de la directive sur le Comité d'entreprise européen devrait intégrer cette dimension.
La définition après la crise financière d'un nouveau modèle d'économie sociale de marché passe aussi par une obligation pour les entreprises de rendre publiques certaines informations sur l'impact social et environnemental de leurs activités - lesquelles doivent aussi être contrôlées ; la responsabilité sociale des entreprises doit cesser de relever du simple volontariat.
2.3 - PROMOUVOIR UNE EUROPE QUI AGIT POUR UN HAUT NIVEAU DE PROTECTION SOCIALE
L'Union européenne doit se donner des objectifs ambitieux en matière de protection sociale. C'est tout l'enjeu du « Pacte européen du progrès social » proposé par le PSE. Il établirait des objectifs et des normes pour les politiques nationales de solidarité, de santé et d'éducation, afin de lutter contre la pauvreté et les inégalités et de soutenir le développement économique et social de l'Union.
Même si les prérogatives des Etats doivent être respectées, ces questions doivent retrouver le degré de priorité politique qu'elles méritent dans la construction européenne. Or la méthode ouverte de coordination est demeurée un exercice purement administratif : si l'on veut être positif, on peut dire qu'elle fournit un cadre aux échanges de bonnes pratiques et permet de faire émerger des approches politiques communes entre Etats membres (ex : flexisécurité, promotion de l'emploi des seniors) ; mais ces rapprochements n'auraient-ils pas eu lieu en son absence ? Par ailleurs, la Charte des droits fondamentaux consacre des droits relatifs à la protection sociale ; leur mise en œuvre effective devrait être considérée comme une priorité.
Au lieu de correspondre à des déclarations d'intention vagues, les objectifs en matière de politique de l'emploi, de protection sociale et de lutte contre l'exclusion doivent être ambitieux, précis et chiffrés (taux de remplacement des politiques d'assurance sociale ; taux de pauvreté ; accès à la garde pour la petite enfance ; inégalités dans l'accès aux soins, etc.), accompagnés d'évaluations rigoureuses donnant lieu à des recommandations spécifiques pour chaque Etat membre.
Ils doivent irriguer la stratégie économique de l'Union et non lui être subordonnés (stratégie de Lisbonne ; recommandations sur la soutenabilité des finances publiques...). Les orientations en matière de « flexisécurité » nécessitent en particulier un rééquilibrage. Les mesures de libéralisation du marché du travail devraient être précédées ou accompagnées par des mesures visant à améliorer la couverture chômage, l'accompagnement des demandeurs d'emploi et la formation tout au long de la vie.
Les objectifs doivent enfin se fonder sur la réalité sociale de l'Europe actuelle, donc s'intéresser à des questions qui ont été peu abordées jusqu'à présent - par exemple, dans le domaine de la lutte contre l'exclusion, celle des sans abri.
Pour réaliser ces objectifs, les Etats ont vocation à conserver le premier rôle quant au choix des moyens : ils doivent pour cela disposer d'une marge de manœuvre suffisante. Il ne s'agit pas de nier la légitimité des exigences liées au marché unique ou à la libre circulation des personnes mais de trouver un nouvel équilibre qui reconnaisse pleinement la valeur de modèles sociaux nationaux caractérisés par des traditions et des modes d'action qui leur sont propres, et qui pourtant contribuent également à des objectifs d'intérêt européen.
La suspicion envers les politiques qui supposent des formes de dérogations aux principes du marché unique ne devrait plus être la règle à partir du moment où ces pratiques permettent de remplir leurs objectifs sociaux. Ainsi, la place des services sociaux d'intérêt général et de l'économie sociale doit être pleinement reconnue et leur sécurité juridique assurée. Les adaptations nécessaires découlant du cadre du marché unique et des exigences de concurrence doivent mieux être mis en balance avec leur impact sur le fonctionnement du marché unique et leur contribution à des finalités sociales.
En matière de soins transfrontaliers, le cadre juridique actuel ainsi que les dernières propositions de la Commission demeurent insatisfaisants. Le droit d'être soigné dans tout pays de l'Union doit être garanti pleinement. Néanmoins les Etats doivent pouvoir maîtriser son impact sur l'organisation et l'équilibre financier de leur système de santé - en ce qui concerne tant la mobilité des patients que des professionnels.
Même si elle ne concerne que 4% des patients aujourd'hui, la mobilité pourrait fortement augmenter dans un avenir proche. La libre circulation ne doit pas se traduire par une généralisation d'un « tourisme médical » dont seuls les plus aisés tireraient parti mais par la nécessaire recherche de la continuité des soins et l'exploitation des complémentarités entre les systèmes. Plutôt que d'être supprimée ou limitée, l'autorisation préalable requise pour les soins programmés pourrait être maintenue mais accompagnée de mécanismes permettant aux patients de tirer effectivement parti de la mobilité, en particulier lorsque l'offre du système national se révèle insuffisante.
Enfin, le temps est sans doute venu de promouvoir une « Europe qui agit » en matière de politique sociale. L'intervention directe de l'Union reste un sujet controversé. Pourtant elle contribuerait à donner une existence concrète à l'Union européenne pour les citoyens, donc à répondre en partie aux critiques récurrentes sur son éloignement des préoccupations quotidiennes et son manque de pertinence. Cet argument est néanmoins insuffisant : pour convaincre de son utilité, une intervention directe à l'échelon européen doit revêtir une véritable « valeur ajoutée ».
Aujourd'hui, les Etats membres et les citoyens étant très attachés à leurs modèles sociaux nationaux, seul « l'investissement social dans les personnes », c'est à dire le capital humain, semble potentiellement capable de réunir un accord large. Cette perspective permet d'allier la logique de la justice sociale et celle de l'investissement économique (au même titre que l'investissement dans la recherche par exemple). Il s'agirait tout à la fois de préparer la croissance européenne de demain et de mutualiser des risques communs à tous les Etats membres. En effet le manque de qualifications et de compétences, devenu le principal risque social dans un monde globalisé, est aujourd'hui insuffisamment pris en compte par les systèmes nationaux de protection sociale .
Dans une optique « préventive » et de long terme, les financements européens pourraient monter en puissance dans les politiques de formation tout au long de la vie, en particulier pour les formations type « deuxième chance » pour les jeunes sortant sans qualification de la formation initiale et les formations longues qualifiantes pour les adultes. Une extension de cette intervention à l'investissement social précoce, dans le préscolaire et l'enseignement primaire, pourrait être étudiée. Cette intervention pourrait passer par un recentrage et une augmentation des moyens du Fonds social européen (aujourd'hui 75Mds d'euros sur 2007-2013).
Dans une optique « curative » et de court terme, le Fonds d'ajustement à la mondialisation (aujourd'hui 500M d'euros par an, peu utilisés en pratique) pourrait voir son montant revalorisé et ses compétences étendues. Il soutient aujourd'hui des mesures d'accompagnement, de reclassement et de formation en cas de licenciement de 1000 personnes au cours d'une période de 4 mois, du à « des changements structurels significatifs dans le commerce mondial liés à la globalisation ». Ces critères sont trop stricts et les procédures trop lourdes pour lui permettre de remplir réellement son rôle, celui d'aider les salariés à faire face aux crises de court terme. Au-delà des seules altérations du commerce mondial, le Fonds pourrait intervenir en cas de choc macroéconomique ou sectoriel d'une certaine ampleur, justifiant l'apport de la solidarité européenne.
Au-delà de la thématique du capital humain, des interventions plus ciblées sur d'autres thèmes d'intérêt européen marqué pourraient être envisagées, en exploitant les synergies avec d'autres politiques européennes. Par exemple, des aides à la réduction de la consommation énergétique des bâtiments, qui remplissent des objectifs à la fois sociaux et environnementaux, pourraient être financées au niveau communautaire.
L'Europe sociale joue peut-être son avenir lors de ces élections européennes. Dans ce domaine, la législature 2004-2009 s'est caractérisée par une phase de stagnation particulièrement marquée. Il n'existe pourtant aucune fatalité qui condamne l'Europe sociale à demeurer l'arlésienne de la construction européenne. Une double rupture est nécessaire : avec l'incantation maximaliste qui en fait souvent le prétexte à un refus de la construction européenne elle-même - puisqu'elle n'admet pas le marché unique tant que les droits sociaux ne sont pas « harmonisés par le haut » - et avec le pessimisme autoréalisateur, à l'image du gouvernement qui sous prétexte de « réalisme » a choisi de ne pas faire figurer l'Europe sociale au rang des priorités de la présidence française de l'UE en 2008.
Au temps des slogans et des débats idéologiques sur la nature de la construction européenne, doit succéder une « Europe sociale » des réalisations concrètes qui contribue à définir le nouveau modèle d'économie sociale de marché dont l'Europe a besoin. Elle devra s'appuyer sur deux piliers essentiels :
- l'idée d'un modèle social européen, reposant sur un socle commun de droits sociaux et le développement du dialogue social à tous les niveaux ;
- une vision ambitieuse de la protection sociale du XXIème siècle, traduite en objectifs communs mobilisateurs et appuyée par une intervention européenne à la valeur ajoutée claire.
Ces orientations traduisent une idée simple : l'exigence selon laquelle le progrès social doit ac-compagner le développement économique doit désormais être inscrite au cœur de la construction européenne. Cette ambition d'une « convergence sociale » ne pourra réussir que si la diversité interne de l'Union soit pleinement prise en compte, qu'il s'agisse des différences de modèles nationaux ou de niveaux de développement.