Michelle Obama, première dame des Etats-Unis, est passée de l'icône féministe à une mère aimante et généreuse en l'espace de quelque mois. Faut-il y voir une régression, une renonciation de l'émancipation des femmes politiques ? Au contraire, selon Yolande Cohen, historienne de l'Université de Québec à Montréal, cette évolution marque l'avènement d'un nouveau féminisme, compassionnel, axé sur une éthique universelle du soin aux autres, de la reconnaissance et du partage.
Si l'on en croit les journalistes et les faiseurs d'image, Michelle Obama aurait subi une transformation radicale pour se faire aimer par le public américain et devenir la star internationale acclamée partout dans le monde. Elle aurait, en un mot, abandonné son féminisme pour revenir à un rôle traditionnel de mère.
Cette conception est erronée. La popularité de Michelle Obama est symptomatique de l'émergence d'un nouveau féminisme, celui de la compassion, prônant l'universalisation des valeurs du « care » dans un monde vulnérable.
1 - UNE « SUPER MOM » A LA MAISON BLANCHE ?
Michelle Obama aurait troqué ses habits de black angry woman qu'elle aurait été à Chicago pour ceux plus softs (et pastels) de la maman aimante et généreuse qui soutient son mari dans les moments difficiles, qui s'occupe de ses filles et de son potager (bio), en plus de défendre une cause humanitaire (à définir...) pour marquer son passage à la Maison Blanche; sans compter qu'elle a dû abandonner son poste d'avocate prestigieuse à Chicago pour suivre son mari à Washington! Et les analystes de se demander ce qu'est le féminisme devenu, et si la conquête du pouvoir politique n'oblige pas des femmes, émancipées et sûres d'elles comme Michelle Obama à transiger avec leurs principes égalitaires pour y accéder.
Certes, le rôle de la première dame implique de mettre en œuvre très régulièrement ces qualités féminines et maternelles, que Michelle Obama n'avait sans doute pas éprouvé le besoin de revendiquer dans d'autres lieux, en d'autres temps. Mais il n'est pas indifférent qu'elle se pare de ces habits-là. Car elle s'inscrit dans une tendance lourde qui, ces dernières années, témoigne de la résurgence de ces qualités maternelles comme un des éléments de la politique pratiquée par des femmes.
Ségolène Royal avant elle a dû essuyer les critiques virulentes de certaines féministes françaises pour s'être commise en affichant publiquement son attachement à son rôle de mère, et sur le fait qu'elle en faisait la référence de son expérience dans la vie pour briguer les suffrages. En quelque sorte, le fait d'être une mère (de quatre enfants) lui aurait permis de savoir gérer la nation et d'y apporter enfin la compassion qui manque à la politique faite par des hommes. Son jeu incessant sur la dualité des rôles de mère et de femme a suscité nombre d'analyses plus ou moins fondées sur son engagement féministe. Elle, en tout état de cause, s'en réclame, et proclame haut et fort qu'il n'y a pas d'opposition entre les deux rôles mais bien une continuité, un enrichissement des femmes qui sont en outre des mères.
Ainsi donc ces femmes fortes, qui briguent ou occupent les plus hautes fonctions politiques sembleraient préférer projeter l'image rassurante de la mère de famille à celle de la virago féministe? Renouent-elles avec l'histoire des femmes au XX e siècle?
2 - L'EMERGENCE D'UN NOUVEAU FEMINISME : LE FEMINISME DE LA COMPASSION
2.1 - LE PREMIER FEMINISME : UN FEMINISME MATERNALISTE
Loin des oppositions binaires qui juxtaposent de façon antinomique l'émancipation des femmes (promise par les féministes) au rôle traditionnel des mères (reliquat d'un passé pré-moderne et pré-féministe), le rôle public des femmes et leur émancipation se sont construits comme une extension de leurs fonctions maternelles tout au long du XX e siècle. Dans la plupart des grands pays occidentaux, et de façon presque simultanée au tournant du siècle dernier, les pionnières de la première vague de revendications féministes étaient des moralistes (militantes pour l'abolition de la prostitution, pour la tempérance et l'hygiénisme) en même temps et pour les mêmes raisons qu'elle étaient des suffragistes ( en participant au vote elles disaient contribuer à assainir la scène publique, dépravée). Leur rôle de mère était le fondement à partir duquel étaient revendiqués, et souvent obtenus, leurs nouveaux droits (maternalisme). Ainsi les droits de vote aux femmes ont été obtenus en fonction de leur rôle maternel (comme mères ou femmes de soldats partis à la guerre après la Première Guerre mondiale en Grande-Bretagne par exemple) et comme une extension de ce rôle à la Libération quand une ordonnance du Général de Gaulle l'a octroyé aux femmes en France en 1945.
2.2 - LE FEMINISME EGALITARISTE
Que les églises et les partis conservateurs aient, chacun à leur façon, tenté et partiellement réussi à essentialiser ce rôle pour y assigner toutes les femmes, signale la fin d'une époque où féminisme rimait avec maternalisme. L'assignation des femmes à la famille et à la procréation, bien que largement remise en cause par la découverte de la pilule contraceptive et par l'entrée massive des femmes dans le marché de l'emploi salarié, deviennent les cibles des revendications féministes égalitaires. Dès lors ces deux logiques vont se disjoindre pour donner naissance à la deuxième grande vague féministe des années 1970. Rejetant d'emblée toute association avec les mouvements maternalistes, considérés comme essentialistes, le mouvement féministe égalitaire gardera ses distances face à ses origines pour s'affirmer comme l'unique prétendant à l'émancipation des femmes.
2.3 - VERS UN FEMINISME COMPASSIONNEL
Plus récemment, outre la redécouverte de l'impact qu'ont eu ces grands mouvements de femmes du XXe siècle par exemple sur l'adoption de l'État providence (aux provisions très maternelles), une vision féministe contemporaine plus nuancée alimente désormais le débat. C'est un féminisme de la compassion ( qui reprend bien des éléments avancés par l'éco-féminisme déjà dans les années 1970) qui vise à l'émancipation des hommes et des femmes en faisant des qualités autrefois attribuées aux mères des valeurs universelles du care dans un monde vulnérable (Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 ). La compassion y est entrevue comme une éthique du care ou du soin aux autres, de la reconnaissance de leurs besoins et du partage du pouvoir avec les autres, plutôt que sur eux ou contre eux.
Nouvelle utopie ? En tout cas, les gens ne s'y trompent pas, puisqu'ils et elles choisissent de plébisciter des femmes et aussi des hommes, comme Barack Obama, qui font de cette nouvelle éthique du care leur credo politique. Michelle Obama peut continuer de cultiver son jardin et en partager les fruits (et légumes) : c'est sa politique pour changer la Terre!