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Billet de blog 11 juillet 2009

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"Chinafrique" : diplomatie, intérêts économiques & mutations politiques

Philomène Robin, doctorante en Relations internationales au Centre Thucydide (Paris-II), se livre à une étude de la stratégie déployée en Afrique par la République Populaire de Chine. Ses méthodes font de Pékin un partenaire désormais incontournable de l'Afrique. Mais l'étude de ce partenariat révele de nombreuses failles. L'Union européenne se doit néanmoins de tirer les leçons de la percée Chinoise sur le continent africain.

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Philomène Robin, doctorante en Relations internationales au Centre Thucydide (Paris-II), se livre à une étude de la stratégie déployée en Afrique par la République Populaire de Chine. Ses méthodes font de Pékin un partenaire désormais incontournable de l'Afrique. Mais l'étude de ce partenariat révele de nombreuses failles. L'Union européenne se doit néanmoins de tirer les leçons de la percée Chinoise sur le continent africain.

Le long étiolement de l'influence européenne sur le continent africain souligne en creux la présence de plus en plus marquante de la République populaire de Chine (RPC). Le sommet de 2006, à l'initiative de la RPC, qui a réuni 48 délégations africaines de haut niveau à Pékin, a marqué non seulement les esprits mais surtout le retour politique de la Chine sur le continent, après un certain repli au tout début du processus d'ouverture lancé en 1978.

Par ce pont jeté entre les deux entités, la Chine a proposé à ses interlocuteurs africains de s'inscrire de façon durable dans le cadre d'un partenariat stratégique global, qui a accompagné sa percée économique spectaculaire en Afrique. Depuis lors, il ne se passe pas une année sans une grande tournée chinoise ponctuant l'agenda politique du continent, rappelant ainsi au monde que le continent africain est devenu une zone stratégique de premier plan.

D'un point de vue politique, ce rapport s'appuie à la fois sur une relation ancienne et sur des préoccupations actuelles partagées. Même si cette « nouvelle » politique africaine de la Chine s'inscrit donc de fait dans la continuité de son action diplomatique classique, il est utile de rappeler les fondements de ce partenariat afin d'en appréhender le revers de la médaille. En effet, le modèle partenarial mis en œuvre par les Chinois pose des problèmes dans chacune dans ses différentes déclinaisons, au point de devenir facteur de conflit. Cependant, il permet la redistribution d'un jeu régional trop longtemps figé.

Parler de la Chine en Afrique est peu convaincant. Cette vision, qui suppose deux acteurs, le Chinois et l'Africain, est erronée en forme et en substance. L'Afrique est un continent, qui regroupe 54 nations aux histoires, régimes et stratégies différents. Si Pékin organise a posteriori une politique régionale pour les besoins de la grande diplomatie, la Chine n'a pas une politique africaine, mais des politiques africaines, portées par des acteurs différents -et c'est précisément la raison de son succès actuel. La diplomatie chinoise décline un discours multilatéral mais agit bilatéralement. Elle n'applique pas un projet politique défini mais joue conjoncturellement sur une gamme diversifiée de ressources humaines (petits acteurs économiques, diasporas, étudiants), politiques (hard power, siège au Conseil de sécurité, discours de puissance ou de PVD selon les interlocuteurs), économiques (PME et grandes entreprises « privées », réserves massives, attractivité économique).

Pour des raisons de format comme d'objet, la présente note se résignera à retenir le concept d' « Afrique » et de « politique chinoise ». L'examen exhaustif des relations bilatérales appelle une étude, sinon de chacune des nations, du moins par groupes géographiques ou thématiques (« pays pétroliers », « Afrique australe »). D'autre part, cette note a pour perspective la politique africaine de l'UE, que la Commission a jugé bon d'envisager à l'échelle du continent. Cela nous conduit à retenir ici les dynamiques et discours communs à son ensemble.

Porteuse d'un discours idéal et d'une diplomatie du chéquier généreuse, Pékin a réussi une percée foudroyante sur le continent africain. Abandonnant progressivement Taiwan pour un interlocuteur plus rentable, 51 nations africaines ont intégré le cercle de ses partenaires. Entre 1980 et 2006, le volume des échanges sino-africains a été multiplié par 50, pour atteindre 55 milliards de dollars. La progression est exponentielle : ce volume a presque doublé en deux ans, pour atteindre 106,84 milliards de dollars en 2008. La Chine elle-même, qui ne projetait de franchir le seuil symbolique des 100 milliards qu'en 2010, est surprise de son succès.

Les importations chinoises, essentiellement des matières premières, s'élèvent à 56 milliards, tandis que ses exportations (produits manufacturés et textiles à bas prix) plafonnent à 50 milliards. L'emprise de Pékin, concentrée à l'origine sur le pétrole, les minerais et les bois, se diffuse rapidement vers des secteurs clefs, du BTP aux télécoms en passant par le textile et l'agro-alimentaire. Les contrats chinois se présentent sous forme de packages, qui rendent la Chine virtuellement maître de l'ensemble du processus économique lié à l'exploitation d'une ressource. Elle assume la construction des infrastructures nécessaires, importe sa main d'œuvre qui fonctionne en circuit fermé (pas d'approvisionnement local) et les ressources sont la plupart du temps transformées sur le sol chinois. En échange, Pékin signe une lourde facture en prêts, avantages « privés » aux dirigeants politiques et lègue des infrastructures au pays.

Dans les faits, cet essor se traduit par la présence officielle de presque 1000 entreprises et 500 000 ressortissants. Ces chiffres sont sous-évalués du fait des trajectoires individuelles des migrants chinois, qui rebondissent d'une structure à l'autre, et de la tendance de Pékin à minimiser ses diasporas pour éviter d'attirer l'attention sur ce capital humain, qui représente une ressource politique majeure. A titre indicatif, les Libanais, diaspora jusqu'alors la plus présente, sont environ 250 000 et les Indiens moins de 110 000.

Cette progression s'appuie sur une offre politique et économique séduisant les décideurs africains. Par opposition au consensus de Washington, qui promet développement économique contre démocratisation et libéralisation, le consensus de Pékin est basé sur la coopération entre Etats souverains, libre de toute interférence dans les affaires internes et officiellement sans conditions.

L'UE s'inquiète de cette nouvelle configuration. L'émancipation financière des décideurs africains permet aux pires dictateurs de s'affranchir de toute influence modératrice. Par ailleurs, la politique volontariste de l'Etat chinois, qui appuie massivement ses entreprises, mine la compétitivité des Européens. Elle saborde enfin sa politique d'aide au développement, conditionnée à des efforts en termes de bonne gouvernance, de démocratisation et de respect des normes - sociales, environnementales.

La présence chinoise est envisagée pour ses manifestations et souvent de façon caricaturale (mythe de l'invasion, renforcement de régimes dictatoriaux, « péril jaune sur théâtre noir »), mais rarement comprise comme un phénomène naturel de diversification des acteurs africains, trop longtemps retardée par la calcification des anciennes structures coloniales. Faute de volonté politique, nations européennes et africaines n'ont pas su réinventer leurs relations. Elles ont conservé les liens personnels tissés entre les métropoles et leurs colonies, sans avoir le courage de se lancer dans le chantier de reconstruction politique qui s'imposait dans le nouveau cadre juridique. Cela a étouffé l'émergence de nouveaux acteurs, à l'exclusion des Etats-Unis, et enfermé le continent dans une relation bilatérale avec l'Occident, véritable aberration en pleine mondialisation. L'arrivée de la Chine devrait donc être perçue avant tout comme une normalisation, qui permet la redistribution d'un jeu figé depuis plus d'un demi-siècle. L'étude des effets de la présence chinoise, tels que la traduisent les décideurs africains ou européens, révèle d'ailleurs sans surprise que la Chine, loin d'être un nouvel acteur sur une scène traditionnelle, représente au contraire un acteur classique sur une scène qui évolue.

1 - SCENES AFRICAINES : SORTIR DU POST-COLONIALISME

1.1 - DU MARCHE A LA ZONE D'INFLUENCE POLITIQUE

Pour sécuriser ses réserves énergétiques, l'accès à des marchés peu approvisionnés et protéger les investissements de sa diaspora, la diplomatie chinoise a revitalisé le partenariat sud-sud de l'ère Mao sous forme d'un partenariat stratégique. Célébré lors du forum sino-africain de 2006, il est caractérisé par le respect de la souveraineté, la non ingérence, l'égalité et la confiance réciproque sur le plan politique et la coopération gagnant-gagnant sur le plan économique.

Ces profits sont, contrairement à l'idée reçue, largement politiques. Elimination diplomatique de Taiwan et sécurisation de 25% des voix à l'Onu, fort utiles pour obtenir des nominations de hauts fonctionnaires chinois ou bloquer des initiatives déplaisantes à l'OMC ou à l'ONU, contre soutien politique et droit de veto chinois représentent un win-win très convaincant. Au-delà de la rhétorique amicale, il est évident qu'il s'agit d'accumuler des ressources favorables au rapport de force sur la scène internationale et de jeter les premières bases d'un soft power chinois hors de sa sphère traditionnelle, sa périphérie asiatique.

Mais le profit politique est réciproque. Pour de nombreux décideurs africains, l'acteur chinois est un outil très apprécié pour sortir du tête-à-tête avec les pays occidentaux, qui imposent un statut infantilisant d'assistés perpétuels. Les récits d'attitudes condescendantes, voire ouvertement grossières, des cadres du FMI ou de la Banque mondiale abondent. Le paternalisme des chefs d'Etat européens suscite de profondes rancœurs. Economiquement, la nouvelle politique européenne d'aide au développement, qui insiste sur l'intégration de l'Afrique à l'économie mondiale via les APE et la régionalisation, est privée de tout crédit par le désastreux précédent des ajustements libéraux. Ceux-ci ont laminé les ersatz d'industrie locale. Pour achever de décourager les bonnes volontés, la majorité des aides européennes s'effectue en trompe-l'œil, sous forme de remise de dettes, et les décaissements communautaires sont extrêmement lents. La coopération avec les Occidentaux est donc décrédibilisée sur le plan de l'expertise comme de l'efficacité.

Par opposition, l'action chinoise est valorisante. En proclamant qu'elle fait du commerce, en les traitant avec les égards dus à leur rang, la diplomatie chinoise offre à ses interlocuteurs et à leurs nations le statut d'allié à courtiser et de marché à conquérir, les extrayant ainsi de l'éternel assistanat. Elle est immédiatement disponible et considérable. Le bras financier de la Chine en Afrique, l'Exim Bank of China, annonçait, en mai 2007, 20 milliards d'investissements publics. Ils s'additionnent aux investissements privés et aux menus présents d'Etat : le Sénégal, qui a lâché Taiwan en 2005, a été récompensé d'un prêt de 90 millions. L'aide chinoise est libre de tout contrôle. Enfin, elle est tangible. En une décennie d'investissements, Pékin a développé réseaux routiers et ferroviaires, construit des barrages, des usines et quelques raffineries, offert des hôpitaux pour séduire également les populations. La comparaison avec l'action européenne est sans appel.

1.2 - LES DIRIGEANTS : LA CHINE COMME RESSOURCE POLITIQUE

Les dirigeants africains considèrent pour l'instant que l'action de la Chine renforce leur pouvoir intérieur comme extérieur. Parent pauvre de la fin de la guerre froide, au terme de laquelle elle a perdu son statut d'enjeu stratégique, l'Afrique le retrouve grâce à la compétition énergétique, la hausse du cours des matières premières, et à l'intérêt de la Chine, qui stimule les autres investisseurs, Occidentaux, mais aussi Brésiliens, Indiens, Japonais, Coréens. Par ailleurs, elle leur permet de sortir d'une position d'infériorité dans les négociations avec les bailleurs de fond ou les soutiens politiques occidentaux. De récipiendaire, la nation africaine devient partenaire: dut-elle y perdre autant, ce sera du moins dans un rapport d'égal à égal qui représente un gain politique considérable. C'est enfin une ressource dans les stratégies intra-africaines. En RDC, les ressources minières sont considérées comme des bijoux nationaux. Les vendre aux Chinois est un crève-cœur, mais les entreprises chinoises paient et libèrent des Ougandais ou aux Rwandais perçus comme des prédateurs plus menaçants.

Les Africains louent par ailleurs l'efficacité des Chinois, leurs méthodes directes, voire leur brutalité en négociations. Leur approche ne s'embarrasse pas de discours éthiques et est immédiatement suivi d'effets. L'amitié est creuse, les intérêts divergents à terme, la xénophobie affleure dans les discours, mais, du moins, les infrastructures sortent-elles de terre et l'argent coule à flots.

La notion de respect est un argument fréquent. Par opposition à l'arrogance occidentale, les Chinois savent traiter leurs interlocuteurs avec les égards dus à leurs rangs. Chine et Afrique partagent le goût de l'apparat, de la photo officielle et des grandes messes diplomatiques. A ce titre, les dirigeants africains apprécient le savoir-vivre protocolaire des Chinois, qui consolide leur prestige intérieur.

La population met au crédit des dirigeants les infrastructures chinoises. A l'inverse, lorsque la colère populaire gronde contre la corruption ou l'ineptie des décideurs politiques, l'extrême communautarisme des Chinois, aisément présentés comme méprisants et prédateurs, en fait des boucs émissaires idéaux. De manière générale, les décideurs semblent persuadés de garder la main haute sur les évolutions chinoises. Certains laisseraient en privé sous entendre qu'ils déclencheront à volonté la vindicte populaire contre la diaspora si elle devient trop encombrante ou pour détourner une colère légitime. L' « invasion chinoise » devient également un thème de campagne utile aux opposants.

Enfin, la perception d'une certaine proximité politique facilite la percée chinoise. Le discours pékinois, de différenciation à destination des Occidentaux et de communauté à destination des Africains, a essentiellement une valeur de socialisation. Il a cependant une légitimité sur le fond. Chine et nations africaines se pensent comme d'anciennes victimes du même impérialisme . Leur excessive susceptibilité à l'égard de l' « impérialisme occidental », au-delà de son usage politique, repose en partie sur une perception partagée, certes construite plus que vécue. Absente des stratégies entrepreneuriales (le profit est peu compatible avec la camaraderie) ou individuelles (on horrifierait le Chinois moyen en lui annonçant sa fraternité avec l'ouvrier noir), cette dimension existe entre certains cercles politiques africains et leurs interlocuteurs chinois et participe à une vision positive de la présence chinoise.

Sur le fond, ces décideurs sont sans illusion sur la « non-ingérence chinoise ». Le thème est pour eux une ressource dans les négociations avec l'UE et un « code de socialisation » entre les Etats africains et la Chine. Il leur permet de se créer une unité de discours pour justifier l'échange ressources africaines/argent chinois de façon plus valorisante qu'un aveu de cupidité. La méthode n'a rien d'original. Les Etats occidentaux ont également utilisé des mythes valorisants pour justifier leur action en Afrique. Chez les élites, le fort scepticisme sur la bienveillante neutralité de la Chine confine souvent à la franche ironie, sur le mode « les Blancs nous l'ont déjà faite ».

1.3 - LES PEUPLES : ENTRE HOSTILITE ET RESPECT

La rhétorique de la Chine, qui consiste à se présenter comme un pays en développement, a relativement bien pris auprès des populations. La capacité des travailleurs chinois à évoluer dans des contextes épuisants et des zones dangereuses, par opposition aux Blancs qui « refusent de se salir les mains », est appréciée. Les résultats concrets - hôpitaux, formations, hausse du pouvoir d'achat- sont également portés à leur crédit. La forte rancœur suscitée par les politiques d'immigration de l'UE valorise enfin la Chine, qui, elle, est réputée pour délivrer des visas.

Elle ne parvient toutefois pas à séduire. La concurrence dans le secteur informel, les maltraitances, la mainmise sur les ressources naturelles, le mépris des gens et des coutumes pèsent trop lourdement sur les petites économies locales pour permettre un réel enracinement des Chinois parmi la population. Ils ne le souhaitent par ailleurs pas.

1.4 - LES INTELLECTUELS : LA CHINE COMME ALTERNATIVE INTELLECTUELLE ET MODELE DE DEVELOPPEMENT

*Pour les chercheurs, étudiants et penseurs africains, la présence chinoise est avant tout une aventure politique et intellectuelle. Rarement convaincus par leurs dirigeants, ils les rejoignent sur la conviction que la démocratie n'est pas utile au développement. La Chine en est le meilleur exemple, d'ailleurs encensé par les Occidentaux. Ceux-ci exigent en Afrique démocratisation et transparence, qui ne sont pas précisément les caractéristiques majeures du développement chinois, et s'extasient sur la Chine. Comment ne pas taxer la politique européenne d'hypocrisie ? Pourquoi les Africains devraient-ils payer au prix fort l'implantation de valeurs dont la Chine se dispense de façon triomphante?

La Chine, elle, a compris que « la croissance ne se mange pas ». Alors que les aides au développement des Etats de l'UE se font sous forme de remise de dette (à titre d'exemple, sur les 5839 milliards d'euros d'aide de la France en 2008, 2705 le sont sous forme d'allègement de la dette), ce qui est perçu comme une duperie, elle débloque des milliards en prêts sans intérêt.

Pékin convainc d'autant plus qu'elle a l'intelligence de se présenter comme ce que pourraient être les nations africaines dans vingt ans. Elle devient un modèle théorique alternatif à la démocratie libérale. La grande qualité de son développement, aux yeux d'intellectuels excédés par des siècles d'ingérences, est d'offrir un modèle allogène, développé sous l'autorité de Pékin et en fonction de ses choix souverains.

Sa culture de la production (textiles, petits biens de consommation), dont l'absence en Afrique est une faiblesse structurelle, intéresse les intellectuels. L'idée phare est que si les dirigeants savaient négocier, comme la Chine a su le faire, l'implantation des usines chinoises en Afrique puis à terme la venue des capitaux et du savoir-faire des pays développés, les nations africaines pourraient suivre la même voie, libre de contraintes politiques.

La Chine se présente également comme détentrice d'un savoir-faire non-violent (sic) dans la gestion d'un Etat multiethnique. Les conflits interethniques étant l'une des plaies d'Afrique, ce discours a une forte résonnance auprès de ceux qui se rêvent en bâtisseurs de nations modernes.

Par ailleurs, la présence chinoise s'insère à point nommé dans le renouveau diffus du panafricanisme. Il encourage cet intérêt pour un mode de développement pour l'Afrique et par l'Afrique.

2 - LE CONSENSUS DE PEKIN - MYTHES & REALITES

Au-delà de cette perception d'une alternative convaincante, les manifestations pratiques de la présence chinoise tendent à relativiser l'hypothèse d'une convergence politique. Tant dans ses fondements que dans ses manifestations, la politique de l'acteur chinois ne se différencie pas fondamentalement de celle de ses prédécesseurs. Il affronte des reproches et reproduit des pratiques qui, passé l'effet de surprise, lui confèrent un rôle classique.

2.1 - LES FAILLES THEORIQUES

Le win-win

Il s'agit d'une relation pragmatique, au sein de laquelle chacun des acteurs est libre de rechercher exclusivement son profit. Il ne tient qu'au décideur africain de négocier au mieux des intérêts de sa nation. Dans le pire des cas, il négocie pour ses intérêts individuels. Mais il est rare qu'aucun bénéfice tangible, en termes d'infrastructures, n'accompagne le contrat. De plus, la simple présence chinoise est un bénéfice politique puisqu'elle accroit l'attractivité internationale du pays, ainsi signalé aux investisseurs et diplomates.

Le win-win est remis en cause par certains chercheurs ou opposants politiques, qui soulignent qu'en l'absence d'apport massif de moyens de production, le partenariat permet à la Chine de s'enrichir en transformant, donc en produisant la valeur ajoutée au bénéfice exclusif des Chinois, des ressources achetées en Afrique. Les termes de « pillage », « néocolonialisme », « plus prédatrice que les Blancs » se multiplient. Thabo Mbeki, ex-président d'un des poids lourds de l'Afrique, dénonçait ainsi l' « agenda caché » de la Chine, accusée de vouloir satelliser le continent. Pour la majorité des acteurs, les avantages concrets de la présence chinoise, notamment le rééquilibrage des relations avec l'Occident, surpassent toutefois son coût.

La non-conditionnalité

La non-conditionnalité est en revanche un leurre. La reconnaissance diplomatique de la RPC est une condition à la présence chinoise, qui a toujours répondu à des considérations stratégiques. Le voyage africain de Zhou Enlai, en 63-64, dont le souvenir est actuellement mobilisé par les autorités chinoises comme marque d'amitié historique, a eu lieu au lendemain du schisme sino-soviétique : il s'est toujours agi de conquérir des capitales au détriment de Taipei, de Moscou ou de Bruxelles. Rien que de très banal à cela : en relations internationales, on trouverait difficilement une relation dépourvue de considérations stratégiques.

De façon plus contestable, en accordant des prêts faramineux, Pékin fausse l'avenir national. Elle sait pertinemment qu'une majorité de ses interlocuteurs se soucie de ses ressources personnelles plus que de l'avenir de son pays. Elle transfère donc sur les épaules des générations futures des responsabilités massives. Pour l'instant, Pékin accorde des remises de dette. Mais il est aisé de deviner que les échéances non remboursées pourront à terme l'être en cédant purement et simplement des territoires, des mines, des nappes à l'Etat chinois.

L'aide chinoise est de surcroît « liée » à l'obtention par des entreprises chinoises d'appels d'offres pour la réalisation desquelles elles emploieront de la main d'œuvre chinoise. Pour caricaturer, Pékin prête de l'argent public chinois qui doit être utilisé pour employer des investisseurs privés chinois. La nation africaine sert d'intermédiaire et de théâtre, en échange de quoi elle récupère des infrastructures.

Enfin, cette aide est conditionnée en termes de profit: les barrages, chemins de fer, centrales doivent atteindre un taux de rentabilité contractuel pour justifier l'aide chinoise. Faute d'être atteint, il doit être compensé par des cadences de travail accélérées, le non paiement des salaires, etc.

Non-ingérence et souveraineté

Le mythe de la non-ingérence a été sapé par le soutien chinois aux milices du coup d'Etat de 2006 au Tchad. Ces milices évoluent au Soudan, où Pékin a les coudées franches. Pour les analystes africains, la Chine n'innove pas : elle récupère les méthodes des Européens. « La surprise, c'est que la déstabilisation n'est pas l'œuvre des puissances accoutumées du fait : c'est désormais la Chine qui signe son arrivée sur le continent en tant que puissance prédatrice » . Peu rancunier ou apeuré, Idriss Déby, fortement encouragé par Paris, abandonnera Taipei pour Pékin quatre mois plus tard.

Deux autres critiques émergent, liées au déni de la souveraineté du peuple sur ses terres. Dans la majorité des Etats sub-sahariens, la propriété s'apparente à un usufruit à la transmissibilité élargie, dite par le droit oral et coutumier. Or, les Etats africains vendent les terres aux Chinois par acte codifié, sans consulter les populations locales. Les expropriations dressent des tribus contre les Chinois de façon parfois violente. D'autre part, les enceintes regroupant bureaux et logements des entreprises chinoises sont de facto interdites à tout ressortissant non chinois, sur le modèle des concessions.

La constitution discrète, puis de plus en plus visible, de milices privées pour défendre les sites ou les employés chinois dans les pays à la situation sécuritaire volatile, où ils deviennent la cible d'attentats et d'enlèvements (Soudan, Somalie, Niger, Erythrée, etc.), achève d'accentuer le caractère colonial de l'entreprise. Mainmise sur la terre et présence armée visant à défendre l'étranger de l'autochtone sont par définition les faits du colon. Cependant, le phénomène s'insère dans la tendance mondiale à la privatisation de la sécurité, conséquence prévisible du succès du libéralisme économique, plus que dans le cadre de la PE chinoise.

Enfin, avec la récente interdiction de visa du Dalaï-lama par l'Afrique du Sud, la conditionnalité vient de révéler un jour nouveau. Les pressions chinoises ne font pas l'ombre d'un doute, mais le résultat surprend. Est-il bien raisonnable de sacrifier une partie du capital diplomatique de l'Afrique du Sud -la nation de Mandela persécutant un prix Nobel de la paix est un symbole déplorable pour le pays- alors même qu'elle semble plus apte que ses voisins à s'émanciper de tout tuteur ?

2.2 - LA PRATIQUE : UNE PRESENCE CONFLICTUELLE

Conflits armés

La politique chinoise face aux conflits armés dépend entièrement du contexte. Parfois, le conflit sert les intérêts chinois en tenant à distance les autres investisseurs. C'est le cas par exemple en RDC, où les acteurs politiques congolais aspirent avant tout à « se libérer des Blancs », mais également des Ougandais ou des Rwandais. La Chine a donc intérêt à ne pas s'impliquer pour apparaître comme le seul interlocuteur neutre et respectueux de la souveraineté nationale - et devenir un investisseur privilégié.

Au Zimbabwe, Pékin se place au contraire en dernier ami du paria, comme elle le fait en Birmanie, en Corée du Nord ou au Soudan. Les livraisons d'armes chinoises, révélées par le blocage d'un cargo chargé d'armes à destination d'Harare à Durban en avril 2008, représentent une ingérence dans les conflits africains et un viol des résolutions de l'ONU plus qu'ennuyeux pour un Etat du Conseil de Sécurité.

Dans d'autres cas, le conflit dessert l'intérêt des entreprises chinoises. Pékin s'implique donc de façon croissante sur la scène sécuritaire. Les six missions de maintien de la paix sur le sol africain, comme l'effort de formation des militaires africains via des coopérations bilatérales prouvent que l'APL estime qu'elle a un rôle à jouer dans la stabilisation de l'environnement -et qu'elle se créé son réseau d'armées amies.

Enfin, les efforts accomplis par la diplomatie chinoise à l'égard du Soudan démontrent que la Chine peut évoluer sur la question du soutien aux dictatures dans la mesure où celui-ci ternit son image internationale et entrave son intégration au cercle des puissances responsables.

Le cas du Soudan semble particulier. Si on accorde peu de crédit aux grandes déclarations d'amitié sino-africaine, il est probable qu'un lien particulier unit Pékin et Khartoum. Toutes deux ont fait l'expérience de l'ostracisme international dans les années 90 (l'une pour Tiananmen, l'autre pour son hospitalité à Ben Laden), toutes deux l'ont traduite comme une manifestation de l'impérialisme occidental, toutes deux récusent la dimension positive de la critique extérieure : seul un droit de veto au Conseil de sécurité et des réserves pétrolières les différencient, d'où une complémentarité évidente.

En l'espèce, cette relation permet d'exercer des pressions sur Khartoum. Pour influencer un Etat, encore faut-il avoir des contacts avec lui. Or les Occidentaux s'étaient privés de tout levier suite aux sanctions de 97 - désamorcées par la bonne intégration du système financier soudanais aux finances islamiques, qui prive le gel des avoirs d'efficacité, elles ont permis à la Chine de s'imposer là encore comme seul interlocuteur puissant. La coopération chinoise aux efforts de paix a été obtenue par pression et non par principe. La crainte des retombées médiatiques à l'approche des JO - érigés en offensive diplomatique à la gloire de la grandeur chinoise, ils représentaient un levier rare - a été efficace. Il faut retenir la leçon. La participation chinoise au règlement des conflits ne sera pas acquise en jouant sur la fibre humanitaire mais en identifiant les enjeux diplomatiques liés au prestige, à la respectabilité, domaines d'investissements massifs de la politique étrangère chinoise.

Enfin, la prolifération des armes légères chinoises, qui inondent l'Afrique, doit plus aux stratégies commerciales des entreprises chinoises qu'à une politique centrale. La légèreté de l'Etat chinois à cet égard, alors qu'il manifeste simultanément la volonté de signer les traités et les coopérations sur le sujet, pose la question de la validité de ses engagements juridiques plus que de son rôle africain.

Conflits sociaux

Le marché du travail est le lieu d'enracinement des hostilités africaines les plus franches.

Toute attachée à louer le « miracle » économique chinois, la communauté internationale a négligé d'éclairer l'un de ses facteurs : l'économie des droits sociaux. Les Africains l'apprennent à leurs dépens. Ils acceptent mal les conditions de travail, le non-respect du SMIC ou des horaires maximum lorsque l'Etat a une législation, les impayés de salaire, les maltraitances et les prélèvements divers à la source. Egalement nombreuses en Chine, les rébellions (démissions individuelles, émeutes collectives) sont plus fréquentes en Afrique. Les mines sont le théâtre des plus violentes manifestations. Hu Jintao lui-même aurait été empêché de faire sa tournée dans les mines de Zambie en février 07. Le président de la fameuse puissance chinoise reculant discrètement devant des ouvriers africains: le camouflet a été escamoté par la diplomatie chinoise, dont la susceptibilité est à géométrie variable .

Concurrence économique

L'indifférence des exploitants chinois pour les régulations péniblement mises en place par les Etats autour des ressources halieutiques et forestières est porteuse de conflits. Les bois précieux, notamment, sont abattus au-delà des quotas, exportés directement en Chine par cargos chinois et transformés en Chine, où ils gagnent une valeur ajoutée qui échappe totalement à la nation d'origine. Dans ces zones, la rancune est tenace contre les Chinois et l'Etat, qui se laisse déposséder, perçu comme faible ou complice.

Même constat dans les zones où l'économie locale est concentrée sur la pêche. Les navires industriels chinois nettoient littéralement la côte et les zones de pêche reculent à une distance où les petites embarcations africaines ne peuvent plus aller, laissant les Chinois seuls maîtres des eaux: mépris des lois nationales, pénurie alimentaire, chômage technique, dégâts visibles sur un environnement naturel auquel la population est attachée. La menace n'est pas à prendre à la légère. L'explosion de la piraterie au large de la Somalie a été liée aux conflits pour les ressources halieutiques.

Le mouvement de spill over observé sur une décennie crispe également les acteurs économiques locaux. Des ressources énergétiques, les Chinois sont passés aux infrastructures, puis aux biens manufacturés, aux services, à la production agricole. Les premiers conflits autour des denrées alimentaires se produisent dans des secteurs localisés. Les producteurs nigériens d'oignons rouges, à la saveur particulière, sont ainsi frappés par la concurrence industrielle des agriculteurs chinois (aide de l'Etat pour l'achat d'équipements, crédits, techniques) d'oignons blancs. L'action d'ONG en faveur de l'agriculture locale, appuyée sur la spécialisation qualitative, a permis d'équilibrer la tendance, mais la pénétration agricole des Chinois inquiète.

Enfin, la double concurrence des Chinois sur le marché de l'emploi informel et de la production « parallèle » est une source majeure d'hostilité. L'arrivée des biens manufacturés chinois à très petit prix a permis aux plus démunis de bénéficier d'une hausse de leur pouvoir d'achat. Mais la pratique de la copie industrielle de l'artisanat local, à forte valeur traditionnelle et symbolique, est très mal acceptée. Outre la perception d'un profond irrespect pour la culture locale, les copies de mauvaise qualité - boubous qui rétrécissent au premier lavage, fausses théières de cérémonie- achèvent de relativiser la compétitivité chinoise.

La seconde concurrence est celle de l'emploi. Non seulement les Chinois importent leur main-d'œuvre, mais encore les membres de la diaspora investissent le secteur informel - beignets, lavages de vitre, porteurs d'eau-, souvent la seule ressource des foyers les plus pauvres. Dans un secteur bien particulier, celui de la prostitution, la concurrence chinoise est particulièrement peu appréciée pour sa pratique de tarifs dérisoires. Les professionnelles camerounaises se sont récemment constituées en syndicat, premier du genre, pour protester contre les tarifs déloyaux des nouvelles venues.

Les différents acteurs chinois - grandes entreprises, employeurs, individus-, ont donc un comportement éloigné du discours diplomatique. Ils ne troublent pas l'ordre public - dans le cas contraire, ils sont renvoyés au pays-, mais ils se soustraient à l'autorité de l'Etat d'accueil, empiétant sur sa souveraineté juridique et économique, voire territoriale.

3 - LE CONSENSUS DE BRUXELLES : REFONDER L'APPROCHE EUROPEENNE

La Chine a bénéficié de la conjoncture mondiale et sub-saharienne, mais elle a surtout su considérer les décideurs africains comme les acteurs de leur histoire, tandis que les Européens semblaient incapables de sortir enfin du post-colonialisme . Dans un tel contexte, la progression chinoise était une évidence. Comme le révèlent les discours africains, si la Chine convainc, c'est avant tout par défaut ou par comparaison.

Tirer les leçons de la percée chinoise impose de revoir notre approche en fonction de trois grands axes : l'autonomisation politique des partenaires africains, la volonté d'implanter via la coopération Europe-Afrique les bases d'un développement économique équilibré, l'offre d'une alternative démocratique au modèle chinois.

Il ne s'agit pas de négliger les causes non économiques du sous-développement, des conflits ethniques, de la pandémie du Sida ou de la difficulté qu'il y a à construire des nations aux contours imposés par la colonisation. Mais abandonner toute volonté d'investir dans des économies qui sont précisément des vecteurs de stabilisation serait délétère pour l'avenir.

Les entreprises européennes ont de forts atouts, notamment en matière de qualité. Bruxelles a les moyens de les soutenir à condition de se doter d'une politique ambitieuse, qui ne sacrifie pas la conditionnalité, en présentant une offre suffisamment attractive pour convaincre la nation partenaire de son intérêt à jouer dans les règles. Elle doit avoir une forte valeur ajoutée (protection ou développement des ressources locales, offre éducative, industrielle, technologique supérieure) - faute de quoi elle n'aura aucun intérêt face à celle de la Chine, que ses réserves et son régime politique autorisent à libérer des sommes énormes sans avoir à se soucier de l'avis du contribuable.

Les deux faiblesses majeures des économies africaines semblent être l'absence de moyens de production - en particulier d'industries de transformation, indispensables à l'exploitation des immenses richesses naturelles du continent- et d'une offre de formation de qualité. Ces faiblesses sont liées, l'absence de main d'œuvre qualifiée dissuadant les investisseurs. Elles ne sauraient être surmontées sans régler parallèlement les problèmes fondamentaux de l'instabilité politique et de la sécurité. La Chine, soucieuse de protéger ses intérêts, pourra être un partenaire ponctuel dans ce domaine.

Or les documents communautaires de référence sont en aporie totale avec ces constats . Le projet de coopération trilatérale Chine-UE-Afrique laisse deviner que l'UE se préoccupe avant tout d'une rivalité stratégique sino-européenne. Entre vœux pieux d'émancipation des nations africaines et tentative d'encadrement de la Chine, la Commission semble prête à faire l'économie de toute conditionnalité pour ne pas perdre trop de parts de marché.

Ces propositions donnent l'impression que « les masques tombent », pour reprendre les termes d'un expert des relations euro-africaines. L'UE, « décomplexée », selon l'infâme euphémisme en vigueur (les valeurs humanistes étaient donc un complexe?), afficherait son vrai visage. Les pratiques européennes ont été trop longtemps en contradiction flagrante avec son discours. Pour remédier à cela, elle semble avoir choisi de changer...de discours.

L'orientation néolibérale des institutions européennes explique en partie cette évolution. Mais cette erreur stratégique - son socle de valeurs humanistes constitue la meilleure ressource diplomatique de l'Union-, semble également engendrée par une démission politique face aux réalités africaines et une ignorance totale de la politique extérieure chinoise.

L'Afrique est réifiée (théâtre de la compétition), la Chine fantasmée (en filigrane, les fadaises habituelles sur l'inexorable conquête du méchant dragon), deux approches engendrées par la combinaison de l'orientalisme et de l'assimilation des intérêts communautaires aux intérêts économiques. Au final, cette tentative de bandwagoning - théorie réaliste qui consiste pour une nation faible à rejoindre une puissance ou une coalition lorsqu'elle estime que le coût de l'opposition est supérieur à ses avantages- est un aveu de faiblesse politique et intellectuelle. Envoyer ce message aux nations africaines comme à Pékin est désastreux pour l'ensemble de nos relations extérieures.

En cas de ralliement chinois à ce projet de condominium, et l'on voit mal où y serait son intérêt, le mépris avec lequel Pékin a traité le dernier sommet européen donne à penser sur la qualité de sa coopération. La realpolitik n'a pas pitié des faibles. La Chine appréciera le prestige diplomatique inhérent à sa présence dans un nouveau forum multilatéral, signera à des fins de socialisation, et fera paisiblement cavalier seul dans les faits. Comment lui en tenir rigueur ? C'est un choix rationnel. Pékin préfère aux grandes déclarations d'amitié les intérêts partagés. Il est donc impératif de se présenter en position de partenaire sûr de ses atouts, et non de suiveur.

3.1 - PENSER « L'AFRIQUE » AUTREMENT

Par-dessus-tout, la crispation de l'UE face à l'arrivée de la Chine signale un inquiétant décalage historique. A l'ère de la mondialisation, elle est incapable de considérer la diversification des acteurs comme un phénomène naturel et souhaitable sur le continent africain. Elle ne parvient pas à cesser de penser en termes d'injonctions pour penser en termes d'interactions.

La vision européenne reflète une perception exclusivement négative de la présence chinoise. Les questions du soutien aux dictateurs, de certains conflits et du respect des droits sont centrales -et concernent également les capitales européennes. Cependant, les bénéfices de la présence chinoise imposent de nuancer cette approche. L'action chinoise, malgré son cynisme, a l'immense qualité de faire sortir l'Afrique du post-colonialisme en dotant les nations des moyens de leur émancipation. Un discours reconnaissant cet aspect du rôle chinois serait apprécié par l'Afrique comme par la Chine, et permettrait de mieux les disposer à l'égard de critiques ciblées. L'excessive intolérance de Pékin face aux critiques est un problème. Ne pas reconnaître les effets positifs de ses actions n'aide pas à le résoudre.

Il est impératif que l'UE cesse d'être sur la défensive face à une Chine dans l'initiative. Le modèle chinois n'est pas une obligation, c'est une alternative qui dépendra des choix nationaux. La politique communautaire doit donc consister à présenter les avantages de ses modèles nationaux. La prospérité des nations européennes et la crédibilité de ses acteurs économiques (culture de la qualité, respect d'un certain nombre de normes techniques et juridiques, expertise, complémentarité et non concurrence avec les acteurs locaux) en font un modèle qui fascine plus que la Chine. Reste à regagner une crédibilité humaine et politique.

Le maintien du régime en place, objectif premier du PCC qui séduit bien évidemment les leaders africains actuels, serait considéré comme un désastre par beaucoup d'intellectuels africains, qui la considèrent comme un modèle économique, mais pas obligatoirement politique . En fonction de leur histoire, les populations africaines expriment également des aspirations à la démocratie qui relativisent les chances d'implantation du « modèle chinois ». Auprès de ces groupes, l'UE a un rôle à jouer.

Sur le plan économique, le modèle chinois est apprécié, mais pas idéalisé. Si la Chine est la 3ème puissance économique, elle est au 81ème rang mondial par l'IDH. De fait, l'écrasante majorité de la population chinoise vit selon ce rang. Dans un premier temps, la Chine a toutefois sorti 300 à 400 millions de personnes de l'extrême pauvreté, et cette expérience sera utile aux PVD partenaires. L'expertise de la Chine (sortir de la grande pauvreté une partie de sa population par le développement) et européenne (redistribuer à l'ensemble des populations les bénéfices de la croissance) semblent complémentaires, non concurrentes.

3.2 - REPENSER L'UE EN AFRIQUE

La Chine, en bousculant les lignes de forces, offre à l'UE l'opportunité de se poser la question de son rôle en Afrique. Il faut avant tout se détacher des stratégies antichinoises pour adopter des politiques pro-africaines, et définir l'UE comme une alternative non conflictuelle.

Il faut réaffirmer notre engagement en faveur des droits humains, de la démocratie. Mais l'opposition aux dérives autoritaires doit se faire dans le respect de la souveraineté nationale - comme Bruxelles a respecté celle de Pékin, dont les pratiques n'ont pas arrêté les investisseurs.

Quelques pistes qui ont vocation à être élaborées en propositions politiques :

- Prendre acte de la redistribution du jeu et favoriser la coopération multilatérale, en incluant l'Inde, le Brésil, etc., plutôt que les coopérations bilatérales,

- relancer la politique de prêts, en éradiquant progressivement le fonctionnement sous forme de remise de dette ;

- favoriser les investissements dans l'industrie légère (main d'œuvre non qualifiée) et de (semi-) transformation,

- ne pas brusquer les dynamiques de régionalisation, nouveau leitmotiv de l'UE. Avant de renoncer à certains attributs de la souveraineté, chaque nation aspire à les maîtriser. Les nations européennes, qui n'ont pas aisément accepté le transfert de leurs prérogatives, peuvent fort bien le comprendre ;

- cesser de diffuser des messages feutrés de prudence envers la Chine dans les ambassades en Afrique, dont les praticiens soulignent l'effet contre-productif : les craintes de l'Europe augmentent le prestige de la Chine ;

- avancer sur les accords de Doha,

- proposer une offre de formation supérieure décentralisée (sur le modèle de l'ENA au Maroc), en relançant la coopération universitaire, désastreusement négligée ces dernières années - au grand profit de la Chine, qui sous-traite une partie de l'éducation de sa future élite aux universités occidentales tout en formant un nombre croissant d'étudiants africains, et se constitue ainsi un vivier d'interlocuteurs privilégiés.

- favoriser les coopérations multilatérales dans le domaine de la régulation et des normes techniques, aisées à développer dans des domaines qui intéressent la Chine, l'Afrique et les pays émergents.

3.3 - UNE REMISE EN QUESTION SALVATRICE

Les voies à explorer sont nombreuses. Quelle qu'en soit l'issue, les perspectives paraissent aujourd'hui plus favorables qu'hier. La Chine peut remercier les Européens. Ils lui ont pavé la voie et taillé le costume de l'interlocuteur respectueux. Reste à savoir combien de temps elle saura l'endosser. Dans l'expectative, les Européens peuvent remercier la Chine. Elle offre l'opportunité salvatrice de se remettre en cause. Enfin, son action sonne le glas du post-colonialisme.

L'UE peut contribuer à rééquilibrer les pratiques chinoises et à les compléter en implantant sur le sol africain les moyens de production dont l'absence ruine les perspectives de développement. Les Etats africains bénéficient de la diversification de leurs interlocuteurs, pas de leur uniformisation. S'aligner sur la Chine en renonçant à toute conditionnalité serait un nouveau reniement à l'égard des peuples européens comme africains, et un ultime signe de faiblesse à destination de Pékin. Pour cela, il faut impérativement relancer le pôle prêt, une ambition certes délicate en période de crise, mais indispensable au maintien d'une politique africaine de l'Union qui satisfasse les intérêts des parties concernées, tout en lui permettant de ne pas renoncer à ses exigences en matière de droits.

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