Le 7 janvier 2009, lors de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, le Président de la République annonçait la suppression du juge d'instruction, et chargeait la commission Léger de faire des propositions en ce sens. L'enquête pénale confiée au Parquet remplit-elle les conditions d'impartialité d'une justice équitable? Un an plus tard, des affaires sensibles semblent démontrer le contraire. Selon Isabelle Goanvic et Agnès Martinel, magistrates, d'autres pistes de réforme sont envisageables, dans la conciliation de l'efficacité et du respect du droit.
Le 7 janvier 2009, lors de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, le Président de la République annonçait une importante réforme de la procédure pénale conçue autour d'une mesure phare: la suppression du juge d'instruction. Le discours était clair. « L'homme le plus puissant de France » , ce juge, à la fois « Maigret et Salomon », ne devait plus être le juge de l'enquête pénale, dont la charge allait être transférée au Ministère Public.
Critiquée par de nombreux professionnels de la justice ainsi que par des personnalités politiques, qui ont dénoncé un nouveau signe de reprise en main de la justice par l'exécutif, la réforme est néanmoins lancée avec l'attribution d'une nouvelle mission au Comité de réflexion sur la justice pénale institué en 2008 et présidé par un magistrat honoraire, Philippe Léger. Celle-ci a déposé son rapport le 1er septembre 2009. Depuis lors, le juge d'instruction est un juge en sursis.
Un an plus tard, le 14 janvier 2010, alors que des protestations s'élèvent sur les marches du Palais, le Procureur Général de la Cour de cassation, dans son discours traditionnel de l'audience solennelle de rentrée, exprime ses doutes les plus profonds sur la faisabilité juridique d'un tel projet. Le plus haut magistrat du Parquet français s'interroge: « la réforme franchira-t'elle les obstacles dressés sur un parcours loin d'être achevé? Ne faut-il pas s'inquiéter de la conformité aux principes constitutionnels qui nous gouvernent des pouvoirs nécessairement renforcés d'un parquet en charge de l'instruction des affaires pénales? .Ne faut-il pas s'attendre à voir se durcir la jurisprudence par laquelle le juge de Strasbourg en vient à contester au parquet actuel le statut d'autorité judiciaire? »
Ainsi, le gouvernement est-il en train de s'engager dans l'impasse?
Pour comprendre les termes de ce débat, qui présente un réel enjeu démocratique, il convient de revenir au contexte et à la genèse de cette réforme, qui, avec la suppression du juge d'instruction, a pour objectif le transfert des pouvoirs d'enquête au Parquet. (I).
Certes, le rapport Léger suggère qu'un nouveau juge, dénommé juge de l'enquête et des Libertés (JEL), fasse contrepoids à la concentration du pouvoir d'enquête entre les mains du Ministère public. Mais ce contre-pouvoir est-il suffisant? La situation actuelle du Parquet, soumis à une pression hiérarchique de plus en plus forte, permet-elle de lui confier la charge de l'enquête pénale? Les évènements qui s'enchaînent permettent d'en douter (II).
Au delà des critiques, une réforme de la procédure pénale est-elle possible en France? De nombreux Etats européens ne connaissent pas de juge d'instruction. Faut-il rester dans l'exception française? L'affaire d'Outreau nous a montré les failles d'une procédure pénale peu réceptive aux doutes. Une autre voie est-elle possible? (III).
1 - LE PARQUET, PILIER DE LA REFORME
L'objectif du gouvernement est clair: il s'agit de supprimer le juge d'instruction et de confier l'enquête pénale au Parquet. Ce transfert de l'enquête fait du Parquet le pilier de la réforme. A première vue, le projet tel qu'il se dessine peut révéler une certaine cohérence et convaincre une opinion publique secouée par l'affaire d'Outreau. Pour autant, il faut aller plus loin et l'étudier : les pièges de la réforme ne tardent pas à émerger.
1.1 - LE TRANSFERT DE L'ENQUETE AU PARQUET
Les conclusions de la Commission Léger sur la réforme de l'enquête s'articulent autour de plusieurs propositions:
- transformation du juge d'instruction en un juge de l'enquête et des libertés investi exclusivement dans des fonctions juridictionnelles: garant de la loyauté de l'enquête il serait chargé d'autoriser les mesures les plus attentatoires aux libertés (perquisitions hors flagrance et hors accord , écoutes téléphoniques, sonorisation, prolongement de la garde à vue au delà de 48 heures..)
- simplification de la phase préparatoire du procès pénal en instaurant un cadre unique d'enquête: toutes les investigations pénales seraient conduites sous la seule direction du Parquet,
- renforcement tout au long de l'enquête des droits du mis en cause et de ceux de la victime, des droits et libertés individuelles de la phase préparatoire au procès pénal.
Le Garde des Sceaux, Mme Alliot-Marie, a précisé dans une interview accordée au journal Le Monde le 4 novembre 2009, que la réforme envisagée reprendra les grandes lignes du rapport Léger, avec une ouverture possible s'agissant du renvoi du prévenu devant une juridiction: il serait question de confier au Juge de l'Enquête et des Libertés la possibilité de décider de ce renvoi en cas de contestation de la décision prise par le parquet.
Le Parquet constitue donc le pilier de la réforme. Il s'agit de lui confier tout le champ des investigations pénales sous le contrôle d'un nouveau juge, le juge de l'enquête et des libertés, chargé du contrôle de l'enquête et des mesures privatives de libertés. Cette réforme est-elle justifiée?
1.2 - LES PIEGES DE LA REFORME
Le rapport Léger souligne que le juge d'instruction, qui n'a pratiquement plus d'équivalent en Europe, n'est plus adapté à notre temps. Il faut donc, explique-t-il réformer le système français. Au delà de la justification comparatiste, deux principaux arguments sont invoqués:
- le juge d'instruction est né et vit dans l'ambiguïté de sa double fonction, juge et enquêteur. Il faut en finir avec cette confusion des rôles.
- il faut simplifier la phase préparatoire du procès pénal en instaurant une unicité de l'enquête autour du Parquet.
Le premier d'entre eux est peu critiquable. L'ambivalence du juge d'instruction avait déjà été mise en lumière - pour la première fois d'ailleurs- par la Commission présidée par le Professeur Mireille Delmas-Marty en 1990, qui avait préconisé sa suppression.
A l'heure actuelle, c'est déjà le Parquet qui traite de la plupart des enquêtes pénales, une instruction étant ouverte en moyenne pour 4,3 % des dossiers . Le juge d'instruction n'est donc plus le juge mythique qu'il était. Depuis la loi du 15 juin 2000, ce n'est d'ailleurs plus lui chargé du contentieux de la liberté et des détentions, confié au Juge de la Liberté et de la Détention.
Plus contestable, en revanche, est le transfert des pouvoirs d'enquête au Parquet , sans garantie aucune pour le statut des magistrats qui le composent, dans un contexte où celui-ci est l'objet depuis quelques années d'une réelle reprise en main par le pouvoir exécutif.
En effet, si les années 1990 ont été marquées par l'indépendance de la justice, les années 2000 ont annoncé de nouvelles mutations, pour certaines liées aux conséquences sécuritaires du 11 septembre 2001. L'heure allait désormais être à la sécurité et à l'efficacité. Peu à peu, l'exécutif va exercer un contrôle de plus en plus poussé sur les Parquets.
La loi du 9 mars 2004 dite loi Perben viendra consacrer l'évolution en faisant du ministre de la justice « le chef du parquet » , chargé de conduire la politique d'action publique déterminée par le Gouvernement. A côté des instructions générales d'action publique, ont été légalisées les instructions écrites de poursuite dans des dossiers individuels.
L'élection de N. Sarkozy à la Présidence de la République va précipiter le mouvement. La première garde des Sceaux commence son mandat en 2007 en annonçant clairement qu'elle est le chef du Parquet.
Le projet de suppression du juge d'instruction vise sans nul doute à parachever l'édifice. Mais il ne suffit pas de vouloir une réforme. Encore faut-il qu'elle soit réalisable. Or, les contraintes constitutionnelles et européennes sont là. L'enquête pénale peut-elle ainsi dans les conditions actuelles être confiée au Parquet ?
Cette question suscite un certain nombre de réflexions d'ordre institutionnel.
On observe ainsi que la mention « sous le contrôle du Parquet » permet fréquemment la validation constitutionnelle ou administrative des textes de procédures pénales. Mais quelle est la réalité de ce contrôle, dont le Conseil Constitutionnel exige, s'agissant de l'autorité judiciaire qu'il soit effectif, réel et complet ? Quels sont ses effets concrets pour les citoyens? Ainsi faut-il mettre en rapport le nombre de gardes à vue, 620 000 par an, qui doivent s'effectuer sous le contrôle du Procureur de la République et le nombre de membres du Ministère Public, 1450 . Le ratio est de 427 gardes à vue par an à contrôler pour chacun des magistrats du Parquet, en supposant qu'ils soient tous chargés du suivi des enquêtes de police.
Le contrôle consiste en pratique en une information que les services de police ou de gendarmerie donnent par téléphone au Procureur de la République ou à son substitut. C'est également, dans la majorité des cas, par téléphone que sont communiqués les éléments relatifs aux infractions, éléments qui vont permettre de différer l'avis à la famille de la personne gardée à vue et, le cas échéant, de prolonger la garde à vue.
La réalité du contrôle ne semble pas ainsi conforme aux exigences constitutionnelles posées.
Par ailleurs, dans le domaine des libertés publiques, la mise à jour des fichiers de police (STIC, FNAED...) est aussi confiée aux Parquets. Toute personne gardée à vue fait l'objet de prise d'empreintes digitales et génétiques. Quelle que soit l'issue de la procédure, les empreintes resteront au fichier. La demande de suppression des fiches relève également de la compétence du Procureur de la République. Aucun compte sur l'exécution de ces missions n'est demandé. Là encore le contrôle effectif est loin d'être exercé.
La question de l'effectivité des contrôles doit donc être posée dans un contexte politique où le Chef de l'Etat, ancien chef de la police, a fait des statistiques policières un argument électoral de poids. La dérive est là aujourd'hui, l'explosion du nombre des gardes à vue en témoigne. Dès lors que se conjuguent l'autonomie administrative des services de police et de gendarmerie et la soumission hiérarchique des magistrats du Parquet, les libertés individuelles ne peuvent pas être effectivement protégées.
Le Parquet apparaît donc comme le point d'achoppement de cette réforme. Tel qu'il est devenu aujourd'hui, le Ministère public français peut-il être le garant d'une enquête impartiale, garantie minimum d'une justice pénale démocratique avec laquelle on ne saurait transiger? Il est permis d'en douter.
2 - LE PARQUET, FAIBLESSE DE LA REFORME ANNONCEE
Depuis la loi Perben, qui a consacré le Garde des Sceaux en tant que chef de l'action publique, l'évolution du Parquet est marquée par une hiérarchisation croissante tant des fonctions de Procureur de la République que celle de susbtitut. Si bien qu'aujourd'hui, l'interrogation est constante: le Parquet est-il membre de l'autorité judiciaire?
Au delà des réponses institutionnelles, la question suppose une confrontation au réel. 2010: quel est le visage du Parquet ? Loin des mythes, il y a les réalités, les affaires sous contrôle, les mutations et les nominations sur ordres.
2.1 - LE PARQUET, MEMBRE DE L'AUTORITE JUDICIAIRE?
Dans le système de la Constitution de 1958, le Parquet est régi par un statut particulier, différent de celui des magistrats du siège. Membre comme les juges du corps judiciaire , le Parquet est cependant , aux termes de l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 , subordonné à l'autorité hiérarchique du Garde des Sceaux.
En dépit de ces particularités, le Conseil Constitutionnel considère que le Parquet est membre de l'autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution et à ce titre garant de la liberté individuelle .
Mais, une décision de la Cour européenne des droits de l'Homme est venue, le 10 juillet 2008, semer le trouble. Condamnant la France, la Cour a affirmé que le procureur ne peut être qualifié d'autorité judiciaire pour la garantie de certains droits, car « il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif » .
S'inscrivant dans cette même logique, une résolution de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe a affirmé le 30 septembre 2009, que «les procureurs doivent pouvoir exercer leurs fonctions indépendamment de toute ingérence politique ». Peu de temps après, le 20 novembre 2009, les conseils des juges et procureurs des 47 pays du Conseil de l'Europe ont rendu public, à Ljubljana, en Slovénie, un avis commun sur l'indépendance des procureurs: « les procureurs doivent être indépendants et autonomes dans leurs prises de décision et doivent exercer leurs fonctions de manière équitable, objective et impartiale ».
La réforme allait-elle être désormais compromise? On aurait pu le penser. Mais, attachée à son projet, Mme Alliot-Marie a expliqué « qu'il n'était pas question d'avoir un Parquet en dehors de tout lien hiérarchique avec la Chancellerie », « qu'il y avait cohérence entre le mode de nomination des procureurs et le fait qu'ils peuvent recevoir des instructions générales et des instructions dans des dossiers particuliers » et qu'une réforme du statut du Ministère Public n'était en aucun cas envisagée. Une telle position est-elle conciliable avec le réel? Est-elle également euro-compatible?
2.2 - LE PARQUET: MYTHES ET REALITES
Il est difficile de dire aujourd'hui que le Ministère public en France présente toutes les garanties d'indépendance nécessaires pour assumer la charge de toutes les investigations pénales. La réalité est en effet tout autre.
Au delà des textes et des affirmations des Gardes des Sceaux successifs du gouvernement Fillion, certaines affaires ont mis en lumière des actions singulières de procureurs dont les liens avec le pouvoir exécutif font désormais débat.
Ainsi l'affaire Clearstream est-elle emblématique des liens entre justice et pouvoirs. Un ancien Premier Ministre prévenu, un Président de la République partie civile, le procès s'annonçait dès le premier jour comme une lutte politique entre les deux rivaux de la droite. Quel peut être le positionnement du Ministère Public dans une affaire où les intérêts du Chef de l'Etat se mêlent à ceux de la Justice? On en retiendra d'abord une valse-hésitation. Le Procureur de la République de Paris, après avoir rédigé, dit-on, un réquisitoire de non-lieu, a fait volte face et ordonné le renvoi de Dominique de Villepin devant le tribunal correctionnel.
A la fin de l'épisode, le prévenu est relaxé. Le lendemain, sur les ondes d'une radio privée, le Procureur de la République annonçait qu'il allait faire appel en précisant qu'aucune instruction ne lui avait été donnée. Invité d'une émission télévisé, D. de Villepin affirmait que la décision de faire appel avait été prise la veille "lors d'une réunion à l'Elysée". Alors que le Garde des Sceaux se défend depuis lors de tout contact avec le Procureur, l'hypothèse d'une intervention est dans tous les esprits. S'installe alors le soupçon, celui-là même qui avait conduit J. Chirac en 1996 à créer la Commission présidée par P. Truche.
L'affaire Julien Dray, et plus spécifiquement la manière dont elle a été traitée, est intéressante à double titre. D'abord parce qu'elle constitue le premier laboratoire expérimental de cette réforme annoncée. Ensuite, parce qu'elle démontre, si besoin était, qu'un tel déroulement procédural ne participe en rien d'une justice transparente, démocratique et respectueuse des droits. Un politique de l'opposition repéré par la Tracfin, fait l'objet d'une dénonciation au Parquet de Paris. L'enquête commence et avec elle les calomnies (rapport étalé dans la presse, mises en causes diverses, rumeurs ....) Où est passée la présomption d'innocence?
A aucun moment, une instruction n'est ouverte. L'affaire suit son cours au Parquet. Julien Dray finit néanmoins par obtenir, en dehors de toute disposition légale et de tout cadre procédural, le dossier qui l'accuse. Mi-décembre 2009, le Procureur de la République transmet son rapport au Procureur Général de Paris et préconise un rappel à la loi. Même si ce rapport est techniquement motivé, certains journalistes ne manquent pas de dénoncer le doute sur le dénouement de ce dossier en relevant que tout n'y était qu'opportunité.
La gestion de ces deux affaires révèle un nouveau visage du Parquet marqué par une reprise en main sans précédent du pouvoir politique. Mais ce n'est pas tout. La pression politique peut aussi s'exercer au quotidien.
A Nanterre, où Philippe Courroye a été nommé procureur de la République, en février 2007 contre l'avis du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), certains, comme le journal Le Point en septembre 2008, dénoncent l'enlisement des dossiers .
A Paris, le même journal fait état d'un certain nombre de réquisitoires de non-lieux, parmi lesquels celui du dossier concernant l'ancien Président de la République J. Chirac .
2.3 - LA VALSE DES NOMINATIONS
Plus encore, au delà de cette gestion controversée des affaires politico-financières, on assiste à une intervention de plus en plus pesante du pouvoir politique sur les nominations.
Depuis 2002, le Ministre de la Justice est passé outre la plupart des avis négatifs rendus par la formation Parquet du CSM. L'arrivée Place Vendôme de Mme Dati inaugure une ère de valse des Procureurs Généraux. Là aussi, l'avis du CSM est souvent négligé.
Ainsi, à l'automne 2007, le Procureur Général d'Agen est muté contre l'avis de ce même CSM. Plus récemment, Marc Robert, Procureur Général à Riom, magistrat de renom, fait lui aussi l'objet d'une mutation contre son gré. Cette fois-ci, le CSM statue en deux temps: avis négatif d'abord, puis la majorité bascule dans un fiasco incroyable qui laisse aujourd'hui des doutes sur l'indépendance même des membres de cette institution.
Le constat est donc manifeste: le Parquet français a opéré depuis 2004 une véritable mutation. Denis Salas, magistrat, chercheur, dans un entretien au Monde, souligne que si les membres du Ministère Public ont aujourd'hui acquis une forte autonomie professionnelle face aux juges du siège, un grand professionnalisme dans un travail d'équipe, ils n'ont pas gagné leur autonomie par rapport à l'exécutif .
C'est à ce Parquet que le gouvernement veut transférer tous les pouvoirs d'enquête. Tel est le talon d'Achille de la réforme. Un Parquet soumis à l'autorité hiérarchique du Ministre de la Justice ne peut être à même de répondre aux nécessités impérieuses d'une enquête pénale impartiale. Alors que faire? Faut-il abandonner tout espoir de voir un jour notre procédure pénale réformée, modernisée et conforme aux exigences des normes européennes?
3 - LE PARQUET, ATOUT D'UNE REFORME REPENSEE
Certains considèrent aujourd'hui que les déséquilibres du projet annoncé plaident en faveur d'un maintien du dispositif actuel. Plutôt le statu quo que la mainmise sur les affaires politico-financières, objectif inavoué que le gouvernement peine réellement à cacher. La tentation est grande tant chaque nouvelle annonce accentue le malaise.
Pourtant, une réforme de la justice pénale est nécessaire. Le Professeur Mireille Delmas-Marty l'a clairement démontré dans un texte publié par le journal Le Monde en mai 2009. Celle qui a présidé en 1990 la Commission justice pénale et droits de l'Homme rappelle, qu'à l'époque déjà, une mise en garde avait été formulée « contre les effets pervers de l'accumulation de réformes partielles » constituant « un rapiéçage irréaliste et néfaste ». Depuis, précise-t-elle, les lois se sont multipliées et la seule réforme d'ensemble résultant de la loi du 15 juin 2000 a été ensuite affaiblie par les gouvernements successifs. A cela, il faut ajouter les échecs visibles du système, dont le plus symptomatique résulte de l'affaire d'Outreau. Ce scandale aurait pu d'ailleurs être l'occasion d'une grande réforme du système. Hélas, là encore, il s'est agi d'un rendez-vous manqué.
Une réforme de la procédure pénale, mais quelle réforme? Plusieurs voies sont sans doute possibles.
3.1 - LA REFORME SEPARATISTE: LA SEPARATION DU PARQUET ET DU SIEGE
Cette idée d'une séparation des deux corps est apparue il y a quelques années. Nourrie de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme sur l'impartialité du juge, cette réforme vise a créer deux corps distincts dans la magistrature. « Il est temps de clarifier notre architecture judiciaire, de cesser de poursuivre les chimères d'un parquet indépendant, de couper le cordon entre juges et procureurs et non entre les procureurs et le gouvernement » affirment Hubert Dalle et Daniel Soulez-Larivière dans un texte co-signé paru dans le Monde en écho à l'évocation des débats le 8 mai 2009 devant la Grand Chambre de la CEDH dans l'affaire Medvedyev.
La tradition séparatiste trouve sa source dans un certain nombre de législations européennes. Ainsi, l'Allemagne connaît un Parquet séparé du siège . Il est considéré comme faisant partie intégrante de l'exécutif. Les parquetiers sont donc des fonctionnaires qui dépendent du Ministère de la Justice. Certains d'entre eux ont le statut exceptionnel de « fonctionnaire politique » qui autorise une révocation sans motivation. C'est le cas du generalbundesanwalt, procureur général au niveau fédéral et au niveau des Etats fédérés de certains procureurs généraux. Ce corps est très fortement hiérarchisé. La contrepartie réside dans le fait que le système de poursuite fonctionne selon le principe de légalité. Ainsi, le procureur a hérité des fonctions du juge d'instruction, qui a été supprimé en 1975. Par le biais du système de l'ordonnance pénale, il dispose de larges pouvoirs qui confinent parfois à l'acte de juger.
On peut dire que l'équilibre d'un tel système se conçoit dans l'Etat allemand, qui est un Etat fédéral en lui-même vecteur de contre-pouvoirs. On observe, par ailleurs, que la pratique limite les effets de ce rattachement au pouvoir exécutif. Les procureurs et les juges font partie d'une seule association commune par delà les statuts différents. Par ce biais, ils exigent des garanties pour éviter les pressions politiques.
L'instauration dans le système accusatoire de Grande-Bretagne d'un Crown Prosecution Service - à l'origine, l'enquête était menée exclusivement par la police- a induit un modèle de parquet fonctionnarisé. Mais là aussi, il existe des contrepoids historiques liés au système procédural accusatoire et à la tradition forte issue de l'Habeas Corpus. En outre, les traditions culturelles garantissent davantage l'impartialité des cadres enquêteurs de la police.
La question demeure de savoir si ces modèles sont transposables en France où le système des poursuites des infractions pénales est régi par le principe d'opportunité. C'est le procureur de la République qui, présence d'une infraction, décide d'engager ou non des poursuites. Si l'objectif est celui de la mise en œuvre d'une enquête impartiale, on peut se demander dans quelles conditions il serait réellement atteint.
3.2 - LA REFORME DOUCE : UNE CONTINUITE REFORMISTE DANS LA LIGNE DU RAPPORT OUTREAU
A l'issue de ses travaux, la Commission d'enquête parlementaire relative à l'affaire d'Outreau avait conclu notamment à l'instauration d'une collégialité pour les postes de juge d'iinstruction. La loi du 5 mars 2007 a ainsi créé les pôles d'instruction. Cependant, faute de moyens, ceux-ci n'ont jamais été mis en place.
Jean-Paul Jean, magistrat, professeur associé à l'Université de Poitiers, propose ainsi, dans ce cadre de collégialité, de ne pas supprimer le juge d'instruction mais de limiter son rôle aux seules affaires dans lesquelles il apporterait une valeur ajoutée .
Les autres enquêtes seraient menées par un Ministère public doté d'un statut rénové par de plus grandes garanties. Serait créé un juge de l'instruction qui aurait pour mission de décider si ou non un juge d'instruction doit être désigné. Lui seraient également transférées toutes les attributions de l'actuel Juge des Libertés et de la Détention.
Une telle réforme, qui aurait pour conséquence de limiter encore la part de saisine du juge d'instruction, devrait être subordonnée à de réelles garanties statutaires pour le Parquet, ce d'autant que celui-ci dispose aujourd'hui, avec les mesures alternatives aux poursuites, de pouvoirs importants très proches de l'acte de juger. La procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité instaurée par la loi de 2004 a accentué la tendance. Un tel développement des pouvoirs du Parquet devrait conduire à un nouveau Parquet à l'autonomie plus affirmée.
3.3 - LE PROJET DELMAS-MARTY: UNE REVOLUTION TOUJOURS D'ACTUALITE
En 1990, la Commission Justice pénale et droits de l'Homme présidée par Mireille Delmas-Marty rendait un rapport préconisant une réforme complète de la justice pénale articulée autour de quatre principes:
- enquête pénale confiée au Parquet
- suppression du juge d'instruction
- création d'un juge de l'instruction
- renforcement des droits de la défense
La Commission soulignait, dans ses conclusions, qu'un tel modèle supposait d'interdire au Garde des Sceaux de donner aux Parquets des instructions individuelles, le lien avec le Ministère Public devant se limiter à des circulaires générales. Mireille Delmas-Marty a précisé récemment que la réforme impliquait que le statut des magistrats du Parquet soit renforcé par des garanties identiques à celles des magistrats du siège en matière de nomination, et notamment par la nécessité d'un avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Ce projet n'a jamais vu le jour. Sans doute faut-il au pouvoir exécutif un courage certain pour légiférer sur l'interdiction d'instructions individuelles. C'est pourtant la ligne qu'avaient suivie Elisabeth Guigou et Marylise Lebranchu lorsqu'elles étaient Garde des Sceaux. Depuis 2002, c'est le mouvement inverse qui se manifeste.
Aujourd'hui, le rapport Léger propose un modèle Delmas-Marty sans modifier le statut du Parquet. Or, ce modèle est un tout. L'adoption partielle est problématique. D'abord parce qu'elle déconstruit le modèle, qui en lui même est une savante combinaison d'équilibres, entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, entre siège et parquet, entre droits des victimes et droits de la défense. Ensuite parce qu'il cache des intentions peu compatibles avec les exigences de transparence, de justice et d'indépendance, consubstantielles à la démocratie.
Loin d'être seulement théorique, ce modèle existe dans certains pays. Ainsi, en Italie notamment, le Ministère Public, issu de la Constitution de 1948, est un modèle d'indépendance réussi. L'article 110 de la Constitution prévoit que les attributions du ministère de la justice sont limitées à l'organisation et au fonctionnement des services de la justice. Toute interférence dans l'exercice des fonctions du Ministère Public est exclue.
Autre image, celle du Bureau du Procureur près la Cour pénale Internationale, institué par le Statut de Rome du 17 juillet 1998. Le texte international précise que « le bureau du Procureur agit indépendamment en tant qu'organe distinct au sein de la Cour ». et que « ses membres ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucune source extérieure ». Le procureur ayant par ailleurs autorité sur la gestion et l'administration du bureau, y compris le personnel, l'installation et les ressources, l'indépendance est également opérationnelle, ce qui est une garantie maximale.
L'enquête est menée sous le contrôle de la Chambre préliminaire, qui est seule compétente pour délivrer certains actes de procédure fondamentaux comme les mandats ou ordonnances à comparaître.
Le débat sur la réforme de la justice pénale voulue par le pouvoir en place représente un enjeu démocratique essentiel. La mise sous contrôle de l'exécutif des enquêtes et des poursuites pénales, qui constitue une des principales caractéristiques de ce projet, est en effet porteuse de dangers: celui d'une justice pénale tournant le dos au principe d'égalité, celui d'une justice pénale ne présentant pas les garanties qu'exige la préservation des libertés et droits fondamentaux consacrés par la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales.
S'il est indispensable de soumettre la réforme qui va être proposée au crible d'une critique rigoureuse puisant aux sources des principes élémentaires de l'Etat de droit démocratique, il faut aussi saisir l'occasion ainsi donnée de dire que d'autres voies s'offrent à la réforme nécessaire de la justice pénale, dans la conciliation de l'efficacité et du respect du droit.