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Billet de blog 24 novembre 2009

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Commission Juppé/Rocard: quels enseignements pour les politiques progressistes?

La «commission sur les priorités stratégiques d'investissement et l'emprunt national» a remis ses conclusions au Président de la République jeudi 19 novembre. Membre de cette commission «Juppé/Rocard», Olivier Ferrand (président du think-tank Terra nova) fait le bilan de son travail et insiste sur la nécessité de l'investissement public.

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La «commission sur les priorités stratégiques d'investissement et l'emprunt national» a remis ses conclusions au Président de la République jeudi 19 novembre. Membre de cette commission «Juppé/Rocard», Olivier Ferrand (président du think-tank Terra nova) fait le bilan de son travail et insiste sur la nécessité de l'investissement public.

La commission Juppé-Rocard vient de rendre ses conclusions. Elle propose un programme d’investissements de 35 Md€, afin d’assurer la transition vers un nouveau modèle de développement, un modèle durable alliant deux moteurs : l’économie de la connaissance et la croissance verte – «Lisbonne» et «Ushuaia».

1 – LE RAPPORT JUPPE-ROCARD: UN PROGRAMME DE 35 MD€ POUR INVESTIR DANS L’AVENIR

1.1 - LE RAPPORT : ASSURER LA TRANSITION VERS UN NOUVEAU MODELE DE DEVELOPPEMENT – « LISBONNE » ET « USHUAIA »

Le rapport porte sur les investissements d’avenir. La priorité politique retenue est d’assurer la « transition vers un nouveau modèle de développement », à la fois durable et source de croissance et d’emploi. Ce nouveau modèle possède deux moteurs: l’économie de la connaissance et l’économie verte – «Lisbonne et Ushuaia». Le rapport évalue à 35 Md€ les besoins en investissement public pour mettre en route ces deux moteurs:

18 Md€ sur l’économie de la connaissance : enseignement supérieur, recherche, innovation.


La stratégie de Lisbonne a été arrêtée par l’Union européenne en 2000. L’objectif : faire de l’Europe «l’économie la plus compétitive du monde». Le moyen: franchir la frontière technologique afin que l’Europe passe de l’économie industrielle d’hier à l’économie de la connaissance demain, en investissant massivement dans la connaissance. La stratégie de Lisbonne fixait des objectifs d’investissement à atteindre, notamment 3% du PIB pour l’enseignement supérieur et 3% pour la recherche.

La France n’a pas atteint les objectifs de Lisbonne. Pire, elle régresse par rapport à 2000 : baisse de l’effort de recherche de 0.2 point de PIB à 1.75%, baisse des dépenses d’enseignement supérieur de 0.1 point à 1.4%.

La commission Juppé-Rocard propose de combler une partie du retard. La proposition phare du rapport est de créer quelques grandes universités de niveau mondial en les dotant d’un capital de 10 Md€. Il propose également : le financement de projets universitaires innovants (permettant de conserver ou rapatrier les chercheurs de renommée internationale), un effort massif sur la recherche appliquée (le maillon faible français), le développement des « campus d’innovation » (mêlant sur un même territoire université, laboratoires de recherche et entreprises industrielles), le soutien aux PME innovantes (les « gazelles »).



17 Md€ pour l’économie verte


C’est l’autre moteur de la croissance de demain. Il est nécessaire pour accroître le potentiel de croissance du pays. Mais il est aussi nécessaire pour relever le défi écologique. Il est en train d’émerger et la France est bien positionnée.
Le rapport propose d’investir, au niveau des réalisations industrielles, dans des secteurs et technologies les plus innovantes, et là où la France détient des positions fortes :

- les sciences du vivant (biomédical, innovations agricoles) : 2 Md€
- les énergies décarbonées (énergies renouvelables, nucléaire, économies d’énergie) : 3.5 Md€
- la ville de demain (programmes urbains intégrés portant sur la maîtrise de la mobilité, le transport collectif décarboné, les réseaux intelligents, le développement expérimental d’infrastructures de recharge électrique des véhicules propres… ; rénovation thermique des logements sociaux) : 4.5 Md€
- la mobilité du futur (véhicules du futur, programmes aéronautique et aérospatial) : 3 Md€
- la société numérique (infrastructures à très haut débit, conception de contenus) : 4 Md€

Au total, avec ces deux moteurs, le rapport plaide pour le basculement vers un modèle de développement durable caractérisé par l’immatériel et la connaissance, mais aussi les énergies nouvelles, l’évolution des matériaux, la durabilité des objets, le recyclage, la diminution des consommations énergétiques, « bref, le passage d’une économie de gaspillage à une économie de la sobriété ».

Pour y arriver, le rapport a donné la priorité aux investissements innovants, les plus « transformateurs » : ceux qui contribuent le plus à la transition vers ce nouveau modèle de développement. Cette priorité accordée à l’innovation a conduit a contrario à ne pas retenir les investissements en infrastructures physiques, notamment de transports : la France y détient certes des positions de leader, mais les contenus en innovation technologique y sont moins déterminants.



1.2 - LES SUITES DU RAPPORT : UN ARBITRAGE GOUVERNEMENTAL ATTENDU POUR DECEMBRE.



Le gouvernement doit arbitrer sur le programme d’investissement proposé par la commission Juppé-Rocard. Ce programme fait un large consensus et ne devrait guère être révisé. Ni dans ses orientations. Ni dans son montant, même si Henri Guaino a plaidé pour des investissements plus ambitieux (100 Md€).

Le gouvernement doit également décider les modalités de financement des investissements. Le Président de la République avait évoqué, avant l’été, un grand emprunt levé auprès des Français. Cette modalité a soulevé de vifs débats, tant dans les rangs de l’opposition qu’au sein même de la majorité.

La quasi-totalité de la machine gouvernementale pousse à une limitation de l’emprunt en-deçà de 35 Md€. L’Elysée a déjà annoncé que 13 Md€, soit près de 40% du programme d’investissement, seraient financés par les remboursements anticipés des prêts publics par les banques : le « grand emprunt » sera donc au plus de 22 Md€.

Par ailleurs, Christine Lagarde a laissé entendre à plusieurs reprises qu’il s’agirait d’un emprunt banalisé auprès des marchés, et non d’un emprunt exceptionnel auprès des particuliers. L’Agence France Trésor a indiqué que, jusqu’à 20 Md€, elle n’aurait aucune difficulté à emprunter sur les marchés sans impacter ses taux d’intérêt. Au-delà de 40-50 Md€, la dégradation de la signature de la France deviendrait inévitable.


2 – QUELQUES ENSEIGNEMENTS POUR UNE POLITIQUE ECONOMIQUE PROGRESSISTE



2.1 - INVESTIR POUR L’AVENIR, TOUS LES ANS


Le problème économique prioritaire de notre pays, c’est bien les investissements d’avenir. La France est marquée par un sous-investissement structurel : il manque 1 à 2 points de PIB (20 à 40 Md€), non pas sur un coup mais par an, pour maintenir la France dans le peloton de tête des pays les plus développés.

La montée en puissance des contraintes de finances publiques ces trente dernières années a entraîné l’asphyxie progressive des investissements d’Etat : le budget de l’Etat 2009 ne contient qu’une dizaine de milliards d’euros d’investissements civils – moins de deux milliards d’investissements directs ! - sur un total de dépenses de 280 Md€… Contrairement à une légende tenace, les investissements des collectivités locales (régions principalement) n’ont que partiellement pris le relais.

Un effort d’investissement exceptionnel aujourd’hui se justifie. D’abord, pour répondre à la crise économique, qui a entamé le peu qu’il restait de notre potentiel de croissance. L’OCDE estime qu’il a chuté de 2.1% à 1.4%, avec le chômage de masse structurel qui va avec. Pour reconstituer le capital économique qui a été détruit, il faut investir. Ensuite, pour assurer le passage au modèle de développement de demain. Nous sommes à un moment particulier, celui d’une transition d’un modèle économique à un autre : il est légitime d’investir pour faciliter cette transition, et la réussir.

Mais un effort unique sera insuffisant. Les économistes Charles Wyplosz et Jacques Delpla ont chiffré il y a quelques temps à 400 Md€ le retard global d’investissement de la France.
Le sous-investissement de la France est chronique. On ne répond pas à un problème structurel par une mesure conjoncturelle. La réalité, c’est qu’il faut faire 35 Md€ d’investissements d’avenir, non pas une seule fois en 2010, mais tous les ans.

Tous les grands pays se lancent dans des programmes d’investissement d’avenir. C’était déjà le cas des nations les plus compétitives : Etats-Unis, Japon, Corée, pays nordiques. Ils sont désormais suivis par le Royaume Uni (nouveau concept de political industrialism), l’Allemagne (programme massif pour des universités d’excellence), le Canada (lancement d’un fonds pour la recherche d’excellence). Si nous n’investissons pas nous aussi durablement, notre déclin est inévitable.



2.2 - LUTTER CONTRE LE SURENDETTEMENT



Investir pour l’avenir est-il compatible avec l’état de nos finances publiques ? Avec une dette publique supérieure à 80% du PIB, la France a fait voler en éclats le plafonds de Maastricht (60%). La vitesse d’accumulation de la dette est impressionnante : la moitié du budget 2009 est financé par emprunt ! La France n’est pas encore surendettée, mais à ce rythme elle le sera très rapidement.

Le rapport rappelle avec beaucoup de force la gravité de la situation de nos finances publiques. Il évoque la possibilité de règles contraignantes de réduction du déficit, sur le modèle que vient d’adopter l’Allemagne. Jacques Delpla vient de faire des propositions en ce sens, dans une récente tribune au Figaro. Certes, c’est avant tout à la volonté et à la responsabilité politiques de garantir des finances publiques saines. Et des règles, même constitutionnelles, ne garantissent en rien leur mise en œuvre effective : les critères de Maastricht ne sont pas respectés. Mais la question se pose car force est de constater qu’en France, depuis 1974, aucun budget n’a jamais été exécuté en équilibre.

Il faut, malgré tout, impérativement investir.

La France n’est pas (pas encore) surendettée en soi. Elle est surendettée parce qu’elle emprunte pour financer des dépenses de fonctionnement, et non pour investir. 90% du déficit budgétaire sert à financer les dépenses de fonctionnement.

Le recours à l’emprunt est légitime pour financer les investissements : il est gagé sur des actifs ; il donne lieu à un retour sur investissement. Il finance la croissance de demain, qui permettra son remboursement. En revanche, le recours à l’emprunt pour financer les dépenses courantes est injustifié : la génération actuelle vit à crédit et fait financer son train de vie par les générations futures. Une telle fuite en avant est même interdite pour les collectivités locales : les règles budgétaires des collectivités locales (« M14 ») bannissent le recours à l’emprunt pour financer le fonctionnement.

La comparaison avec un ménage est parlante. Une banque prêtera beaucoup plus que 80% des revenus annuels pour l’achat d’un appartement car c’est un investissement. Elle ne prêtera pas plus de 2-3.000 euros pour un prêt-relais à la consommation. Il faut donc non seulement assainir les finances publiques courantes mais aussi les réorienter massivement vers l’investissement. Plusieurs actions sont nécessaires pour y arriver :

- Il faut commencer par revenir sur les dépenses budgétaires inutiles - et injustes. Un quinquennat de loi TEPA (bouclier fiscal et heures supplémentaires), c’est 65 Md€. Un quinquennat de baisse de TVA sur la restauration, c’est 15 Md€. Ces deux mesures financent à elles seules plus de deux « grands emprunts » !

- Il faudra aussi faire des choix de politique publique. Les exonérations de charges pour les bas salaires représentent plus de 20 Md€ par an. Elles s’inscrivent dans une logique de compétitivité-prix : en abaissant le coût du travail de nos industries les plus exposées, on prétend leur permettre de résister à la concurrence internationale des pays émergents. Mais ne faut-il pas au contraire opter pour un transfert de cet effort budgétaire vers les investissements d’avenir, la compétitivité-qualité dans le cadre d’une concurrence avec les pays les plus avancés ? En d’autres termes : il faut choisir entre le soutien à l’économie industrielle d’hier et le développement de l’économie de demain.

- L’étau de la contrainte budgétaire a eu comme première conséquence le tarissement de l’investissement public. La réorientation durable de nos finances publiques passe peut-être aussi par une règle contraignante fléchant obligatoirement une partie des dépenses publiques vers les investissements d’avenir.


2.3 - FAIRE EMERGER UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE MODERNE


La commission Juppé-Rocard a esquissé une théorie de l’investissement public, qui inscrit en creux les bases d’une politique industrielle. Pour la commission, l’investissement public est justifié dans trois cas de figure :

- Pour des projets sans rentabilité financière directe, mais avec rentabilité socio-économique.

Certains investissements ne sont pas rentables directement : ils ne seront donc pas portés par le marché. Ils ont pourtant une rentabilité indirecte : ils contribuent à accroître le potentiel de croissance du pays, en créant un environnement favorable.

C’est clairement le cas de l’enseignement supérieur et de la recherche fondamentale. C’est le cas des secteurs non matures, où l’investissement public peut amorcer la pompe : l’électricité d’origine éolienne, par exemple, aujourd’hui trop chère face à l’électricité traditionnelle, mais rentable demain. C’est aussi le cas de certains investissements industriels, dont la rentabilité financière est insuffisante mais qui ont un bénéfice socio-économique important. Par exemple, un récent rapport de l’inspection des finances souligne que les lignes rentables à grande vitesse ont toutes été réalisées : les prochaines lignes à construire ont une rentabilité décroissante ; elles ne sont sans doute plus rentables. C’est vrai, mais faut-il s’interdire de les construire ? Non, car elles ont une rentabilité socio-économique supérieure à leur rentabilité financière directe.


- Pour des projets rentables mais pour lesquels le marché est défaillant

Le marché devrait les financer mais il ne le fait pas. C’est le cas des investissements de très long terme : le taux d’actualisation des marchés financiers est trop élevé pour permettre ce type de projets. C’est aussi le cas des investissements à très grande masse critique : les entreprises privées refusent de mettre en risque leur survie sur un seul projet, au nom de la diversification des risques.


- Pour des projets mettant en jeu la souveraineté nationale.

La souveraineté nationale est certes un concept à manier avec prudence, mais elle est incontournable. Le problème se pose par exemple aujourd’hui avec le cloud computing. Il s’agit de super-calculateurs, gérant les bases de données à distance en lieu et place des disques durs de chaque ordinateur, limité au rôle de «terminal». Google, notamment, a développé ces super-ordinateurs dans le cadre de son métier de base et cherche à les valoriser dans le cadre du cloud computing. Mais peut-on accepter que l’ensemble des données de nos ordinateurs soit, à terme, géré sur des serveurs américains?


Se dessinent ainsi les linéaments d’une politique industrielle moderne. Cette politique sera éloignée du jacobinisme industriel d’hier. Le rapport esquisse en particulier une gouvernance nouvelle dans la gestion des investissements industriels publics. La commission n’a pas joué le rôle de guichet de distribution de l’argent public : elle n’a retenu aucun projet individuel – pas de «star academy» des projets d’avenir. Elle souligne que ce n’est pas non plus à l’Etat de le faire : il s’agit d’une logique jacobine «à l’ancienne», qui a abouti à certains flops historiques coûteux (plan calcul). Elle propose de confier les sommes à des organismes de moyens compétents (si possible déjà existants : l’ANR pour la recherche fondamentale, Oseo pour les PME innovantes…), chargés de sélectionner les projets sur la base d’appels d’offre. Il s’agit donc d’une logique compétitive de bas en haut, bottom up, et non étatiste de haut en bas, top down. Par exemple, dans le domaine du numérique, la commission souligne la nécessité d’accélérer le passage de la France au très haut débit, elle propose d’y investir 2 Md€, mais elle laisse à une Agence pour le numérique le soin d’expérimenter puis de sélectionner les technologies et projets concurrents (fibre optique, Wimax, réseau hertzien data dédié…).

2.4 - POUR UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE EUROPEENNE : VERS UN « GRAND EMPRUNT » EUROPEEN ?


La commission a essayé de relier l’exercice de définition du programme d’investissement national aux réalités européennes. Chaque fois que c’était possible, elle a tenté de conditionner l’investissement public à un cofinancement ou une réalisation européens.

Dans cette optique, l’idée d’un «grand emprunt» européen, proposé dès le début dans années 90 par Jacques Delors, aurait pu être remise en avant. On a beaucoup reproché à la stratégie de Lisbonne de ne pas avoir de «dents»: elle définit les priorités politiques mais ne se donne pas les moyens financiers pour les atteindre. Le lancement d’un emprunt européen aurait permis de donner des «dents» à Lisbonne et, au-delà, à la volonté européenne de faire émerger un modèle de développement durable.

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