Depuis 2002, Nicolas Sarkozy se vante de succès remportés dans la lutte contre la délinquance. Sur quels arguments fonde-t-il l'appréciation de sa réussite ? L'analyse de quatre domaines de la politique gouvernementale de sécurité - la politique du chiffre ; la production législative pénale ; la prévention de la délinquance ; la vidéosurveillance - permet de démontrer la supercherie à l'œuvre dans cet exercice d'autosatisfaction. En s'appuyant sur les données publiées par le gouvernement lui-même, sur les travaux scientifiques français et étrangers en la matière, sur les analyses conduites par différentes institutions publiques françaises et sur les récits et témoignages de praticiens, ce rapport de Valérie Sagant, Benoist Hurel et Eric Plouvier, préfacé par Robert Badinter, dénonce l'imposture de la communication faite autour de la sécurité.
Pour prétendre avoir réussi dans le domaine de la sécurité, le gouvernement s'appuie sur un unique indicateur : le nombre de faits constatés par les services de police et de gendarmerie. Ces statistiques montrent une baisse de 17% depuis 2003, alors que la période précédente (1997-2002) avait connu une hausse également de 17%, selon les déclarations du ministre de l'Intérieur en septembre 2011. Cette rhétorique est à l'œuvre depuis l'arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l'Intérieur.
Pourtant, ce chiffre unique ne peut mesurer l'efficacité de la politique publique conduite en matière de sécurité pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il ne représente pas l'état réel de la délinquance, mais l'état de l'activité des services de police et de gendarmerie. Les enquêtes de victimisation viennent apporter d'importants correctifs en mesurant - sous la forme de sondages - les faits dont les citoyens se disent victimes. Ainsi, il apparaît que nombre de vols et de violences ne sont pas dénoncés aux services de police et de gendarmerie et qu'un dixième seulement des violences intra-familiales feraient l'objet d'une plainte officielle ; concernant les atteintes aux biens, un tiers environ des vols -toutes catégories - seraient dénoncés. Par ailleurs, ce chiffre unique de « la » délinquance additionne divers agrégats statistiques d'infractions très hétérogènes, mêlant les atteintes aux biens et aux personnes avec les diverses infractions à la législation sur les stupéfiants ou celles liées aux irrégularités de l'entrée et du séjour des étrangers ; en revanche, ce chiffre ne prend pas en compte la délinquance routière qui pourtant représente 15% des faits constatés. Agrégés en un chiffre unique, ces données perdent de leur signification, les évolutions ne sont pas les mêmes en ce qui concerne par exemple les meurtres - dont le nombre est très stable sur le long terme ou les vols à l'arraché - dont le nombre a cru avec l'arrivée sur le marché des téléphones portables. Mais, il y a pire : le recueil même des statistiques n'est pas fiable et a fait l'objet de nombreuses interventions et directives destinées à répondre avant tout aux besoins de communication politique et qui sont aujourd'hui bien connues : réticence voire refus d'enregistrement de plainte, recours à la main courante, modulation de la qualification juridique, changements dans les modalités de décompte des infractions etc... Ces artifices et tromperies ont été largement institutionnalisés depuis dix ans, comme le montrent les nombreux récits des policiers, gendarmes et magistrats, de même que les circulaires officielles dont la dernière a été révélée en septembre 2011. Par manque d'indépendance et de moyens, l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales n'a pas permis à ce jour de remédier à ces dérives. « La délinquance » continue de baisser au gré des injonctions ministérielles. Le « chiffre » est devenu une fin en soi et la culture du résultat a été dévoyée au profit de la communication politique. Sur le terrain, les objectifs affichés de lutte contre l'économie souterraine et le trafic de drogues et de garantie de la paix publique n'ont pas été atteints. Les vols restent à un niveau élevé et les violences demeurent une préoccupation majeure. Ce sont surtout les interpellations pour usage de drogue et les infractions contre les personnes dépositaires de l'autorité publique qui ont progressé de façon spectaculaire. L'augmentation du taux d'élucidation, de 25% en 2001 à 38% en 2010, sensée refléter l'efficacité des services de police et de gendarmerie, est artificielle. Elle repose presque exclusivement sur le développement des infractions révélées par l'action des services (IRAS) et, parmi elles, sur l'arrestation des consommateurs de produits stupéfiants. Hors IRAS, le taux d'élucidation est ramené à 29% L'élucidation des cambriolages et des vols « à la tire » reste il faut y ajouter le coût de maintenance pour faire fonctionner ces dispositifs. Par exemple, la chambre régionale des comptes a constaté que la ville de Cannes avait déboursé environ 7M€ pour l'achat de 276 caméras, dont les coûts s'élèvent pour la maintenance à 350 000 € par an et à 600 000 € pour la rémunération des personnels. L'engouement gouvernemental pour les caméras de surveillance se traduit par des annonces fortes, comme celle de tripler en 3 ans le nombre de caméras sur la voie publique, alors même que le nombre de caméras installées n'est pas systématiquement recensé. Ainsi, à Paris, selon les sources - toutes rattachées au ministère de l'Intérieur - l'estimation du nombre de caméras varie entre 15 000 et 33 000. Ce flou a d'ailleurs été relevé par la Cour des comptes en juillet 2011 qui a recommandé « de se doter des moyens d'une connaissance exacte des systèmes de vidéosurveillance ». Le régime actuel d'autorisation et de contrôle de la vidéosurveillance fait intervenir principalement le préfet (autorisation), les commissions départementales de vidéosurveillance (avis consultatif) et, de manière résiduelle, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) (conservation numérique des images, couplage avec fichiers nominatifs). Leurs positions respectives parfois hétérogènes ne sont pas à la mesure de l'enjeu, s'agissant d'une matière pouvant toucher les libertés individuelles. Par ailleurs, aucune réglementation sérieuse n'a été développée quant à l'utilisation des images transmises par les agents visionneurs, sans formation juridique ou déontologique, aux forces de l'ordre puis à la justice. De même, l'utilisation d'images comme preuves dans un procès pénal s'est développé de fait, sans cadre juridique spécifique. L'étude de ces quatre domaines d'action permet d'identifier des points communs qui constituent la marque de fabrique de Nicolas Sarkozy en matière de sécurité, même si certaines des évolutions présentées trouvent leurs origines avant 2002. Le volontarisme affiché s'est trop souvent traduit par une accumulation de « priorités » définies en fonction des besoins de communication politique et non au regard des besoins de sécurité réels des citoyens tant au niveau national qu'au niveau des différents territoires de la République. L'hyper-pénalisation qui marque l'action législative et opérationnelle menée depuis 2002 n'a pas permis de répondre aux attentes de sécurité comme le démontrent notamment les enquêtes d'opinion ou les mouvements d'émeutes qui ont mobilisé bien des citoyens « ordinaires ». Surtout, la systématisation des réponses répressives a eu pour effet d'engorger durablement le système pénal annihilant sa réactivité et la pertinence de son action au profit d'une standardisation mécanique. Au travers ces analyses, nous souhaitons que les leçons soient tirées des échecs, afin d'envisager une refonte d'ensemble de la politique publique de sécurité qui permette de répondre aux enjeux présents et futurs comme le rapport de Terra Nova publié en octobre 2011 l'a fait[2]. Il nous semble primordial de ne pas céder à la facilité du catalogue de mesures et de ne pas penser les réformes dans une perspective trop strictement institutionnelle : la politique de sécurité ne se limite pas à l'organisation des ministères et de leurs services ; elle doit approfondir la réflexion sur les techniques et méthodes de travail des acteurs de la sécurité et être élaborée en lien avec les scientifiques, les professionnels de terrain et les acteurs associatifs et non gouvernementaux. Certains éléments de cette politique nous paraissent pouvoir faire l'objet d'un large consensus politique qui constituerait une base solide et pérenne :
- Le développement et la prise en compte des connaissances comme postulat de base de toute réforme : ces connaissances sont constituées des savoirs scientifiques des chercheurs et des savoirs empiriques des acteurs et de la société civile dans son ensemble. Elles doivent conduire à une réforme profonde de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales et au développement systématique d'évaluations visant non à déterminer l'attribution de mannes budgétaires, mais à améliorer la qualité du service rendu aux citoyens. Enfin, ces connaissances doivent être accumulées aux différents niveaux d'intervention territoriale et non uniquement centralisées.
- La territorialisation de l'action nous paraît devoir être clairement renforcée : les services étatiques doivent acquérir plus de compétences d'action à l'échelle locale et les exigences administratives des administrations centrales à l'égard des services de terrain mériteraient d'être revues à la baisse pour permettre le développement de savoir faire nécessaires ; la répartition entre l'action locale - ou régionale - et nationale ne nous paraît pas reposer uniquement sur une séparation thématique - par exemple, la corruption ou une atteinte à l'environnement peuvent constituer un enjeu local. Il nous semble indispensable d'identifier systématiquement la valeur ajoutée apportée par les différents niveaux d'intervention.
- L'adoption d'une approche par résolution de problèmes devrait irriguer la réflexion sur les méthodes de travail des acteurs de la sécurité. Cette méthode permet naturellement de mieux prendre en compte les spécificités des situations locales comme nationales ou internationales, de mieux cibler les priorités en fonction des besoins analysés à partir de sources de connaissances fiables et diversifiées et favorise le décloisonnement entre les multiples intervenants pouvant être utiles à l'amélioration de la sécurité et au-delà de la qualité de la vie quotidienne de tous. Certaines étapes nous paraissent incontournables. Aucune réforme d'ensemble ne nous paraît envisageable sans repenser les missions assignées à l'institution judiciaire, aux services nationaux de police et de gendarmerie, aux services municipaux de sécurité et de prévention et aux autres acteurs susceptibles de s'inscrire indirectement dans une politique de sécurité. Les décisions gouvernementales de la décennie écoulée ont érigé la réponse pénale en modalité privilégiée de la sanction des comportements condamnés par le corps social. Il nous semble indispensable de revoir ces orientations en envisageant la dépénalisation de pans numériquement importants de contentieux afin, d'une part, de donner l'oxygène nécessaire à la réforme et au bon fonctionnement du système pénal et, d'autre part, de favoriser les autres modes de sanction et de « prise en charge » permettant d'améliorer la qualité du « vivre ensemble ».
En conclusion, il nous apparaît nécessaire de réhabiliter également dans le domaine de la sécurité l'humanisme indispensable à toute approche de la résolution des conflits - par la voie pénale ou par une autre. Il s'agit là d'un engagement reposant tout autant sur un pragmatisme réaliste que sur la forte conviction de l'infinie capacité de l'être humain à améliorer son comportement en société.
Consulter la préface de Robert Badinter à l'imposture
[1] Fonds interministériel de prévention de la délinquance
[2] Jean-Jacques Urvoas et Marie Nadel, Changer de politique de sécurité, Contribution n°18, Terra Nova, octobre 2011.