La condition terrestre en luttes: Zads, écolos, paysans, autonomes, migrants, indigènes
Sophie Gosselin et David gé Bartoli
L’heure était encore tout récemment à la célébration pour fêter la victoire de la mise en échec du projet d’aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Mais cette victoire ne doit pas effacer l’expérience qui a pris corps en ce lieu du fait même du diffèrement du projet de construction sur une période de plus de 40 ans. Car la singularité des formes de vie et de lutte qui ont émergé sur la Zad tient sans doute à la durée exceptionnelle au cours de laquelle ont été suspendues les activités à caractère productiviste qui, partout ailleurs, surdéterminent notre rapport à la terre. Ce n’est pas seulement le projet d’aéroport qui a été mis en suspend pendant toute cette période, mais, de manière plus générale, le régime des propriétés qui définit l’État et qui soutient toutes les logiques d’aménagement du territoire et d’exploitation productiviste des sols. En suspendant le processus de remembrement, l’occupation a empêché l’arasement des sols à travers la coupe des haies, des arbres et des talus pouvant servir de refuge aux animaux, il a interrompu le comblement des mares, la rectification des ruisseaux et l’assèchement des zones humides. Elle a ainsi permis à toute une faune et flore disparues ou oubliées de réapparaître et de se frayer un passage dans un champ de pratiques qui les avait définitivement bannis. Elle a aussi réveillé la mémoire des pratiques collectives des « communs » enfouies sous la succession des projets d’aménagement que cette terre a connu depuis la révolution française au nom du progrès et de la rationalisation de l’espace et du temps. L’occupation a libéré l’espace et le temps d’un commun partageable en lequel d’autres formes de vie et de coexistence entre humains et non humains ont pu s’inventer. Dans l’ouverture provoquée par cette brèche temporelle, un nouvel horizon politique est apparu : celui de la Terre. La Zad constitue de ce point de vue un des lieux essentiels où s’expérimente notre condition contemporaine : la condition terrestre.
L’État comme régime des propriétés
La prise de conscience de cette condition terrestre, elle en passe d’abord par l’expérience partagée d’un paysage discontinu, instable et différencié, traversé par une variété d’êtres et de formes de vie. Celle-ci s’inscrit en complète contradiction avec la logique d’aménagement du territoire qui se confond toute entière avec le temps du projet, c’est-à-dire avec le temps d’une réalisation nécessaire et inéluctable, toute orientée par sa fin : la production en masse et la mise en circulation de biens échangeables. L’aménageur, représentant de l’État, pense et délimite le territoire depuis un point d’extériorité et de surplomb (le bureau d’études du cabinet ministériel, des patrons ou des ingénieurs de Vinci) qui dénie la discontinuité spatio-temporelle coextensive de l’habiter au profit d’une continuité homogène légiférable à l’aune d’une norme unique : celle du régime des propriétés. Celui-ci ne recouvre pas seulement le titre juridique de propriété mais aussi la logique de distribution, administration et location des terres par une instance étatique, le brevetage du vivant (de la graine aux animaux), la rationalisation et le rendement des parcelles, la monoculture et la technologie industrielle, les services capitalistiques d’assurance ou de subventions, le découpage de l’espace en fonction des axes routiers, la définition de standards et de normes généralisables, le paramétrage des usages et pratiques. Il attribue des statuts qui imposent à chacun de se soumettre à la seule finalité considérée comme légitime : la production (-destruction). C’est cette logique qui préside à l’argumentaire de l’ultimatum lancé par le secrétaire d’État M. Le Cornu aux dits « illégaux » de la Zad, c’est-à-dire aux non propriétaires. Au même titre que les migrants sans papiers sur le territoire national, ils seront chassés de la Zad car considérés comme illégitimes du point de vue de l’État de droit, c’est-à-dire du point de vue d’un système politique exclusivement fondé sur le régime des propriétés. Et c’est ainsi que l’État nous rejoue, à nouveau frais, le processus d’ « enclosure » qui a présidé à ce que Marx appelait « l’accumulation primitive du Capital », dont la « primitivité » relève moins d’une origine historique que d’une opération de fondation : enclore les terres communes en les soumettant au régime des propriétés constitue l’acte fondateur sans cesse reconduit et sans cesse invisibilisé de l’Etat de droit. C’est ce régime des propriétés que l’État veut réinstaurer au plus vite, afin de suturer la brèche qui s’est ouverte à NDDL à travers l’affirmation d’une nouvelle manière d’habiter le monde. Derrière « le monde de l’aéroport » il y a l’État et toute la cohorte de ses serviteurs : aménageurs, entreprises, administrateurs, industries, laboratoires, etc. Derrière « le monde de la Zad » il y a les habitants, c’est-à-dire à la fois les paysans, les nomades, les arpenteurs, les naturalistes en lutte, les tritons, les fougères, les musaraignes, les nuages, les forêts, l’assemblée des usages et des pratiques.
De la condition paysanne (Larzac) à la condition terrestre (Zads)
Ce qui s’est déployé au cours de la période d’occupation de la Zad de NDDL se distingue donc de ce qui a pris forme dans le contexte de la lutte du Larzac contre l’extension du camp militaire (1971-1981). Du Larzac à NDDL on assiste au passage de l’affirmation de la condition paysanne à celle de la condition terrestre. Il y a bien un lien de continuité entre les deux, mais l’expérience de la Zad ouvre un horizon politique tout à fait nouveau. En effet, les opposants principaux à l’extension du camp militaire étaient des paysans refusant l’expropriation de leurs terres et qui souhaitaient poursuivre ou renouveler l’activité de paysan en privilégiant l’idée de propriété collective. D’où l’accord passé avec l’État, suite à l’abandon du projet de camp militaire, pour mettre les terres sous le statut de bail emphytéotique. Mais qui dit bail, dit propriétaire ou statut. Ainsi, si le mode de vie paysan qui s’est affirmé dans le contexte du Larzac mettait déjà en jeu la volonté d’entretenir un rapport alternatif à l’usage des terres, il n’a pas permis d’engager un tout autre rapport à la Terre et au sens même que cela veut dire d’être un humain qui habite la Terre. Il n’a pas été jusqu’à remettre en question le régime des propriétés constitutif de l’État. Au contraire, en rendant possible la coexistence de modes de vie très différenciés, dont une large partie ne peut se reconnaître ou se laisser enclore dans la logique propriétaire, la lutte de la Zad de NDDL a rendu possible le franchissement d’un seuil : de l’État à la Terre et de l’humain au non humain. La lutte sur la Zad met en opposition des « mondes » car elle redessine les modes du vivre ensemble. A l’assemblée nationale parlementaire s’est substituée l’assemblée des usages et des communs. A la relation sociale et urbaine interhumaine s’est substituée une multiplicité de relations inter-espèces. Il ne s’agit plus de penser le vivre ensemble dans l’horizon d’un Etat fondé sur le contrat entre des sujets de conscience et de volonté (humains) dans l’espace abstrait (hors sol) et continu définit par le droit, mais de mettre en œuvre des processus collectifs institutionnels donnant forme et consistance à l’habitation partagée d’un paysage composite et discontinu, comprenant à la fois des humains et des non humains. A la différence des citoyens d’un Etat, les habitants de la Terre se vivent toujours en relation à un paysage auquel ils contribuent à donner formes par et à travers la coexistence d’une diversité de pratiques. Habiter veut dire ici ouvrir une zone de réciprocité entre humains et non humains qui en passe par le dialogue sensible, quotidien, d’un vivre-avec. Et si le triton crêté a pu devenir un symbole de la condition terrestre qui s’est vécue sur la Zad, c’est en tant que l’habitant humain, tout comme le triton, n’appartiennent pas à l’État. Et c’est par leur existence de fait, c’est-à-dire par leur corps même, qu’ils contestent le droit de l’ Etat.
Les temps de la Terre et ses habitants
La lutte n’en est donc qu’à ses débuts, car son horizon est non seulement de défendre telle ou telle localité, mais aussi, des manières de faire-mondes qui rendent la Terre de nouveau habitable. Si la lutte de la Zad de NDDL a perturbé les lectures traditionnelles des mouvement sociaux et politiques, cela tient sans doute à cette radicale nouveauté. « Quelque chose » sur la Zad a émergé qui ne peut se laisser enclore dans la division tentée par le discours médiatique et politique actuel entre d’un côté les « bons » agriculteurs respectables et légitimes et d’un autre côté les « illégaux ». « Quelque chose » a pris forme à la confluence d’une rencontre entre des modes de lutte traditionnellement dissociés : les luttes écologistes sensibles au temps long de l’évolution des espèces et à la conservation de la biodiversité ; les luttes sociales et autonomes sensibles à la réinvention de pratiques collectives et alternatives qui projettent dans le temps présent ou à venir une utopie sociale intrahumaine ; les luttes paysannes sensibles à d’autres manières de cultiver la terre en prise avec les nécessités liées aux usages, aux saisons et aux variations météorologiques. Ce qui a pris forme entre ces trois modes de luttes c’est la condition d’habitant de la Terre, c’est-à-dire la condition d’une habitation qui précède l’appartenance à l’État. L’habitant de la Terre est celui qui exige de pouvoir vivre sans titre de propriété. C’est à la fois le non propriétaire, le migrant et le triton crêté. L’habitant de la Terre constitue de ce point de vue à la fois la figure d’une désidentification par rapport à l’Etat(-national, colonial, libéral) et la figure qui affirme notre nouvelle condition d’existence : la condition terrestre. D’où la résonance très forte et les ponts de plus en plus nombreux qui se créent aujourd’hui avec les différentes luttes indigènes à travers la planète : des indiens du Chiapas, du Brésil ou d’Amérique du Nord, aux chasseurs-pêcheurs du Pacifique Nord, aux paysans sans terre d’Afrique ou d’Inde, aux Aborigènes d’Australie... Les fronts de la lutte s’organisent partout, non seulement par opposition au capitalisme, mais pour affirmer l’existence déjà effective d’un ou de plusieurs autres mondes. La Zad ne constitue pas une avant-garde à la tête d’un temps futur, mais affirme la nécessité de sauvegarder et de laisser vivre tous les temps de la Terre. « Régulariser la situation » dit l’État. Répondre à ce mot d’ordre, c’est renoncer au seul horizon collectif qui puisse faire sens aujourd’hui : celui qui fait de nous des terrestres, des habitants de la Terre.
Sophie Gosselin et David gé Bartoli
Pour aller plus loin :
_ Nantes Révoltée, N° Spécial Notre-Dame-Des-Landes, fév-mars 2018, https://bibliothequefahrenheit.blogspot.fr/2018/03/nantes-revoltee-numero-2.html#more
_ Marc Georges Klein « ‘’Déchicanisation’’ : comme un malaise », janvier 2018, https://nantes.indymedia.org/articles/39868
_ « De la Zad aux communaux », https://zad.nadir.org/spip.php?article2586
_ « 5 espèces végétales et animales qu'on avait oubliées à Notre-Dame-des-Landes », https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/biodiversite/la-biodiversite-de-notre-dame-des-landes-est-la-mieux-documentee-de-france_102543
_Sophie Gosselin & David gé Bartoli, « Le soulèvement du commun », Revue Outis, 2013, https://bartoli-gosselin.tumblr.com/post/154690176875/le-soul%C3%A8vement-du-commun
_ Sophie Gosselin & David gé Bartoli, « Organiser la désappropriation, libérer le commun », Revue Multitudes n°47, 2011, https://bartoli-gosselin.tumblr.com/post/162557143510/organiser-la-d%C3%A9sappropriation-lib%C3%A9rer-le-commun
_Collectif Mauvaise Troupe, Constellations, Trajectoires révolutionnaires du jeune 21ème siècle, L’Eclat, 2014, https://constellations.boum.org/spip.php?rubrique1
_Collectif Mauvaise Troupe, Contrées, Histoires croisées de la Zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No Tav dans le Val de Susa, 2016, http://www.lyber-eclat.net/livres/contrees/