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Billet de blog 2 août 2023

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La figure de Jean Jaurès rassemble encore toute la gauche

Lundi matin, une centaine de militants se sont rassemblés au café du croissant, où Jean Jaurès, fondateur en avril 1904 du journal socialiste quotidien L'Humanité fut assassinée par Raoul Vilain, dans un contexte où le socialisme doctrinaire et les partis de gauche peine à s’affirmer.

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Illustration 1

Jaurès et l’Action Française, où l’histoire d’un respect mutuel

« La doctrine socialiste a vu émerger en France quelques excellents journalistes. Toutefois, un seul a su se démarquer en étant également un orateur hors pair : Jaurès. Il était réputé pour son esprit vif, son expressivité, sa voix puissante et, à l'occasion, sa convivialité. Ses discours surpassaient ses écrits, même si certains d'entre eux témoignaient d'une grande perspicacité. » Ces lignes, tirées d'une œuvre de Léon Daudet, journaliste d'extrême droite à L’Action Française et protagoniste principal du dernier roman de Christophe Donner, mettent en lumière l'importance du début du 20ème siècle dans l'évolution du journalisme d'opinion. Maîtrisant parfaitement le français, aussi doué à l'écrit qu'à l'oral, Jean Jaurès est surtout reconnu pour sa capacité à déstabiliser ses opposants politiques et idéologiques. Un expert du journalisme français l'affirme sans détour. « Au commencement du 20ème siècle, la presse politique ne pouvait rivaliser avec les grands quotidiens populaires tels que Le Matin ou l’Aurore. Cependant, la critique conduit encore à l'Académie française (Paul Bourget, René Bazin, Maurice Barrès, Octave Mirbeau, Alfred Capus...). » De ce fait, l'assassinat du fondateur de L’Humanité, d'abord erronément attribué à Charles Maurras et Léon Daudet, fut en réalité perpétré par Raoul Vilain. Dans son essai Bréviaire du journalisme, Léon Daudet déclare à ce propos : « Ferdinand de Bulgarie, personnage sinistre, aurait été impliqué dans l'affaire. L'auteur fut un silloniste, ex-disciple de Marc Sangnier, nommé Villain, vraisemblablement téléguidé. Son acquittement post-guerre a suscité de nombreuses interrogations, car j'ai une idée précise de comment on manipule un jury. Ma dernière vision de Jaurès, en juin 1914, était celle d'un tendre père, surveillant, dans les jardins du Grand Palais, un très jeune enfant, endormi dans son landau. Je me souviens alors de cette phrase de Marcel Sembat, s'adressant à moi : "Si vous vous connaissiez, vous seriez très amis."

Quand l’extrême droite s’attaque au socialisme doctrinaire

Bien que très respecté par les rédacteurs en chef de l'Action Française, Jean Jaurès restait détesté par les écrivains talentueux ayant leur attache à L’Action Française, comme l'antisémite Georges Bernanos dans un essai nommé La Grande Peur des bien-pensants. « Il a imposé au prolétariat, par le seul prestige de sa nature prodigieuse, l'idéologie dreyfusienne, un genre de moralisme scientiste qui stoppa net pour un temps la lutte des classes, la mettant à la traîne du parti le plus rétrograde, le libéralisme huguenot. Mais lorsque "La France juive" fut publiée, le régime s'attelait à rassembler des éléments encore épars, empruntant à tous, ralliant sous l'étendard de la conservation sociale - ou si l'on veut sous le drapeau de la gendarmerie - les hésitants, les craintifs, les ambitieux et ces cléricaux plaintifs toujours en quête d'un patron. ». La violence des mots de Bernanos contre Jaurès rappelle étrangement celle de journalistes propulsés sur la scène publique par Vincent Bolloré. Dans un article brillant sur la nomination de Geoffroy Lejeune au JDD, le journaliste de Mediapart, Laurent Mauduit, écrivait : « Si Vincent Bolloré a pu instrumentaliser ses médias pour en faire les caisses de résonance de l’extrême droite, c’est d'abord à cause d'une histoire ancienne, à laquelle la droite comme les socialistes ont contribué : celle de la privatisation de l’audiovisuel français et de son impact sur le secteur public. ». Ainsi, Laurent Mauduit conclut que cette normalisation économique de la presse, orchestrée par ces puissances financières contrôlées par Vincent Bolloré, se poursuivra par une normalisation éditoriale, assortie d'un flot de pressions, de censures ou de manipulations diverses. Le journaliste de Mediapart affirme : « Aucun milliardaire n’avait osé faire ce que Bolloré entreprend aujourd’hui : transformer ses médias en agences de la droite extrême ou de l’extrême droite, et y installer à leur tête des figures issues de ces cercles ultra-conservateurs. Mais aucun de ces milliardaires n’avait ouvertement utilisé les médias dont il avait pris le contrôle au profit de thématiques xénophobes ou islamophobes. » Ainsi, c'est ce pas qu'a franchi Vincent Bolloré : en nommant aujourd’hui Geoffroy Lejeune, soutien d’Éric Zemmour, à la tête du JDD, et Mathieu Bock-Côté en prime-time sur Cnews, le dirigeant de Vivendi souhaite réaliser le rêve le plus cher de l’extrême droite réactionnaire : anéantir le socialisme doctrinaire défini par Jaurès dans les éditoriaux de L’Humanité.

Mémoire. Fabien Gay défend " l'esprit de paix " © L'Humanité

Critique du conservatisme moderne 

« Dès ses origines, souvent attribuées à Edmund Burke, le conservatisme se distingue principalement par une défiance envers l'excès moderne. Ainsi, il serait profitable de considérer le conservatisme comme une philosophie profondément ancrée dans l'histoire de la modernité, à l'image d'une contestation de la conscience humaine face à ses effets dissolvants. » Cette citation provenant de L'empire du politiquement correct, un ouvrage de Mathieu Bock-Côté paru en 2019, révèle que le conservatisme est un phénomène de désinhibition visant à anéantir idéologiquement et médiatiquement le socialisme doctrinaire, grâce aux discours incendiaires et haineux de polémistes comme Éric Zemmour, condamné en 2022 pour « incitation à la haine », suite à ses déclarations de 2020 sur les mineurs isolés étrangers. Ainsi, le conservatisme n'est pas une philosophie enchâssée dans l'histoire de la modernité, semblable à une protestation de la conscience humaine contre ses effets corrosifs, mais bien un idéal d'émancipation sociale et intellectuelle pour les travailleurs. En invoquant Hannah Arendt, Mathieu Bock-Côté omet de mentionner qu'elle fut une opposante acharnée au nazisme et au fascisme, et qu'elle clamait dans son essai La Crise de la culture  « le conservatisme est intrinsèquement et presque exclusivement polémique. ». Par conséquent, en repoussant constamment les limites de la fenêtre d'Overton, le conservatisme contemporain n'a pas pour but de « civiliser la modernité », comme le suggérait Mathieu Bock-Côté dans L'empire du politiquement correct, ni de la restreindre. En prétendant la libérer par des lois ultralibérales favorisant l'effet de ruissellement économique et les pouvoirs des forces de l’ordre, le seul objectif du conservatisme est d'assujettir l'homme à une doctrine capitaliste que les socialistes doctrinaires comme Jean Jaurès ont toujours combattu.

Bock-Côté et Zemmour, ennemis officiels de la doctrine socialiste?  

« Éric Zemmour n'a pas initié le conservatisme aux Français : il leur a montré qu'il était envisageable de l'endosser, à condition d'être disposé à subir quelques injures. » À travers cette citation, Mathieu Bock-Côté révèle que la gauche intellectuelle, représentante actuelle de ce socialisme doctrinaire jadis porté par Jaurès, se trouve face à une situation inédite : « depuis quarante ans, proclame l'essayiste canadien, elle ne tolérait aucune dissonance au sein de ses propres rangs ou avec ses anciens alliés devenus dissidents. Ceux qui ne souscrivaient pas entièrement à l'imaginaire progressiste étaient écartés du débat public, ou alors on évoquait d'eux sans leur donner la parole. » Ainsi, Bock-Côté suggère que jusqu'à l'apparition d’Éric Zemmour ou de journalistes comme Geoffroy Lejeune dans le débat public, la pensée de gauche héritée de celle de Jaurès prédominait dans les médias. « Pour être accepté, il fallait respecter un ensemble très strict de codes. Quiconque refusait de suivre le mouvement progressiste risquait d'être étiqueté conservateur, même involontairement. » Toutefois, Bock-Côté affirmait dès 2019 que la gauche ne pouvait plus l'effectuer aussi efficacement qu'auparavant. « Elle ne contrôle plus de manière absolue les codes du débat public. » Cela dit, on ne peut pas affirmer que les codes de bienséance ont totalement disparu. En définitive, le socialisme doctrinaire, qui se perçoit en perte d'hégémonie selon Zemmour, Geoffroy Lejeune et Bock-Côté, n’est pas simplement confronté à une philosophie divergente de la sienne. Il se heurte à des polémistes ouvertement racistes, validistes et xénophobes parlant de grand remplacement, tout en niant le droit des handicapés et des personnes souhaitant changer de sexe. En effet, aucun compromis n’est envisageable lorsque l’extrême-droite frappe aux portes du pouvoir un peu partout en Europe, et que des syndicats de police tiennent des propos semblables à ceux d’Alliance après le décès de Nahel. Qu'en déplaise à Bock-Côté, le progressisme demeure et demeurera l'unique visage de la démocratie. La gauche et le socialisme doctrinaire de Jaurès ont longtemps dominé le débat d'idées, car ils ont été les seuls à défendre de nouveaux droits pour les travailleurs, les étrangers, la communauté LGBT, ou les personnes en situation de handicap. Intimement associée à l'histoire du fascisme et aux pires excès autoritaires, l’extrême droite et le conservatisme doivent rester muets et ne jamais devenir prépondérants.

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