Les étranges relations d’Henry Kissinger avec la diplomatie française
Figure centrale de la diplomatie américaine depuis guerre froide, et Prix Nobel, l’ancien secrétaire d’État américain mort mercredi à 100 ans a toujours entretenu des rapports ambigus avec le Quai D’Orsay.
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Je t’aime moi non plus
Dans un manuel scolaire publié en 2022, l’universitaire Anne Battistoni-Lemière affirme qu'Henry Kissinger est une figure majeure de la Realpolitik. Pour comprendre cette idéologie, il faut revenir à ses origines et au concept élaboré par Otto von Bismarck, l'architecte de l'unification allemande au XIXe siècle. Un historien et chercheur à l'Université de Harvard souhaitant rester anonyme explique : "À partir des années 1860, Bismarck avait pour seul objectif de garantir la sécurité et la puissance de l'Allemagne réunifiée, mettant de côté toute considération idéologique. C'est un héritage que Kissinger a su exploiter à merveille." A la fin des années 1960, Henry Kissinger propose au président américain Lyndon B. Johnson une approche de la politique étrangère similaire, axée sur les intérêts nationaux plutôt que sur les idéaux. Néanmoins, de nombreuses histoires affirment qu’Henry Kissinger était capable de prendre des décisions impopulaires pour préserver les intérêts américains au détriment de ceux des Français. L’ancien ambassadeur à Berlin Claude Martin affirme dans sa biographie parue en début d’année que Kissinger, et le ministre français des affaires étrangères avaient des conversations téléphoniques fréquentes. Cependant, Claude Martin affirme dans ses mémoires publiés en début d'année que derrière les sourires d’Henry Kissinger se cachait une grande hypocrisie, et une forte résistance de Michel Jobert à accepter les conseils de son interlocuteur américain. "J'ai toujours l'impression que, parce qu'il est né en Bavière, il se considère encore un peu comme un membre de la famille. Quand comprendra-t-il que nous n'avons pas besoin de 'Grand Frère' ?", s'interrogeait Jobert, laissant transparaître son agacement. Un historien des relations internationales à l'Université de Paris commente : "La relation entre les deux ministres était un ballet diplomatique complexe. Kissinger, en tant que secrétaire d'État américain, cherchait à influencer la politique européenne, mais Jobert défendait avec vigueur l'indépendance de la France et de l'Europe." Enfin, Claude Martin affirme que malgré l'insistance d’Henry Kissinger, Jobert avait finalement accepté de plaider en faveur d'une rencontre entre le président français Georges Pompidou et Richard Nixon, le président américain. « Le lieu choisi pour cette rencontre était inattendu, Reykjavik, capitale de l'Islande, "un endroit commode, à mi-chemin entre Paris et Washington", comme l'avait commenté le porte-parole de l'Élysée quelques jours avant la rencontre dans la presse nationale. Certains journalistes spéculaient sur les raisons de ce choix, suggérant que le Président Pompidou était peut-être "très fatigué".
Claude Martin affirme que lors des accords de Reykjavik, une demande d’Henry Kissinger demeurait en suspens : l'instauration d'un dialogue politique entre les États-Unis et les Neuf membres de la Communauté économique européenne dont La France faisait partie, en dehors des questions de défense et de commerce. « Kissinger aspirait à établir un "partenariat à long terme entre l'Europe et l'Amérique", affirmait Claude Martin. Par l’intermédiaire de Michel Jobert, La France avait répondu favorablement, mais avec une condition essentielle : l'Europe devait parler d'une seule voix. Le Dr. Sophie Martin, politologue et experte en relations transatlantiques, analyse : "Michel Jobert avait une vision claire de l'importance de l'unité européenne dans les négociations avec les États-Unis. Il insistait sur le fait que l'Europe devait être un interlocuteur fort et unifié pour défendre ses intérêts." Ainsi, après plusieurs mois de travail acharné, les Neuf Ministres s'étaient finalement entendus, le 14 septembre 1973, sur un texte qui définissait les conditions de cette "coopération diplomatique européenne", également appelée "coopération politique". « Le principe de base de cette alliance pensée par Henry Kissinger, affirme Claude Martin dans sa biographie, était que cette coopération serait menée entre les États, en dehors des Traités communautaires, avec des décisions prises à l'unanimité et un porte-parole unique, le ministre du pays exerçant la présidence. »
Le French art de négocier
Dans les arcanes des relations internationales, le dilemme de l'indépendance européenne se dressait en toile de fond. Claude Martin relate dans sa biographie qu’Henry Kissinger n'avait pas renoncé à l'idée d’intégrer l'Europe dans ses projets de "partenariat", une notion dont les contours évoluaient, mais dont l'essence demeurait inchangée : faire de l'Europe un maillon d'une solidarité "occidentale", "transatlantique", au nom d'une "stratégie commune" forgée à Washington. « Les Européens ne possédaient ni politique commune ni intérêts partagés en matière d'approvisionnement en hydrocarbures. Bien qu’elle ait eu des intérêts bien ancrés au Moyen-Orient grâce à ses sociétés d'exploration et de raffinage, la diplomatie française cherchait à former un "bloc" de consommateurs capable de négocier sur un pied d'égalité avec les producteurs. Kissinger saisit l'opportunité à bras-le-corps. » Afin de créer ce nouveau bloc, Henry Kissinger convia en février 1974 l’ensemble des diplomates européens et français à Washington pour participer à une "Conférence" visant à élaborer une réponse concertée au défi posé par les pays producteurs de pétrole. « Au cœur de cette réunion, affirme Claude Martin, il était question d'une politique commune d'approvisionnement entre les pays occidentaux, susceptible d'être mise en œuvre par le biais d'une "Agence Internationale de l'Énergie" établie au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). » Plusieurs membres de la Communauté économique européenne (CEE) avaient déjà reçu des invitations et s'apprêtaient à y répondre favorablement.
Des négociations d’ambitieux accords énergétiques
Cependant, la diplomatie française gaulliste, infatigable défenseuse de l'indépendance de l’hexagone et de la spécificité européenne par l’intermédiaire de Michel Jobert, n'était pas prête à laisser l'Europe se fondre dans les positions défendues par Henry Kissinger sans tenir compte de ses intérêts particuliers en matière d'énergie. « Kissinger, affirme Claude Martin, insistait sur la nécessité pour l'Europe de se rendre à Washington en tant qu'entité groupée, défendant une position "européenne" sur la question énergétique. » Cette demande fut acceptée, et les neuf membres de la CEE partirent pour l'Amérique avec une position unifiée, que le président du Conseil européen et la Commission européenne devaient défendre. Malheureusement, la solidarité qui avait été établie à Bruxelles lorsque les neufs états s’étaient réunis pour former une union ne résista pas longtemps à l'épreuve de l'Atlantique et des stratégies de Kissinger. Dès le premier jour de négociation de l’accord énergétique, les fractures apparurent au sein du front européen. Jobert, après avoir qualifié certains de nos partenaires de "traîtres", retourna rapidement au quai d’Orsay avec un sale goût amer. C'était sa dernière bataille, et la santé du président Georges Pompidou se détériorait rapidement, laissant planer des incertitudes sur l'avenir de la France et de l'Europe. Dans cette toile de fond politique complexe, Henry Kissinger poursuivait son jeu diplomatique basé sur la Realpolitik, cherchant à façonner l'avenir de La France et l'Europe selon sa propre vision, bien que la France souhaitât maintenir son indépendance internationale. Enfin, les relations d'Henry Kissinger avec la diplomatie française étaient empreintes de complexité et de tension, reflétant le dilemme entre l'indépendance européenne et l'influence américaine. Alors que la diplomatie américaine incarnait la Realpolitik et visait à intégrer l'Europe dans un "partenariat transatlantique", la France, guidée par une vision gaulliste de l'indépendance, défendait vigoureusement son autonomie. Ces étranges relations diplomatiques entre Kissinger et la France demeurent un témoignage fascinant de la complexité des affaires internationales.
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