En Ile De France, les jeunes des quartiers se sentent marginalisés
La mort de Nahel est une violence policière commise sur un seul individu. Néanmoins, elle en dit beaucoup plus sur le racisme systémique subi par les jeunes de banlieue en Ile De France.
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"Notre société n'est pas constituée d'individus, mais de multiples tribus entremêlées qui prennent de plus en plus le dessus sur l'unicité de leurs membres."
Ces propos de l'économiste Thierry Aimar illustrent que pour un grand nombre de personnes, le sens de la vie est déterminé par l'appréciation d’autrui. Le témoignage d'Hugo Micheron, paru ce matin dans les colonnes de La Croix met en lumière ce phénomène. Dans cet entretien, le politologue explique que la marginalisation socio-économique et culturelle des populations issues de l'immigration a des répercussions politico-religieuses. Pour comprendre cette marginalisation, il est nécessaire de faire appel à l'anthropologie culturelle. Comme l'expliquait Georges Bensoussan, grand historien spécialiste de la Shoah, dans les colonnes du Figaro lundi, la haine des jeunes de cité envers le pays d'accueil nourrit le ressentiment et encourage le déni de légitimité accordée à l'autorité, même si l'affaiblissement du principe d'autorité est plus largement lié à la fragilisation du contrat social dans ces quartiers, ainsi qu'à l'absence fréquente de figures paternelles, comme l'a souligné la philosophe Chantal Delsol dans les colonnes du Figaro hier.
"Adieu les ambitions de carrières individuelles qui façonnent des personnalités de gagnant"
Ces mots de Walid (prénom modifié), un jeune de 17 ans résidant dans le quartier de La Grande Borne à Grigny (91) résument bien la situation actuelle dans les quartiers sensibles d'Ile De France. "Même si j'étais doué à l'école", ajoute-t-il, "et que mes professeurs avaient confiance en moi, j'ai préféré abandonner le lycée, sachant que je ne deviendrai jamais ingénieur dans une banlieue cool de paname." Quant à Faiza (prénom modifié), sa petite amie très douée à l'école et addict aux réseaux sociaux, elle a décidé de poursuivre ses études au lycée en filière HLP et fera tout son possible pour obtenir son baccalauréat et s'inscrire à la faculté de lettres afin de partager son expérience sur les réseaux sociaux. "Je ne veux pas aller en faculté de lettres pour suivre les traces de Diaty Diallo, même si j'admire ce qu'elle écrit. Ce serait inutile d'être en tête des Inrocks, comme l'a été Fatima Daas il y a quelques années. Je veux étudier la littérature à l'université pour acquérir des compétences en écriture et en montage vidéo sur les réseaux sociaux, afin de montrer à quel point c'est terrible ici. Je suis bien consciente que sans vidéo, la mort de Nael serait passée inaperçue."
Faiza ne voit plus l'intérêt de parler de littérature et de philosophie dans des banlieues comme La Grande Borne, où les jeunes lisent et se cultivent très peu, même si elle a beaucoup apprécié le reportage de Prisca Borel dans le quartier de La Paillade à Montpellier. "C'est génial de voir des intellectuels comme Nourdine Bara venir discuter de livres dans nos quartiers. Cependant, il ne faut pas se mentir : en 2023, ce sont en devenant des tiktokeurs ou des influenceurs que les jeunes des quartiers se feront remarquer." Ces icônes du Net ou de la télé-réalité sont désormais les représentants et les porte-paroles de l'opinion des quartiers. Leur influence se mesure par le nombre de leurs abonnés, devenu le nouvel indicateur de réussite sociale.
Quelles réflexions peut-on tirer ?
La crise actuelle dans les banlieues révèle une profonde vacuité existentielle et un échec à explorer, exprimer et développer sa propre identité quand on vit dans un quartier sensible. Nos sociétés font face à un manque de subjectivité, c'est-à-dire à une incapacité pour chaque individu de trouver un épanouissement psychologique dans sa propre singularité. Les jeunes de Brest qui déclarent sur la messagerie cryptée Telegram : "Détruisons la police, sabotons les infrastructures de l'État et les biens de la bourgeoisie. Si nous sortons tous dans les rues ce soir et dans les jours à venir, nous pouvons être nombreux", ainsi que les hackers qui annoncent la diffusion des données personnelles de plus d'un millier de magistrats et d'avocats ce dimanche, mettent en évidence ce phénomène de haine de l'Etat et des forces de l'ordre. "Quel que soit le cadre juridique", déclarait hier dans les colonnes du Figaro Thibault de Montbrial, avocat pénaliste raciste d'extrême droite, "l'enjeu principal réside dans le courage politique de restaurer une autorité affirmée, une attente partagée par une grande majorité de Français. Il est crucial que nos forces de l'ordre continuent de recevoir un soutien, même si les circonstances exigent un recours plus intense à la force légitime." Cependant, Faiza nous explique que dans les quartiers, la répression par la force ne fonctionne pas. "D'un point de vue philosophique, j'ai du mal à accepter que c'est par la répression que les jeunes vont se conformer aux lois de la République. Chez nous, à La Grande Borne, il y a de plus en plus de policiers, mais moins d'animateurs, de médiateurs ou d'éducateurs capables de faire du rap avec les enfants ou de jouer au football. Les maires embauchent des agents municipaux de police, leur donnent des armes et installent des caméras. D'accord, mais que fait-on avec ces effectifs de police, si ce n'est les envoyer démanteler un trafic de drogue qui sera rapidement rétabli à 300 mètres de là ? On installe des caméras pour surveiller les jeunes en bas des immeubles, mais on ne recrute pas suffisamment d'animateurs capables de les réintégrer socialement ? Tout cela n'a aucun sens."
Ipsé et Idem
Dans son essai intitulé "La société de la régression : le communautarisme menaçant l'individu", l'économiste Thierry Aimar met en lumière la distinction entre deux types d'individus : les Ipsé et les Idem. Selon lui, l'ipséité, un concept issu du latin scolastique "ipseitas", représente la capacité d'être soi-même, distinct et unique par rapport aux autres. Il englobe ainsi l'idée d'identité personnelle, de singularité et, en définitive, de subjectivité. Ainsi, on peut comprendre que les Ipsé se distinguent des Idem (les "mêmes"), qui sont incapables de se définir autrement qu'à travers leur appartenance à une communauté environnante. Ces jeunes, fortement centrés sur leur vie sociale grâce aux plateformes de réseaux sociaux telles que Snapchat, où des milliers de messages évoquant les récentes violences urbaines ont été échangés, éprouvent des difficultés à accéder à leur intériorité. Ils cherchent à se comprendre en se référant à des normes externes et s'efforcent de véhiculer, à l'image du "Rhinorécros" d'Eugène Ionesco, ce que Thierry Aimar appelle "l'opinion dominante d'un groupe de référence". Ce comportement, décrit dans l'ouvrage "La société de la régression", repose sur des mécanismes d'imitation, d'agrégation et de renforcement, ainsi que sur des logiques de cascade qui ont été largement étudiés par les sociologues et les économistes.
« Plus nombreux sont ceux qui partagent leurs valeurs, plus ils se sentent rassurés et confortés sur la qualité de leurs représentations, c’est-à-dire sur leur capacité à exprimer ce qu’eux-mêmes sont véritablement. »
Cette perspective holistique et durkheimienne de la jeunesse en banlieue met en évidence comment le degré de conformisme, c'est-à-dire le nombre de personnes qui, au lieu d'être des individus indépendants sur le plan subjectif, se rassemblent en communautés en partageant des valeurs similaires. Dans l'un de mes récents billets décrivant la vie quotidienne d'un jeune autiste aux fortes phobies sociales vivant à Aulnay Sous-Bois (93), on peut observer comment les jeunes des quartiers qui pensent différemment, de manière unique et subjective, sont perçus comme une menace. L'échec de ces dissidents et leur exclusion de la vie sociale servent à démontrer que des pensées divergentes par rapport aux représentations communautaires ne correspondent pas à la réalité objective qu'ils incarnent.
Recréer de la connaissance dans les quartiers
De nombreux jeunes des quartiers d'Île-de-France ressentent un besoin désespéré de forger leur identité à travers le regard d’autrui, sans être victimes de discriminations de la part des forces de l'ordre ou de leurs enseignants. Un sociologue souhaitant rester anonyme soulève également la difficulté rencontrées par les français pour valoriser ces jeunes qui subissent dès leur plus jeune âge beaucoup de discrimination. "Des obstacles leur sont mis lorsqu'ils cherchent à vivre pleinement leur être. Piégés dans un cercle vicieux de dépendance psychologique envers la communauté dans leur vie de quartier, ils se voient contraints de s'assimiler de plus en plus à celle-ci pour survivre, gagner le respect et trouver un emploi, que ce soit dans un restaurant, sur une plateforme de type Uber ou en tant que petits entrepreneurs locaux." souligne-il. Dans une société où l'individualisme dérive et où tous les jeunes des quartiers rêvent de devenir rappeurs, footballeurs ou influenceurs sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes confondent la forme et le fond. Dans ce contexte, chaque jeune de quartier voit sa capacité à créer de la valeur nécessairement réduite. Leurs compétences et les produits qu'ils proposent sont trop répandus, trop "ordinaires", pour encourager les potentiels acheteurs à les acquérir à des prix élevés. "Qui est réellement intéressé par des jeunes qui finissent tous par travailler dans des kebabs, effectuer des livraisons de drogue tout en faisant des courses pour Uber Eats et Deliveroo ? Les jeunes de nos quartiers méritent bien mieux que cela", souligne le sociologue que nous avons rencontré. De plus en plus hostiles aux mécanismes du marché qui mettent en concurrence les jeunes des beaux quartiers fréquentant les prestigieux lycées parisiens, comme le film La Vie Scolaire l'a si bien illustré, les jeunes des quartiers semblent se perdre dans une identité collective qui leur confère peu de valeur sur le marché de l'emploi.