
Ce trouble impacte forcément la qualité d’un manuscrit
Aujourd'hui, de nombreux dyspraxiques expriment leurs difficultés à publier un manuscrit soigné et sans erreurs. Ils attribuent ces problèmes à l'évolution du modèle économique des maisons d'édition. Cette évolution a commencé à prendre forme le 28 avril 2021, lorsque Arnaud Lagardère a dû accepter la nomination d'un conseil d'administration dans lequel Nicolas Sarkozy et Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, sont entrés lors de l'assemblée générale du 30 juin 2021 occupent un rôle central. Puis, le groupe est passé sous le contrôle de Vincent Bolloré le 9 Juin 2023. Aujourd'hui, les méthodes de Nicolas Sarkozy, inspirées de celles du magnat breton, ne font guère que confirmer les risques que la concentration des entreprises entraîne dans des maisons d'édition où la rentabilité et les affaires prédominent. Comme l'illustre Jean-Yves Mollier dans un essai intitulé "La concentration dans le monde du livre" (Libertalia, 2022), Vivendi avait projeté de racheter les actions d'Amber Capital et de détenir ainsi 45 % du capital de Lagardère Groupe afin d'en prendre la direction. En acceptant l'offre de Vincent Bolloré, le groupe Lagardère est passé sous les fourches caudines du repreneur d'Editis, connu pour son goût des affaires rentables et lucratives peu adapté au modèle économique du livre.
Témoignage d'une jeune fille
Après avoir soumis un roman sur l'enfer qu'elle a vécu au lycée chez Grasset, propriété du groupe Bolloré, elle témoigne : « Lorsque j'écris, j'ai beaucoup de mal à automatiser mes gestes. Je dois alors exécuter une série de mouvements séquentiels pour me relire, corriger mes erreurs et vérifier que mes phrases sont cohérentes. ». Aujourd'hui étudiante en Mastère/Alternance dans une petite école de management parisienne, elle explique que l'écriture de ce livre provoquait chez elle une fatigue anormale, totalement ignorée des éditeurs qui n'ont pas pris en compte son trouble lorsqu'elle l'a mentionné dans la note d'intention sur son roman. Passionnée par le monde de l'édition, cette jeune fille, qui rêve de travailler au service marketing chez Flammarion n'est pas optimiste. Elle pense que dans le contexte actuel, il est presque impossible d'être publié par une grande maison d'édition lorsqu'on est dyspraxique. « Aujourd'hui, dans ces maisons, les périodes de lecture et de correction des manuscrits sont complètement industrialisées. Il est donc presque impossible pour un éditeur de consacrer du temps à un jeune auteur qui a peut-être plus de difficultés, mais des choses réelles à exprimer avec son style et ses mots. »
« Il est presque impossible de se faire éditer par une grande maison d’édition parisienne lorsqu’on est dyspraxique »
En 2017, lorsque le groupe La Martinière a revendu Volumen à Interforum (Editis), certains membres du Seuil ont cédé la partie la plus profitable de leur société. Cependant, comme l'avouait Jean-Yves Mollier dans son essai paru l'an dernier chez Libertalia, personne n'imaginait que le groupe fondé par Remy Montagne, et donc ancré très à droite de l'échiquier politique à l'origine, rachèterait une maison aussi progressiste que Le Seuil. Comme le révélait un article de Mediapart au moment du rachat, Le groupe La Martinière, pesant 206 millions d'euros, venait renforcer Media-Participations qui avait un chiffre d'affaires de 355 millions d'euros. Leur réunion permettant au second d'atteindre une véritable taille critique, avec 561 millions d'euros, ce qui en faisait au début de l'année 2018 le numéro 3 ou 4 de l'édition française. Dans ce contexte, un manuscrit avec des coquilles, ou des fautes d'inattention similaires à celles qu'un dyspraxique peut faire deviennent difficiles à prendre en compte pour les éditeurs, cherchant des manuscrits facilement vendables. Or, selon l'étudiante que nous avons rencontré, un dyspraxique a beaucoup de mal à acquérir des bonnes stratégies de regard pour explorer visuellement des environnements comme un écran d'ordinateur. « Lorsque j'écris un mail, un manuscrit, où que je dois respecter une consigne donnée par un prof dans le cadre d'un exercice, mes yeux errent sans balayage ordonné ni systématique devant l'écran de mon ordinateur. » La jeune fille affirme qu'elle voit certains éléments, d'autres non, ce qui peut la mettre en . « La semaine dernière, je devais rendre un plan de communication à un planneur stratégique intervenant dans mon école. Cette personne travaillant dans une grande agence de publicité n'avait jamais entendu parler de la dyspraxie. Du coup, je me suis retrouvée avec une sale note. » On comprend ainsi quelles seront les difficultés pour un dyspraxique dans la rédaction d'un manuscrit, d'un article ou le monde du travail. Un neuropsychologue témoigne : « Pour une personne présentant une dyspraxie visuo-spatiale, les feuilles papier, les tableaux Excel, ou les écrans d'ordinateur sur lesquels ils vont rédiger un mail ou un manuscrit, sont des espaces où leurs mouvements oculomoteurs sont très imprécis. »
Témoignages d’experts
Le neuropsychologue que nous rencontré clame que la dyspraxie se traduit par une incapacité troublante à s'organiser dans l'espace et ne comprend pas pourquoi les éditeurs ne prennent pas en compte ce détail, surtout quand les auteurs du manuscrit évoquent leurs dyspraxies dans le manuscrit. « Les mises en page papier ou dactylographiées d’un dyspraxique sont systématiquement défectueuses. De plus, il sont souvent en échec dans toutes les activités très chargées en facteur spatial, telles que la correction de manuscrits. » De plus, il s'indigne du fait que ces difficultés soient souvent interprétées, à tort, comme un manque d'application de l'auteur par les professionnels du livre, voire une provocation ou un refus de passer du temps sur une phrase comme pouvait le faire Gustave Flaubert lorsqu’il passa trois semaines sur la semaine des comices de Madame Bovary. Il termine même par s’énerver à la fin de notre entretien. « Aujourd’hui, lorsqu’ils commencent à écrire sur leurs parcours scolaires, on demande à ces jeunes ayant été harcelés durant toute leur scolarité d’écrire sans faire de fautes dans un style parfait. Or, je pense que nous n’avons aucune idée des difficultés qu’ils rencontrent pour hiérarchiser les multiples informations passant devant leurs yeux lorsqu’ils doivent relier un verbe ou un sujet à une conjonction de subordination ou complément d’objet direct. » Enfin, il finit par nous citer le passage d’un mail que Marie Bemberg, une ancienne éditrice chez Grasset et Stock ayant révélé l’écrivaine Line Papin, avait envoyé à un jeune auteur dyspraxique aujourd’hui en école de journalisme « Vous avez une vraie plume d’écrivain. J’ai peu de remarques à vous faire sur l’écriture que je trouve originale, parfois un peu poussive, mais globalement réussie et singulière. Les corrections à apporter sont assez classiques chez les jeunes auteurs : supprimer les listes d’adjectifs qui sont parfois trop nombreuses et freinent la lecture, attention aux répétitions qui alourdissent l’ensemble et surtout reprendre confiance en votre talent. Vous avez une facilité pour l’écriture, cela se sent, vous n’avez pas besoin de formules toutes faites pour nous faire comprendre votre point de vue, soyez inventif. »