
La main invisible
Adam Smith est souvent présenté comme un défenseur de l’individualisme. Toutefois, dans son ouvrage intitulé Théorie des sentiments moraux, il développe une conception du comportement social qui repose sur la capacité de l'individu à ressentir de l'empathie envers autrui et à se mettre à sa place. Un économiste de l'Université Paris Dauphine témoigne de cette vision. " Smith a très vite été persuadé que les individus trouvent satisfaction non seulement dans la poursuite de leurs intérêts personnels, mais aussi dans l'intérêt de leurs semblables. C'est de cette combinaison que naît l'intérêt général, cette fameuse main invisible."
Pour mieux comprendre cette idée, le chercheur en économie nous invite à méditer sur cette citation de l’économiste anglais : "Bien qu'on puisse supposer l'homme égoïste, sa nature comporte apparemment des principes qui le poussent à s'intéresser à la fortune des autres et qui rendent leur bonheur nécessaire pour son propre plaisir." Le professeur éminent de Dauphine en tire la conclusion que les individus ont constamment besoin de l'aide de leurs semblables. Néanmoins, Sébastien, l'un de ses étudiants proches du NPA, déteste cette citation. "En tant que bon marxiste, s'exclame-t-il, je pense que la lecture de la Critique de l'économie politique publiée en 1859 permet de remettre en question l'idée de la main invisible. Dans ce texte, Marx explique que, lorsqu'ils vivent en société, les individus sont soumis à des rapports sociaux qui sont déterminés et indépendants de leur volonté. Ces relations sociales, que Marx appelle les rapports de production, ont un impact considérable sur la vie des individus, car nos rapports sociaux, associés aux forces productives, sont problématiques."
Les dangers liés au capitalisme
Convaincu que la valeur du travail d'un individu ne se réduit pas à la mesure marchande des biens qu'il produit, Sébastien, passionné d'Histoire, a rapidement compris que depuis la révolution industrielle, le développement de toutes les forces productives est intrinsèquement lié aux rapports sociaux entre la bourgeoisie et le prolétariat. "Dès le 18ème siècle, confessait Adam Smith, la division du travail, poussée à l'extrême, corrompt le citoyen, qui se transforme en une bête de somme, tandis que son esprit et son corps se dégradent. Les travailleurs des entreprises où la division du travail a transformé leur tâche en tâches élémentaires deviennent incapables de raisonner. Souvenez-vous de ce qui s'est passé à France Télécom en 2021. Lisez aussi les témoignages sur LinkedIn de salariés qui racontent comment ils s'abrutissent toute la journée à établir des tableaux Excel."
En désaccord avec l'idée d'Adam Smith selon laquelle ce dépérissement est un mal nécessaire pour assurer la grandeur et la prospérité de l'État, Sébastien s'inquiète profondément du développement de l'IA. Il est convaincu qu'à l'avenir, les robots conversationnels réduiront considérablement les capacités réflexives des individus. "Lorsque de nouvelles forces productives comme l'IA se déploient, explique Sébastien, les individus sont inévitablement amenés à modifier leurs rapports sociaux de production, car ces derniers influencent la manière dont les êtres humains gagnent leur vie et interagissent entre eux. Par exemple, j'ai plusieurs amis qui ont perdu leur emploi de correcteur dans une maison d'édition depuis que ChatGPT corrige les textes sans commettre d'erreurs et est capable de modifier la tournure d'une phrase si on lui donne les bonnes consignes."
Vers une révolution numérique nocive
Convaincu que les robots conversationnels et le Metaverse vont engendrer un nouveau mode de production et entraîner de profondes transformations sociales, Sébastien porte une grande attention à l'essor actuel des nouvelles technologies et des intelligences artificielles dans nos sociétés capitalistes. Un collaborateur proche de Jean-Luc Mélenchon et Manuel Bompard, qui se consacre aux questions économiques au sein de l'Institut La Boétie, partage son point de vue. "Dans une société où le numérique et la technologie sont omniprésents, l'organisation du travail par une main invisible est complètement chamboulée. La manière dont les positions économiques sont réparties et structurées à une époque donnée conditionne l'ensemble des rapports sociaux de cette époque. Par exemple, aurions-nous autant de travailleurs indépendants et de salariés victimes de l'ubérisation si ces révolutions technologiques n'étaient pas survenues si rapidement ?" Convaincu que, dans une société capitaliste gouvernée par cette main invisible si chère à Adam Smith, les choix professionnels et matrimoniaux des individus sont déterminés par la structure sociale dans laquelle ils évoluent, cet économiste de formation souhaite encourager les politiciens et les chercheurs à revisiter l'auteur du Capital afin d'imaginer un nouveau modèle de société. "La vision matérialiste de Marx met en évidence le fait que les hommes ne contrôlent pas leur existence sociale, mais que celle-ci est façonnée par les forces productives et les rapports sociaux de production qui les déterminent."