Après avoir prophétisé plusieurs attentats islamistes dans Plateforme, et le phénomène des gilets-jaunes, Michel Houellebecq aurait prophétisé à travers ses personnages accrocs à l’antidépresseur Capotrix l'ampleur médiatique que prend actuellement la question de l'autisme.
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« Il est vrai que la fin approche, mais ce n'est pas encore, pas tout à fait la fin"
Cette proximité étouffante avec la notion de fin, qu'elle soit la fin de la vie par le biais du suicide ou la fin d'une période maniaque menant à la dépression, se révèle essentielle dans l'œuvre de Michel Houellebecq. Philippe Muray, avec sa brillante acuité, a démontré comment la notion du "sentiment de la fin" surgit dans les ouvrages du romancier, lui conférant un "éclairage poignant, une lumière sourde, un climat de catastrophe intarissable, insaisissable, irrattrapable...". Paru chez Flammarion en 2018, Sérotonine ne fait pas exception à cette règle : la fin est omniprésente et anticipée dès le début du roman, ne serait-ce que parce que l'histoire, à l'instar des récits houellebecquiens habituels racontés du point de vue d'un mourant. Un étudiant en master recherche d’études littéraires (REEL) à La Sorbonne nous éclaire : « Dans les livres de Houellebecq, le narrateur sait d'emblée que tout est aussi "foutu" que la vie d'un autiste en France, un pays où 95% d'entre eux sont sans emploi et vivent dans une précarité alarmante. Dès le départ, c'est donc la fin ; et rien ne peut y être changé. Donc, on peut en conclure que Sérotonine est une réflexion profonde sur l'impuissance quotidienne des individus. » Enfin, comme dans les romans d'Houellebecq, cette réflexion sur la fin dépasse évidemment l'aspect purement sexuel souvent découvert tardivement par les autistes en raison de leur aversion pour le contact physique.
"Qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ?"Avais-je encore le choix ? Avons-nous réellement le choix ? Que pouvait-elle faire, que pouvons-nous tous faire, face à quoi que ce soit ?"
Ces questions existentielles forment à la fois le fil conducteur de Sérotonine, le roman de Michel Houellebecq paru en 2018, et le fil de la vie d'un autiste. Ce modèle de vie tragique vient contredire violemment les "illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d'infini des possibles" si répandues en Occident depuis la révolution américaine de 1776 et la publication de textes tels que la Déclaration des Droits de l'Homme, et une plongée vers les méandres d’une vie tragique où les individus dépriment, bien qu’ils soient souvent sous anti-dépresseurs. A travers les destinées individuelles de personnages aussi dépressifs que Florent-Claude Labrousse, Michel Houellebecq représente des formes de dépression suicidaire auxquels les autistes sont souvent confirmés, lorsque leurs angoisses et les troubles sociaux les désinsèrent de la société. La destinée atypique de ses personnages menant des vies obscures et sans héroïsme rappelle celle de nombreuses personnes avec TSA. Antoine (prénom modifié), un doctorant en littérature à La Sorbonne témoigne : « Lorsque le narrateur d’Extension du domaine de la lutte explique qu’il paraît invraisemblable qu’une vie humaine se réduise à si peu de chose ; ou qu’on on s’imagine malgré soi que quelque chose va, tôt ou tard, advenir, et que c’est une profonde erreur, il explique tout ce que je vis lors des phases maniaques où j’espère qu’il se passera quelque chose de génial dans ma vie, et les phases dépressives où j’ai le sentiment qu’une vie peut fort bien être à la fois vide et brève. ». Enfin, dans une société en constante dépression, un autiste est donc incapable de se résigner. À quoi bon ce geste de représenter le monde à travers l’écriture ou l’art dans lesquels il excelle si celui-ci est désenchanté, et qu’il ne supporte pas du fait de son hypersensibilité ?
Cette proximité étouffante avec la notion de fin, qu'elle soit la fin de vie par le biais du suicide ou la fin d'une période maniaque menant à la dépression, est une thématique essentielle dans l'œuvre de Michel Houellebecq. Les pages des journaux dévoilant régulièrement les suicides tragiques des autistes témoignent de l'ampleur jusqu'où peut aller cette dépression, des décisions extrêmes qu'elle peut engendrer et des comportements étranges qu'elle peut induire. L’étudiant parisien en master recherche que nous avons rencontrée témoigne : « Un peu comme dans les romans anglais du XIX Siècle, notamment ceux de Jane Austen, Sérotonine est un ouvrage où les décors entrent souvent en jeu. Les descriptions de la brume se profilant en arrière-plan, conférant une atmosphère fantomatique à la vie de Florent-Claude et à celle de nombreux autistes. ». Donc, on peut en déduire que Sérotonine est un roman se jouant entre deux disparitions inéluctables, s'imprégnant des nuances nocturnes, se déployant dans les ombres et la brume. Dans ce roman, Michel Houellebecq évoque souvent une descente aux enfers, non pas l'enfer chrétien de tourments, mais les enfers antiques, marécageux et silencieux. Au cœur de cette représentation se pose l'une des questions qui hantent l'œuvre de l'écrivain et la réalité quotidienne des autistes : que reste-t-il d'une existence lorsqu'elle peut disparaître du jour au lendemain, à la suite d’une chute aussi abrupte que celle que j'ai moi-même expérimentée le 6 janvier 2022, lorsque j'ai subi une crise d'angoisse alors que je me sentais parfaitement bien dix minutes auparavant, après avoir suivi mes cours toute la journée ?
Comme Houellebecq l'explique dans son premier grand succès, Les Particules Élémentaires, les science contemporaine et l'expérience de vie d'un individu autiste remettent en question à la fois l'idée de matière et l'idée de Dieu : le modèle d'une réalité appréhendée à travers les tourments des phases maniaques et dépressives d'une personne atteinte du trouble du spectre de l'autisme, plongée dans l'angoisse, rejette tant la causalité linéaire que l'ordre hiérarchique. Peut-on alors envisager un autre modèle de société ? Les protagonistes d'Extension du domaine de la lutte sont des informaticiens, une profession souvent appréciée par les autistes. Au détour d'une discussion sur la civilisation près de la machine à café, un collègue du narrateur affirme avec conviction que "l'augmentation du flux d'informations au sein de la société est en soi une bonne chose. La liberté n'est rien d'autre que la possibilité d'établir des connexions variées entre individus, projets, organismes, services. Pour illustrer son propos, il recourt à une métaphore empruntée à la mécanique des solides, qualifiant ces choix de degrés de liberté".
L’étudiant en lettres que nous avons rencontré a beaucoup étudié ce passage où le narrateur houellebecquien constate que son collègue incarne un libéralisme qui ne se soucie guère du "projet d'unification" nécessaire pour vivre en société. « Lorsqu’il dit ainsi, il semble inutile d'avoir suivi de longues études scientifiques, le narrateur de Houellebecq fait une sorte de pari pascalien, et laisse entendre que peut tout arriver. C’est un peu comme un autiste lorsqu’il prend un antidépresseur ou il fait le pari qu’il va arrêter de déprimer, mais ne connaît pas du tout l’intégralité des effets que le médicament aura sur lui. Aujourd’hui, on a le même problème avec l’hydroxychloroquine du docteur Raoult. » Alors que l'œuvre de Houellebecq ne cesse de s'élever vers une réflexion philosophique, la science houellebecquienne, quant à elle, opère bien souvent le parcours inverse, basculant brutalement de la métaphysique (la question de la Chute) vers la physique (la question de la chute), envisagée de manière très matérielle... Cela ne nous empêche pas de tomber, mais en pleine connaissance de cause, en nous offrant en prime le plaisir du calcul.
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