Une frontière entre "nous" et "eux"
Dans son essai "Pour un populisme de gauche" (Albin Michel, 2018), la philosophe Chantal Mouffe, affiliée aux Insoumis, aborde la polarisation du conflit politique entre "ceux d'en haut" et "ceux d'en bas". S'appuyant sur les travaux novateurs du théoricien politique argentin Ernesto Laclau, notamment son livre "La raison populiste", elle définit le populisme comme une stratégie discursive qui établit une frontière politique divisant la société en deux camps : les "ceux d'en bas" (underdog) et "ceux qui sont au pouvoir". Cette distinction crée une séparation entre "nous" et "eux". Un membre de l'association Clé Autiste, proche de François Ruffin, témoigne de son adhésion à cette vision politique. Selon lui, Chantal Mouffe explique dans ses essais que les classes populaires et les personnes discriminées, comme les autistes membres de son association, forment un "nous". "Les autistes sont spoliés par un pouvoir central qui s'associe à des lobbys et à des entreprises préjudiciables, comme Andros ou l'Agefiph." Lorsqu'elle défend la réintroduction du conflit politique et en encourageant la mobilisation des franges exclues de la société, tels que les ouvriers et les personnes handicapées, Chantal Mouffe propose une modification du statu quo auquel le jeune militant associatif de 21 ans adhère totalement. Jade (nom fictif), une autre membre transgenre de l'association, témoigne de son intérêt pour Chantal Mouffe en tant que philosophe qui cherche à repenser les mécanismes de représentation et de participation afin de permettre une véritable transformation sociale et d'inclure les groupes marginalisés dans l'espace public.
Construire des conflits productifs
Pour être productif, selon le penseur Georg Simmel, un conflit doit naître à la fois de l'intérêt rationalisé et de la passion. Ainsi, en passionnant les débats publics, la société peut construire un conflit intégrateur qui renforce la démocratie et légitime ses institutions. Il est donc préférable d'organiser des débats publics sur des sujets clivants tels que le protectionnisme, la fiscalité ou la laïcité, plutôt que de développer une communication politique aseptisée ou dangereusement unifiée. L'importance des affects en démocratie nous amène à aborder la question de la délibération et du conflit dans la perspective traditionnelle incarnée par Chantal Mouffe et le philosophe allemand J. Habermas (1987 ; 1997). Dans cette optique, la délibération et le conflit sont souvent définis comme un échange langagier rationnel entre des individus égaux, soumis à un processus de création de normes communes à travers la confrontation de points de vue différents, portés par des acteurs égaux, qu'ils soient riches, pauvres, handicapés ou non.
Ainsi, la délibération et le conflit deviennent une forme de communication politique visant l'intérêt général. Un spécialiste de l'école de Francfort enseignant la théorie politique à Sciences Po Bordeaux témoigne : « L'intérêt des travaux de Chantal Mouffe et Habermas réside dans leur capacité à favoriser la construction de désaccords entre les citoyens et à promouvoir une approche dialogique. Par exemple, lors des manifestations contre les réformes des retraites, ce fonctionnement agonistique a été efficace. Emmanuel Macron se trouvait en difficulté, car il ne valorisait pas suffisamment la démocratie participative, la démocratie sociale, la démocratie directe, voire d'autres formes de délibération défendues par les manifestants ».
Vers une démocratie agonistique
Le chercheur bordelais que nous avons rencontré suggère qu'une démocratie plus agonistique et conflictuelle pourrait fonctionner dans un contexte français où les corps intermédiaires, les partis politiques et les syndicats sont considérablement affaiblis. « Les manifestations contre la réforme des retraites, affirme-t-il, ainsi que la montée de l'extrême droite raciste, mise en lumière par les événements tragiques de Saint-Brévin, démontrent que ces sentiments "pulsionnels" s'expriment de manière nouvelle, à la fois individuelle et collective, de manière éruptive dans la rue ou sur Twitter ». Enfin, pour qu'une véritable volonté collective émerge dans ce contexte, Chantal Mouffe a expliqué hier dans les colonnes de Libération qu'il est nécessaire de mobiliser l'imaginaire démocratique afin de cristalliser des affects communs. « Même si cela n'a pas abouti à l'époque », souligne-t-elle, « on constate que des luttes peuvent s'articuler autour de l'écologie. L'enjeu actuel est de mobiliser la classe ouvrière autour de cette question ».
Transformer les conflits en antagonismes entre ennemis irréconciliables
Depuis de nombreuses années, Chantal Mouffe soutient que dans une démocratie moderne, il ne devrait plus y avoir d'ennemis, mais plutôt des adversaires capables de débattre, de construire des rapports de force et en fin de compte de trouver des compromis. « Lorsqu'Emmanuel Macron ou Olivier Véran diabolisent La France insoumise en la qualifiant de mouvement d'extrême gauche qui rejette le jeu démocratique et qualifie ses prises de position d'irrationnelles, ils défendent une conception étroite de la démocratie.», expliquait la philosophe proche des Insoumis hier matin lorsqu'elle a été interrogée par les journalistes de Libé. La philosophe belge remet ainsi en question la contestation de la norme établie de manière légitime, qui est au fondement de la démocratie comprise comme gouvernement des citoyens par les citoyens.