Éric Zemmour marche sur les traces de Jacques Bainville

" Quand j’ai commencé à parler d’islam et d’immigration, il y a déjà bien longtemps, je me suis fait beaucoup d’adversaires."

Au tournant du 20ème siècle, l’historien Jacques Bainville émergeait comme un visionnaire de son époque, anticipant les répercussions des événements internationaux, en particulier les deux conflits mondiaux de 14-18 et 39-45. En effet, Bainville avait prévu la durée de la Première Guerre mondiale et la chute inéluctable du traité de Versailles en 1919. Cependant, il était affilié à la violente Action française, un mouvement royaliste aux contours xénophobes controversés, mêlant des éléments antisémites et antirépublicains que l’on retrouvait dans l’idéologie de groupes ayant agressé des jeunes samedis dans le quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère. Olivier*, un historien souhaitant rester anonyme en raison du climat tendu, raconte qu’Éric Zemmour aurait prophétisé une « guerre de civilisation » ou une « guerre entre deux peuples » que des groupes d’extrême-droite finement analysées par le journaliste Théo Mouraby dans Libération  aspirent à déclencher : « Lorsqu'on explore l'univers intellectuel de Jacques Bainville, explique l’historien, on découvre invariablement Charles Maurras, qui pointait du doigt les Juifs, les francs-maçons, les protestants et les métèques comme des acteurs nuisibles pour la France. Éric Zemmour fait la même chose avec les musulmans. Rien n’a changé en un siècle, les militants des groupes d’extrême-droite et ceux de Reconquête continuent de tenir un discours ultraviolent, similaire à celui de Maurras et Bainville. »

Donc, d'une manière assez semblable à celle Charles Maurras et Jacques Bainville, Eric Zemmour se présente, selon Olivier, comme un observateur éclairé d’une société française en déclin, anticipant les défis liés à l’immigration et à la montée de l’Islam. Le parallèle entre ces deux figures ne s'arrête pas là.  Tout comme Charles Maurras, Bainville était reconnu pour sa lucidité, sa capacité à percer les apparences et à saisir les implications profondes des événements. "Que voulez-vous que cela me fasse ! J’étais fait pour m’asseoir à la table de Vergennes", répétait souvent Jacques Bainville, l'historien réputé pour avoir 'prédit' certains événements historiques : la longueur de la Première Guerre mondiale (et non sa brièveté, comme le croyaient beaucoup) ou encore, dans l’entre-deux-guerres, l’échec prévisible du traité de Versailles en 1919. De même, Eric Zemmour, qui citait fréquemment Bainville dans ses éditoriaux du Figaro, est aujourd'hui salué pour sa perspicacité dans l'analyse d'une éventuelle guerre de civilisation qui pèserait bientôt sur la France, et qu'il aspire à conjurer en unissant les Français. "Le pouvoir parle constamment d’union et de rassemblement. Eh bien, l’union et le rassemblement, c’est notre lucidité face à l’immigration et à l’islamisation de notre pays", lançait-il récemment sur le réseau social X."

Deux frères siamois avec cent ans d’écart

Dans les milieux journalistiques de son époque, Jacques Bainville se révèle comme une figure assez intrigante et admirée. Ses collègues, y compris ceux aux penchants politiques différents, étaient captivés par son talent incontestable. « L'admiration pour son flair et son esprit perspicace transcendaient les clivages idéologiques », révélait Léon Daudet dans un essai nommé Bréviaire du journalisme. Ces propos rappellent fortement ceux qu’ont pu tenir Geoffroy Lejeune et Charlotte D’Ornellas, deux journalistes d’extrême-droite vouant une réelle admiration à Éric Zemmour. « L’ambition de Daudet, Maurras et Bainville, indique Olivier*, était de s'adresser principalement à l'élite intellectuelle, opérant un "décrassement" des esprits imprégnés des idéaux de 1789, du romantisme et du bonapartisme. Zemmour, D’Ornellas et Lejeune font exactement la même chose avec les idées post-matérialistes auxquels les mouvements progressistes et Wokes ont adhéré. »  En effet, plusieurs essais de Léon Daudet révèlent que les articles de Bainville sont lus et soutenus par une jeunesse d’extrême droite enthousiaste rappelant fortement les GenZ d'aujourd'hui.  « Bainville, indique Olivier*, en plus de ses comptes rendus sur la vie parlementaire de la troisième république, rédigeait des chroniques de première page, qui se distinguaient par leur ton railleur, incisif et un sens affûté rappelant fortement celui d’Éric Zemmour lorsqu’il écrivait dans les pages idées du Figaro. » Daudet affirme en effet dans ses écrits que les articles politiques de Bainville étaient « un spectacle quotidien pour ses collègues de L’Action Française », qui, bien qu'ayant une plume moins exigeante, ne pouvaient qu'admirer sa facilité à décrire la vie politique française, tout comme celle du polémiste Éric Zemmour. En somme, les parallèles entre ces deux polémistes sont assez éloquents.

Des années après sa mort, Fanon dérange toujours Zemmour

Depuis la mort du jeune Thomas dans un bal à Crépol, Éric Zemmour est devenu aux yeux de certains Français une sorte de prophète, anticipant des changements sociaux avant tout le monde, à l'instar de Jacques Bainville lorsqu’il prévoyait des guerres. Mais à la différence de Bainville, le président du parti Reconquête souhaite expliquer aux Français qu’il n’est pas trop tard pour agir. " Vous êtes lucides sur l’immigration, vous êtes lucides sur l’islam." , clamait-il dans un tweet publié sur X le 27 Novembre à 18h32. En effet, comme Bainville pouvait le faire lorsqu’il évoquait la guerre, l’ancien polémiste d’extrême-droite fait ses prophéties depuis plusieurs décennies, en dénonçant l’impact d’une idéologie progressiste qu’il souhaite déconstruire . Dans ses éditoriaux du Figaro, il cite régulièrement Frantz Fanon pour souligner l’apparition d’une dynamique intellectuelle détestable à ses yeux, où le colonisé devient le persécuteur. Danièle*, une professeure de philosophie d’un lycée parisien souhaitant rester anonyme, nous explique qu’en s’inspirant des textes de Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon démontre que l’expérience d’autrui est d’abord une violente expérience de honte qu’un jeune de quartier ne contrôle pas en france: j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui', car autrui est 'celui pour qui je suis non sujet mais objet'. » affirme Sartre, en démontrant que la relation à autrui se construit à partir de la dialectique maître-esclave de Hegel. Danièle nous dit que la pensée de Frantz Fanon dérange Éric Zemmour, puisque c’est avec elle qu’apparaît la nécessité de dépasser une analyse de classe strictement matérialiste pour lui adjoindre un fondement psychanalytique. « Imaginée par des blancs, la pensée occidentale a tendance à nier la psychologie des individus discriminés que Fanon a longuement étudié. Les noirs sont bons au foot, les Juifs et l’argent… Rien qu’à l’énoncé du sujet, on entre dans une zone de turbulence. Et dans cette zone, les femmes noires subissent la double peine d’être psychologiquement deux fois animalisées, puisqu’elles ont une couleur et un genre différent de celui de la classe dominante. »

Zemmour part en croisade contre les bien-pensants

Enfin, Fanny laisse entendre avec force que le meurtre de Thomas offre simplement un espace médiatique pour rebondir sur l’immigration et l’islam, ses deux thèmes favoris, afin d’effacer une image des banlieues françaises moins centrée sur les troubles psychologiques et l’histoire liée à la colonisation de ceux qui les habitent « Lorsqu’Éric Zemmour dit que le meurtre de Thomas est une fantastique occasion pour les français de se faire entendre, ou qu’il relaye un tweet de Damien Rieu avec le nom des assaillants, on voit qu’il souhaite mener une guerre psychologique pour créer des clivages entre deux partis de la société française ayant des histoires différentes. »