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Billet de blog 30 juin 2023

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Nahel et la justice raciale

Dans une France marquée par la mort du jeune Nahel et plusieurs conflits de valeurs et de droits, la question de savoir comment la justice sociale peut prendre en compte l'existence des groupes racisés se révèle cruciale.

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Les théories de la justice

Nahel, 17 ans, tué par un policier : des stars rendent hommage à l'ado après le drame © Le Parisien

La mort de Nahel a montré que nombreux groupes racisés se retrouvent aujourd'hui au cœur de débats particulièrement intenses. L'enjeu crucial réside dans la reconnaissance de ces groupes en tant qu'entités spécifiques devant être pris en considération dans les questions de justice. Il s'agit de donner une voix à des groupes qui étaient encore ignorés dans les colonnes du Parisien ce matin, lorsque le maire de Cannes, David Lisnard, évoquait l’émergence d’« incommunautés ». « Les "incommunautés", expliquait-il, ne sont pas juste un manque de savoir-vivre, mais un manque de vouloir-vivre-ensemble. Le risque est qu’un jour nous ne sachions même plus faire communauté au-delà d'affinités identitaires sectaires, qu’un jour nous n’ayons plus rien en commun à l’échelle de la cité, plus rien à partager. C’est une crise plus profonde, celle du civisme, celle du respect des institutions. Nous devons retrouver la concorde. » À aucun moment de l’interview, David Lisnard ne mentionne un groupe particulier, défini par sa religion ou sa couleur de peau. Or, c’est face à des affaires comme la mort de Nahel que la pertinence conceptuelle et normative de la catégorie de race devient importante. Définie par la sociologue Robin DiAngelo dans un ouvrage intitulé Why It's So Hard for White People to Talk About Racism, la « charge raciale des Blancs » est un concept laissant entendre qu’aux yeux des Blancs, la race est une notion invisible. 

En France, les Blancs vivent dans un environnement protégé

How 'white fragility' reinforces racism © Guardian News

Le déni qui permet de détourner la conversation, empêchant d'identifier le racisme systémique persistant dans nos sociétés, suscite systématiquement le mécontentement chez les personnes blanches qui refusent d'admettre l'existence du racisme anti-blanc au sein de la police. Selon Fanny Parise, chercheure associée à l'Institut Lémanique de Théologie Pratique de l'Université de Lausanne, dans son essai intitulé "Les Enfants gâtés : Anthropologie du mythe du capitalisme responsable" (Payot, 2022), les personnes blanches éprouvent une intolérance minimale au stress racial, déclenchant ainsi des réactions de "défense" telles que la colère, la peur, la culpabilité, le silence et l'opposition. Ainsi, indépendamment de ce qui s'est réellement passé lors de la mort de Nahel, il est indéniable que le manque de tolérance devient le point commun entre les revendications des différentes parties impliquées. Dans ce contexte, l'équité conduit à de nouvelles formes de ségrégation, d'exclusion et de racisme envers les jeunes issus de banlieue, ce qui est inacceptable à leurs yeux. La violence d'État à leur encontre devient alors un prétexte pour perpétrer des actes de vandalisme.

Lors d'une interview sur France Info le jeudi 29 juin, le sociologue Sebastian Roché a en effet souligné que la révolte actuelle dans les banlieues françaises était principalement dirigée contre les institutions publiques, contrairement aux émeutes de 2005 qui visaient principalement les voitures, bien que des attaques contre des institutions publiques telles que des gymnases, des crèches et des bibliothèques aient également eu lieu à l'époque. Dans un article de Joseph Confavreux, journaliste à Mediapart, le sociologue Denis Merklen partage la même analyse. Selon lui, l'interprétation des attaques perpétrées contre les institutions publiques a évolué après les émeutes de 2005 en France, probablement en raison de l'ampleur de la mobilisation. « Auparavant, expliquait-il, ces actes étaient perçus comme irrationnels et nihilistes, qualifiés de "violences urbaines" plutôt que d'émeutes. On se demandait pourquoi des écoles maternelles ou des gymnases étaient pris pour cibles. Pourquoi les bénéficiaires de ces institutions les détruisaient-ils ? Cela paraissait incompréhensible. La plupart des analyses y voyaient un déficit, voire une absence de socialisation politique. Aujourd'hui, c'est tout le contraire. Depuis la mort de Nahel, les jeunes qui s'attaquent à un commissariat ou à une mairie cherchent à dénoncer un racisme d'État à l'encontre des personnes racisées. »

La prise en compte des groupes racisés dans la société soulève d'importants défis

Alors que certains groupes ont été progressivement inclus dans les débats sur l'équité dans la répartition des ressources et la reconnaissance des statuts égaux, la mort de Nahel révèle que d'autres, tels que les jeunes issus des quartiers populaires, continuent de susciter des controverses. Les déclarations racistes et discriminatoires du préfet Michel Aubouin ce matin dans les colonnes du Figaro ont clairement démontré que la reconnaissance de ces groupes et la lutte contre les discriminations auxquelles ils font face demeurent des enjeux cruciaux dans la quête d'une société plus juste et égalitaire. "Cette fois, ce sont les réseaux sociaux, et notamment TikTok, qui diffusent l'information. Tout ce qui est publié suscite de fortes émotions. Les jeunes s'identifient à la victime : elle a leur âge, elle est de la même origine et elle a osé défier la police. Je ne crois pas à une insurrection, car personne ne dirige ou coordonne ce mouvement. Si tel était le cas, la République serait en péril, car nous n'aurions pas les ressources nécessaires pour faire face à quelques centaines de milliers d'individus déterminés. Malheureusement, les émeutes vont causer d'importants dégâts, mais resteront confinées aux quartiers." Dans les quartiers comme la cité Picasso où Nahel a perdu la vie, il semble que la parole publique n'ait plus d'impact. Personne dans ces quartiers n'a prêté attention à la déclaration du procureur diffusée à la télévision. Cela met en évidence comment un représentant d'un groupe social dominant, nommé à ses fonctions par le chef de l'État, peut utiliser les discours de la justice et de la légitimité normative pour discriminer les jeunes issus des banlieues, en les stigmatisant comme des incultes qui s'informent uniquement à travers des vidéos TikTok.

Bien que l'accès à des informations de qualité constitue un problème dans les quartiers prioritaires français et que les jeunes issus de ces territoires lisent rarement les enquêtes approfondies des journalistes de Streetpress ou du Bondy Blog sur les banlieues, il est essentiel de faire preuve de sensibilité et de compréhension envers leurs problèmes quotidiens. Il est également crucial de comprendre comment ils s'informent, afin de les sensibiliser aux discriminations qu'ils subissent. « Vous, les journalistes, ne venez nous voir que lorsque des émeutes éclatent dans nos quartiers, c'est dégoûtant », s'est exclamé un jeune de 14 ans lors de mon entrevue dans le quartier des Olympiades (Paris 13). Les enquêtes de Mediapart sur l'affaire de Viry-Chatillon montrent que cette perception est totalement erronée. Dans une telle perspective critique, le traitement de l'actualité des quartiers difficiles et de la mort de Nahel ne peut être « aveugle aux différences » (colorblind) ou indifférent aux questions ethniques et raciales. En négligeant cet aspect, on risquerait de passer outre un certain nombre d'injustices dont les enquêtes empiriques attestent la présence dans notre société.

Viry-Châtillon : comment la police a fabriqué des faux coupables © Mediapart

Quels effets alors la catégorie de race produit-elle sur les théories de la justice sociale ?

Racial Borders (1) - Didier Fassin (2022-2023) © Sciences sociales - Collège de France

Le débat actuel, initié par des sociologues tels que Didier Fassin dans leurs travaux, soulève la question de savoir si une théorie de la justice raciale n'est qu'une extension de la théorie de la justice sociale, en prenant en compte les groupes sociaux en tant que groupes raciaux, ou si ce passage de la question sociale à la question raciale entraîne des modifications théoriques et normatives au sein des paradigmes traditionnels des théories de la justice. Dans leur essai intitulé "De la question sociale à la question raciale ?", publié en 2006 chez La Découverte, les sociologues Didier et Éric Fassin explorent deux dimensions essentielles qui permettent de mieux comprendre la mort de Nahel. Tout d'abord, ils suggèrent que les personnes racisées subissent des transformations radicales lorsqu'elles sont confrontées à la justice française. Cela est bien illustré par l'article 435-1 du Code de la sécurité intérieure, qui autorise les policiers et les gendarmes français à faire usage de leurs armes en cas de refus d'obtempérer, comme ce fut le cas pour Nahel. Selon les informations fournies par les journalistes du Parisien lors de sa garde à vue, le policier a "expliqué son geste par sa volonté d'éviter une nouvelle fuite, la dangerosité de la conduite, qui a suscité chez lui la peur qu'une personne puisse être renversée et la crainte d'être blessé".

Dans ce contexte, il est clair que les deux policiers à moto avaient initialement l'intention de contrôler le véhicule conduit par Nahel, qui circulait à vive allure "sur une voie de bus". Quelques dizaines de mètres plus loin, ces deux policiers ont sorti leur arme de service et l'ont dirigée vers le conducteur pour le dissuader de redémarrer. Lorsque l'on analyse la violence avec laquelle les deux policiers sont intervenus dans la cité Picasso, il est indéniable que les questions raciales et historiques doivent être prises en compte lors de cette interpellation. La cité Picasso est un lieu d'immigration depuis les années 50. Grâce aux politiques de regroupement familial, elle a accueilli des populations d'une grande diversité ethnique et culturelle. Ce constat oblige la justice française à évaluer ses principes dans un cadre international, historique, décolonial et transnational. D'une part, cela renvoie aux systèmes racistes du passé mis en œuvre par les Français en Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc), les terres d'origine des parents de Nahel. D'autre part, cela concerne les migrations postcoloniales et les réflexes racistes des afropéens déguisés en défense culturelle, aujourd'hui présents avec l'émergence de personnalités telles qu'Eric Zemmour dans le paysage politique français. Ainsi, la mort de Nahel, tout comme celle d'Adama Traoré, remet en question nos concepts, nos principes et nécessite le renouvellement de nos méthodologies en exigeant l'ancrage des théories de la justice dans le temps et l'espace. Cela doit se faire au nom de valeurs qui demeurent inchangées : l'égalité et le respect véritable de tous.

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