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On a pu découvrir il y a quelques mois une interview de BFM Crypto (puisque visiblement ça existe), dans laquelle Bruno Le Maire affirme sa volonté d’attirer le secteur des cryptomonnaies en France. Un long chemin a été parcouru depuis le temps où le Bitcoin, le principal représentant de ces monnaies virtuelles, était simplement considéré comme la « monnaie du Darknet », connue pour permettre l’achat de produits illicites en ligne. Aujourd’hui, après avoir atteint des sommets en terme de valeur, le secteur des cryptomonnaies peine à se relever du dernier crash qui l’a ébranlé. Au delà des effondrements récents, on va tenter de comprendre ici le fonctionnement du système des cryptomonnaies, les perspectives qu’il propose en termes économiques et financiers, ainsi que son support idéologique.
La valeur d’un actif spéculatif.
Le développement du phénomène cryptomonnaies a été spectaculaire ces dernières années, jusqu’à un effondrement tout aussi spectaculaire en novembre 2021, et un nouveau fin 2022. Devant la fin d’une période de croissance intense, l’inquiétude règne au sein de ce qui est devenu un véritable secteur économique, et de ses investisseurs. Si les caractéristiques techniques ne seront pas centrales ici, un rappel général reste nécessaire.
Les cryptomonnaies sont basées sur le système dit de la « blockchain », qui consiste grossièrement en une liste d’opérations partagée entre divers utilisateurs par Internet. Ces opérations, principalement des transactions, sont liées les unes aux autres via un cryptage. En dehors de la création de crédit et l’ajout de transactions, opérations vérifiées par les utilisateurs du réseau puis ajoutée à un nouveau « bloc » de la chaîne, la liste ne peut être modifiée. Chacun des participants en possède en effet une copie, ce qui rend théoriquement toute « triche » quasi-impossible, car impliquant de prendre le contrôle des ordinateurs de la majorité des participants pour trafiquer une majorité de versions de la chaîne simultanément. Le cryptage et décryptage constant de données sécurise la blockchain en rendant sa modification difficile, d’importantes ressources de calcul sont donc nécessaires à son fonctionnement. Elle comporte donc un système de rémunération pour ceux qui prêtent leurs ressources (c’est à dire en faisant travailler leurs ordinateurs à fournir la puissance de calcul nécessaire à son fonctionnement) : les cryptomonnaies. Chaque participant voit inscrit dans la blockchain un crédit correspondant à sa participation à celle-ci (estimée selon diverses modalités). Ce crédit peut ensuite être versé à un tiers, opération qui sera vérifiée par les participants et inscrite elle aussi sur la blockchain.
Ce système de possession et d’échange de crédit fonctionne d’une manière qui se veut opposée au principe bancaire classique, dans lequel on possède ce qui est inscrit sur notre compte dans le registre d’un agent institutionnel et de confiance (une banque ou un fonds d’investissement). Dans le cadre des cryptomonnaies, ce qu’on possède est inscrit sur la blockchain, donc sur l’ordinateur de chacun des participants. Le système est donc décentralisé, et ne repose plus sur la confiance en un acteur institutionnel, mais sur l’ensemble d’un réseau. C’est toute la revendication des adeptes des cryptomonnaies : contourner les acteurs institutionnels, via des monnaies basées sur ce type de protocole de mise en relation des utilisateurs permettant de diluer la confiance sur l’ensemble d’entre eux. Cette rémunération, les « jetons » virtuels inscrits sur la blockchain et échangeables entre les participants, est interne à celle-ci. Tout l’enjeu du secteur est donc de développer la valeur marchande de ce crédit virtuel.
En cela les cryptomonnaies fonctionnent plus comme des actifs, comme une marchandise, que comme une monnaie. D’où le terme de « crypto-actifs », employé notamment par Bruno Le Maire. L’investissement de ressources colossales, posant par ailleurs un grave problème écologique, permet de produire un crédit sur une blockchain, qui peut ensuite être vendu. La singularité de ce phénomène est dans le fait que ce crédit, un actif immatériel, sans aucune utilité a priori, puisse comporter de la valeur. Le fondement des théories économiques de la valeur, qu’elles soient d’obédience classique (/marxiste) ou néoclassique, est pourtant, selon des modalités différentes, l’utilité et la rareté des biens1. Sans cela, pas de valeur. Une cryptomonnaie n’a par définition pas d’utilité, elle n’est qu’un indicateur virtuel abstrait. Sa valeur ne peut donc se fonder que sur la rareté, la limitation.
C’est une révolution dans le cadre numérique, et en cela la blockchain est une véritable innovation. Par définition, les biens et indicateurs numériques ne sont justement pas concernés par la rareté. Une information, une image, un film, un logiciel, un jeu vidéo, peuvent être reproduits à l’infini et partagés quasiment gratuitement. Dans le contexte numérique, la notion de valeur de ces biens devient donc assez… floue. Cette dissociation entre les biens et leur valeur singulière se traduit par exemple par l’émergence de systèmes d’abonnements pour accéder à une consommation à volonté en streaming. Le crédit numérique d’un compte bancaire classique lui ne repose pas non plus sur une limitation réelle, mais sur la rigueur de la banque et du système monétaire, rigueur nécessaire à leur positionnement comme acteurs de confiance. La révolution permise par la technologie de la blockchain consiste à recréer de la rareté dans un contexte virtuel, ce qui permet d’y redonner sens à un principe de propriété et de valeur traditionnels, et dans le cadre financier oblige à fonder le crédit d’un porte-feuille de cryptomonnaies sur des fonds réels et vérifiables par tous. Cette rareté est permise par le protocole de la blockchain, qui garantit l’existence d’une quantité limitée de cryptomonnaie, échangeable et attribuée à des utilisateurs singuliers sur cette fameuse « liste » d’opérations qu’elle constitue et dont chaque utilisateur possède un exemplaire.
Il est intéressant de remarquer que c’est la preuve de calcul, donc la preuve d’un travail d’ordinateurs, qui vient structurer la valeur des jetons en premier lieu (par un système complexe permettant de reconnaître cette « proof of work »). Ce travail d’ordinateurs permet d’établir un coût de production (matériel informatique + électricité) des actifs, ce qui amorce l’existence de valeur dans ce nouveau « matériau », rare bien qu’immatériel. L’existence de cette valeur marchande, garantie par l’existence d’une quantité limitée de monnaie, devrait ensuite permettre à ce crédit de servir de monnaie d’échange non pas selon un taux potentiellement contrôlable par des institutions politiques, mais bien par sa valeur purement marchande en tant qu’actif. Le parallèle avec l’or est ainsi régulièrement évoqué par les promoteurs des cryptomonnaies, que l’on retrouve même dans l’expression « miner » qui décrit la production des actifs .
Ce parallèle ne paraît pas absurde à première vue, car même si la valeur de base du Bitcoin ou de l’or peut trouver son point de départ dans la difficulté de leur processus de production concret, elle en est dans les fait si autonome, ainsi que de toute satisfaction d’un besoin humain, que seul le rapport rareté/demande, donc le marché, finit par être véritablement significatif dans ce qui la détermine. Ce sont des biens spéculatifs. Mais les cryptomonnaies vont encore plus loin dans ce caractère spéculatif, car elles restent des biens immatériels. La valeur des objets traditionnels se réfère toujours dans une certaine mesure à leur matérialité, à l’utilité de l’objet ou de ses matériaux constitutifs. Si le conseil avisé typique de l’investisseur en herbe est de mettre son argent « dans la pierre », c’est parce que ce n’est pas un pari spéculatif risqué que d’envisager que les humains auront toujours besoin d’un toit. Cependant la dimension précieuse de certains objets ou matériaux rares fait fonctionner leur valeur différemment, comme une charge symbolique construite à partir du désir des personnes. Ce désir, quelle qu’en soit finalement la raison, se pose sur des objets en dépit de leur utilité concrète, pour ensuite se cristalliser dans le temps, devenir un fait social, qui se manifeste par la valeur. Ainsi l’or non seulement brille, est un beau matériau, mais il a surtout une histoire de monnaie d’échange et de valeur refuge qui en fait un matériau de confiance. Le désir de possession s’est structuré en fait social. En comparaison, les cryptomonnaies font pâle figure. Leur courte histoire est déjà sulfureuse : ce secteur économique a pour réputation d’être un royaume de l’arnaque et une bulle spéculative particulièrement imprévisible. À raison. Il sera difficile de se démarquer de cette réputation.
Le ver est donc dans le fruit, quand bien même la technologie serait digne d’intérêt. Mais celle-ci est surtout très précaire. Le jour où Internet est coupé, les actifs disparaissent. Le jour où un gros acteur de ce secteur ultra centralisé est compromis, le marché s’effondre. Les crypto-actifs étant immatériels et inutiles, leur valeur ne repose jamais sur l’objet en tant que tel, mais sur la confiance portée collectivement en un protocole, une communauté, le secteur économique dans son ensemble, etc, et le désir qu’ont des individus d’y participer. Ainsi, si leur valeur comme actifs en tant que tels est douteuse, et matériellement le parallèle avec l’or n’est pas justifiable, celle-ci est tout de même en mesure de s’auto-alimenter, car plus elle est élevée, plus le système financier sur lequel elle repose apparaît puissant et crédible.
Une innovation en quête de perspectives.
Pour l’instant les rares usages des cryptomonnaies, Bitcoin en tête, relèvent de contextes très singuliers. Il peut effectivement faire office de monnaie d’échange, mais de manière généralement très artificielle. Cela n’en fait pas une monnaie, et les acteurs qui se prêtent à ce jeu ne peuvent le faire qu’à la marge, la volatilité de leur valeur rendant de toute façon impossible son utilisation à une échelle significative. Les acteurs du secteurs, qu’ils soient petits ou gros relèvent donc surtout de la figure de l’investisseur cherchant à maximiser un capital spéculatif, non de celle de participants à un système économique autonome.
Il est vital pour ces acteurs que les qualités intrinsèques du secteur apparaissent comme suffisantes pour légitimer une généralisation de son utilisation monétaire, car c’est là-dessus que repose la valeur de leurs actifs. On trouve ainsi de nombreux discours, reposant principalement sur les opportunités techniques de la blockchain afin de légitimer les cryptomonnaies. Ces discours complexes perdent généralement assez vite la majorité de leur auditoire, alors que les opportunités permises par la blockchain pourraient être résumées assez rapidement : elle permet de faire des choses que l’on sait déjà faire, de manière moins efficace et en consommant bien plus de ressources. La blockchain ne permet jamais véritablement de posséder un objet comme certains le prétendent, elle ne fait jamais qu’office de cadastre indépendant dont les entrées doivent passer par… un intermédiaire de confiance pour être reconnues comme légitime dans le monde réel (c’est l’exemple des NFT). Son seul intérêt est donc de proposer une gestion de données décentralisée, permettant la fonction de registre indépendant. Mais si sur le papier on ne peut qu’admettre qu’un réseau décentralisé apparaisse plus sûr, il n’en est rien, et cette décentralisation théorique témoigne d’une conception faussée de la manière dont se forment les rapports hiérarchiques. Les agents des systèmes à blockchain ne sont jamais sur un pied d’égalité, certains d’entre eux ont un ascendant qui leur permet une grande influence sur les autres : ceux qui ont écrit le protocole, ceux qui dirigent des instances facilitant l’accès à la blockchain (comme les applications), ceux qui dirigent des entreprises financières, ou tout acteur qui serait célèbre pour une autre raison (on peut penser à Elon Musk qui se sert de sa notoriété pour manipuler le cours du Bitcoin). À cette inégalité « politique » s’ajoute une inégalité que l’on pourrait qualifier d’« économique », due au fait que la blockchain n’est pas contrôlée par l’ensemble de ses participants horizontalement, mais par rapport à la puissance de calcul. Si l’on maîtrise 51 % de la puissance de calcul faisant tourner la blockchain, on peut en faire littéralement ce qu’on veut. S’il est difficile d’envisager qu’une seule entité puisse contrôler l’ensemble d’un si large réseau, c’est oublier que les réseaux de cryptomonnaie sont généralement gérés par assez peu d’acteurs très puissants, qui pourraient facilement s’organiser entre eux pour contrôler la blockchain. Cette éventualité grève la perspective d’un réseau que le caractère décentralisé rendrait incorruptible, même si elle n’est en réalité même pas nécessaire, ces acteurs puissants ayant déjà un contrôle avancé sur le marché, au vu de la centralité de la répartition des cryptomonnaies. Cette répartition forme la dernière inégalité, que l’on peut qualifier de « financière » et qui apparaît naturellement dans un écosystème économique dérégulé, en particulier s’il est une jeune niche comme l’est ce secteur.
La confiance dans ce système, que l’on n’accorde pas à un acteur institutionnel centralisé, on l’accorde à un réseau où le pouvoir se concentre entre quelques gros acteurs (qualifiés de « baleines »), sous une apparence de décentralisation. Il faut bien comprendre que quelle que soit la situation, le pouvoir monétaire n’est jamais totalement centralisé, ni totalement horizontal, il se répartit de manière complexe, selon les règles dans lesquelles il évolue. Si les acteurs institutionnels traditionnels (comme les banques) sont des entreprises dont l’objectif est le profit, elles répondent encore dans une certaine mesure à un contrôle politique démocratique (de manière généralement bien insuffisante). Les banques centrales quant à elles sont l’émanation d’institutions politiques, et leurs outils permettent d’agir sur l’économie par le biais monétaire, par exemple en créant de la monnaie. Y accorder sa confiance n’est pas plus absurde que de l’accorder à un réseau dérégulé où règne la loi économique du plus fort et sur lequel chacun cherche à maximiser son intérêt personnel, quelle qu’en soit la manière. Le protocole selon lequel règne cette loi du plus fort n’est donc pas, contrairement à ce qui est parfois revendiqué, neutre politiquement. Il est à l’avantage des plus fortunés, comme l’est tout espace financier libre sans contre-pouvoir politique. L’idée à la source du projet des cryptomonnaies, de sortir la monnaie du contrôle politique, est donc déjà une émanation profondément idéologique.
C’est une idée par ailleurs particulièrement archaïque, et qui renvoie (explicitement) à une époque où la valeur de la monnaie était basée sur celle de l’or, et où elle était donc intangible, ou du moins reposait sur un marché stable et non sur des instances politiques. Or ça a été changé, et pour une bonne raison : permettre un contrôle politique sur la monnaie. Et pas n’importe quand, à partir de la crise de 1929. Pourquoi reviendrait-on à une monnaie que l’on ne pourrait pas contrôler politiquement, en particulier ici une dont la stabilité repose sur la confiance en un protocole laissant s’épanouir sans filtre le pouvoir des plus puissants ? Certes, parfois (souvent) le contrôle politique sur la monnaie est utilisé à des fins de protection du patrimoine des plus aisés. Mais la seule garantie que l’on aurait avec la généralisation des cryptomonnaies, c’est que ce soit systématiquement le cas.
Certains s’imaginent que lorsque le système sera plus répandu, la transition vers une utilisation monétaire des actifs se ferait naturellement. Pourtant, si l’adoption naturelle d’une monnaie pourrait arriver par dérivation d’une marchandise, qui se serait faite monnaie d’échange par la pratique (comme l’or)2, il est difficile de voir ce schéma s’appliquer aux cryptomonnaies, sans stabilité et fiabilité de leur écosystème. Aujourd’hui la monnaie ne fonctionne pas ainsi : elle est proposée par une institution politique sur laquelle s’adosse la confiance nécessaire à son adoption, et donc sa valeur.
Or on l’a vu, la valeur des cryptomonnaies ne repose ni sur des éléments d’utilité concrets, ni sur une qualité matérielle tangible, mais en la confiance en des procédés techniques en réalité précaires, et vulnérables à un grand nombre de facteurs de perturbation. Le secteur est donc condamné à rester ce qu’il est devenu : un secteur économique exclusivement spéculatif. Certains acteurs des cryptomonnaies, peut-être un peu plus fins que les autres, misent justement sur l’inscription dans un cadre législatif, voire l’adoption par des institutions politiques, pour légitimer leur secteur. Mais cette adoption, loin de changer la nature du phénomène, n’aurait comme finalité que l’affaiblissement du pouvoir politique sur la monnaie et la mise en vulnérabilité du cadre institutionnel face au cours du marché. C’est exactement l’expérience en cours au Salvador, qui a adopté le Bitcoin comme monnaie officielle et où l’argent public a servi à investir dans la cryptomonnaie.
Une émanation culturelle et idéologique d’Internet.
Les cryptomonnaies sont apparues avec le développement du Bitcoin, à la suite de la crise économique de 2007-2008, notamment provoquée par la spéculation financière. On peut se demander comment la création de l’actif spéculatif ultime a pu sembler une bonne idée à certains en réponse à cette crise. C’est parce qu’au cœur de ce phénomène, il y a une question idéologique. Pour les créateurs du Bitcoin la crise n’est pas due à un système financier dérégulé et spéculatif, mais à la malveillance d’agents institutionnels. Les banques et les institutions financières, corrompues, ont biaisé le cours économique naturel, et ont été soutenues par des États, également corrompus, avec l’argent des contribuables. D’où le projet de créer un système financier autonome, infalsifiable, rendant la manipulation monétaire impossible, au profit du peuple contre les États.
On a pourtant vu à quoi on pouvait s’en tenir du caractère « populaire » de ce pouvoir sur la monnaie. La question qui apparaît centrale, finalement, est celle-ci : faisons nous plus confiance à la banque centrale et ses économistes, à Christine Lagarde et Mario Draghi, ou à un système contrôlé par les « baleines », royaume des arnaques, principalement utilisé à des fins spéculatives, mais dont le protocole garantit que la rigueur monétaire y soit fondamentale ? L’enjeu est là. Car la réponse est évidente pour qui aurait placé le rejet des institutions officielles au cœur de sa compréhension du monde. Cette question de la confiance explique donc que la culture des cryptomonnaies repose sur un imaginaire profondément conspirationniste, pour lequel tout pouvoir financier officiel serait corrompu, ses actions nécessairement malhonnêtes, et qui préfère donc s’imaginer qu’il y ait plus à attendre d’une sphère financière dérégulée et de milliardaires étonnamment philanthropes que d’institutions politiques.
Le phénomène des cryptomonnaies montre également en quoi cette pensée conspirationniste est compatible et intriquée avec une idéologie libertarienne. Les libertariens ont une vision absolutiste de la liberté économique, liberté qui implique la rigueur absolue des règles financières. Toute intervention politique dans l’économie est considérée comme un biais injuste, et toute politique monétaire comme le comble de l’absurdité. Si ces pensées se construisent sur des fondements assez différents, elles se rejoignent aujourd’hui, en particulier sur Internet, dans leur finalité : le rejet des institutions politiques, considérée par les conspirationnistes comme corrompues, et par les libertariens comme injustes et délétères. Cela aboutit en pratique à des projets de dérégulation tous azimuts, dont la finalité est aisément perceptible : la loi du plus riche. Le projet cryptomonnaies, s’il devenait hégémonique, permettrait ainsi d’ôter toute possibilité d’action financière aux institutions politiques, ce qui se ferait nécessairement à l’avantage de puissances économiques privées.
Il est cohérent qu’un projet monétaire alternatif issu d’Internet repose sur de tels fondements idéologiques. La pensée libertarienne se trouve dans une situation de quasi-hégémonie culturelle sur le réseau, en tout cas dans les franges militantes qui en sont issues. Les communautés de « hackers », les partis politiques dits « pirates », mais également les communautés des logiciels libres, si elles se démarquent les unes des autres et comportent leurs singularités propres, partagent généralement un fondement idéologique centré sur une conception maximaliste de la liberté et de l’autonomie individuelle. Il s’agit de défendre la liberté sur le réseau, de s’affranchir de l’autorité des États, par exemple par le développement de réseaux cryptés, quand bien même ils serviraient de facilitateurs à des entreprises criminelles (on peut notamment penser au réseau Tor). L’autonomie individuelle se traduit également par l’importance de la maîtrise des outils numériques, permettant à l’individu de pouvoir utiliser le réseau sans en passer par une médiation institutionnelle. Le développement d’une telle culture de la dérégulation sur un réseau tel qu’Internet n’est pas surprenant, car ce qu’elle propose semble a priori la manière la plus saine d’envisager un réseau virtuel de partage de connaissances. Cependant, Internet n’est pas une sphère autonome ni indépendante, elle est en constante relation avec la société matérielle et est le lieu d’enjeux économiques et politiques considérables. Ces logiques de dérégulation et de liberté individuelle maximale laissent en réalité le réseau particulièrement vulnérable à l’appropriation et au contrôle par des puissances quelles qu’elles soient. Si ces revendications de dérégulation maximale ont pu trouver leur sens dans les premières années d’Internet, elles ont vite trouvé leur limites face à l’importation sur le réseau de logiques de pouvoir économique à laquelle on a pu assister depuis maintenant un certain temps. Dans ce cadre, l’innovation des cryptomonnaies comme création de rareté et de propriété dans le cadre numérique sont un clou de plus dans le cercueil de celui-ci comme espace libre de partage illimité de connaissances et de biens culturels.
Il ne faut pas pour autant considérer les investisseurs comme des idéologues. Leur motivation principale reste l’opportunisme financier. Il faut donc bien distinguer deux facteurs entraînant la valorisation des cryptomonnaies : l’intérêt pour le projet d’une monnaie immatérielle, qui repose sur des considérations idéologiques ; et le facteur spéculatif basé sur l’anticipation de mouvements financiers profitables. Si le premier facteur n’est pas tenable, on l’a vu, il sert en revanche d’étendard, et permet de faire des fonctionnalités techniques de la blockchain, présentée comme une révolution sous le prisme idéologique que l’on a vu, le support de la valeur des cryptomonnaies comme opportunité d’investissement. Il est peu probable que les acteurs professionnels des cryptomonnaies croient en un avenir radieux pour le secteur, mais ils n’en sont pas moins à la tête de fortunes virtuelles, qui ont un pressant besoin d’être converties en un patrimoine concret. Il est donc vital pour eux de construire et d’appuyer des discours afin de promouvoir leur secteur et de susciter cette foi, qui peut paraître absurde, mais qui est bien observable chez certains investisseurs persuadés de participer à la technologie monétaire du futur. Cette foi conduit à envisager la domination des cryptomonnaies comme inéluctable. Pour les adeptes investir n’est donc plus un risque, c’est le seul choix rationnel. Conserver ses actifs en dépit d’une conjoncture catastrophique également. Le Bitcoin a même été présenté comme une potentielle « valeur refuge » face à l’instabilité économique mondiale (ce qui paraît aujourd’hui d’une naïveté retentissante, mais ça ne coûtait rien de le dire). Ainsi, même quand le cours s’effondre, cette croyance permet aux acteurs du secteur de conserver une sorte de noyau de partisans évitant à sa crédibilité d’être anéantie au moindre crash. Alors que le marché est de toute façon biaisé par l’extrême centralité de la répartition du Bitcoin, l’empêchant de totalement s’effondrer, c’est bien un mythe qui forme la base sur laquelle ces actifs prennent de la valeur. Sans ce volet idéologique, sur lequel repose la croyance dans le fait que l’usage monétaire des crypto-actifs soit incontournable dans le futur, leur valeur serait encore plus instable, et la richesse des gros acteurs encore plus virtuelle.
Pourtant, en bientôt 15 ans d’existence, aucune réelle utilité n’a été trouvée à cette innovation. Le secteur des cryptomonnaies est donc loin de voir changer sa nature : celle d’une enclave économique aux dérives omniprésentes, fonctionnant selon des principes libéraux radicaux. Cette enclave est portée par des acteurs dont le profit dépend directement de la promotion qu’ils parviennent à en faire, par l’utilisation des arguments idéologiques douteux que l’on a vu ici, mêlant les poncifs conspirationnistes et libertariens. Cela devrait toujours questionner sur la validité de leur discours. Car la valeur des crypto-actifs ne repose jamais que sur une seule chose : la croyance. Il ne tient donc qu’à nous de collectivement et politiquement rejeter ce secteur comme ce qu’il est réellement : une aberration économique, au bilan écologique catastrophique.
1Certes les théories économiques classiques font correspondre la valeur au travail, mais cette valeur-travail a pour support l’utilité. Pour ces théories, un bien inutile n’a pas de valeur.
2Cette hypothèse, qui fonde une partie significative de l’économie moderne, est discutée par ailleurs.