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Billet de blog 27 septembre 2022

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Encore du travail ?

La centralité du travail dans un projet de gauche semble, pour certains, acquise. Pourtant, une telle proximité de valeurs avec une idéologie conservatrice du travail doit être questionnée.

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La place du travail à gauche n’en finit plus de faire couler de l’encre. À raison. Il semble pourtant que pour beaucoup de ceux qui y prennent part, ce débat ne devrait pas en être un. Il en est ainsi de cette tribune publiée dans le monde le 24 septembre dernier, qui se félicite du retour sur le premier plan de la notion de travail, tout en critiquant l’existence de ce débat. Cette incohérence n’en est pas une, c’est une manifestation du dogmatisme sur cette question d’une partie de la gauche, dont la domination empêche la remise en question. Ce dogmatisme sera notre point de départ. Cette tribune étant significativement plus fournie que celle d’Antoine Prost abordée la semaine dernière, il sera intéressant d’étudier les arguments, les éléments historiques ou philosophiques qui y sont mobilisés.

L’élément premier qui fonde ce dogmatisme est l’« évidence » rappelée en début de tribune : « il n’y a pas de société sans travail. (…) [Le travail] est la seule source de richesse pour la communauté. » On peut souligner ici la subtilité d’un discours qui au moins nous épargne une lecture du travail comme « nature de l’homme ». On n’en est cependant pas si loin, si le travail est envisagé socialement, c’est comme l’origine de la richesse sociale et une nécessité existentielle pour la société. Cette approche est problématique pour deux raisons :

- La richesse n’a pas que pour origine le travail. La nature est source de richesse, la technique est source de richesse, l’exploitation animale (parlerait-on de travail?) est source de richesse. Le travail n’est pas la seule origine possible à la richesse, et le penser le pose dans une position bien plus centrale que celle qu’il a réellement. Le travail (dans la théorie économique traditionnelle, dominante à gauche) est source de valeur. La valeur est l’estimation sociale des choses, elle est à la base de notre organisation économique, et n’est aucunement superposable à la notion de richesse. Ce n’est pas une mince distinction, c’est ce qui fait que l’air par exemple n’a pas de valeur1.

- La confusion de ces notions entraîne la négligence de la dimension sociale essentielle du travail. Car confondre valeur et richesse conduit à superposer la notion de travail à toutes les activités productrices en général. Or si l’on veut réellement parler du sujet politique posé ici, on doit circonscrire le travail à ce qu’il est pour le sujet législatif. À savoir l’activité productive, mais qui est encadrée, reconnue socialement, rémunérée, etc. La valeur n’existe que comme référence à ce travail, alors que la richesse existe quelle que soit son origine, selon d’autres critères. Il y a donc d’emblée une grande confusion dans cette tribune : le travail au sens large d’activité productrice de richesse est présenté comme une nécessité sociale absolue, cependant ce n’est pas de lui que l’on parlera, mais bien de sa dimension proprement sociale (ici réduite un peu abusivement au salariat), celle qui produit la valeur. Cette confusion permet d’injustement renforcer la légitimité du travail sous sa forme sociale, en essentialisant cette forme, et empêche de véritablement la questionner.

On envisage pourtant bien une dimension spécifique du travail dans la tribune : le salariat. Et ce afin de proposer un discours classique sur l’exploitation que subiraient les travailleurs. Certes, pourtant dès qu’il s’agit d’en venir aux propositions, le terme de travail est repris. Mais là où on nous propose de « réhabiliter le travail », devrait-on comprendre : « réhabiliter le salariat » ? C’est moins vendeur comme projet d’émancipation. Cela semble pourtant être l’horizon politique d’une partie de la gauche. Le travail en général comme nécessité sociale permet donc de proposer des discours qui concernent finalement le travail exploité, et le valorisent sans chercher d’alternative. Il n’est donc pas clair si l’on parle du travail en général, du travail salarié, et les auteurs de la tribune passent constamment de l’un à l’autre selon ce qu’ils cherchent à démontrer. D’où un attachement irrationnel au travail salarié qui se fonde sur le postulat de la nécessité du travail au sens large (que personne ne remet en question si l’on parle du travail comme « activité humaine productive », or ce n’est pas ça le sujet).

Ce premier postulat dogmatique est rejoint par d’autres. Le plus saillant concernant les « aspirations de nos concitoyens » à une société du travail. Cette affirmation n’est pas démontrée mais, envisageons qu’en effet la valeur du travail soit majoritaire dans la société (ce qui est loin d’être si évident). Le rôle de personnalités politiques de gauche n’est pas (ou ne devrait pas être) de brosser dans le sens du poil des aspirations envisagées comme populaires (en particulier lorsqu’elles sont à ce point marquées à droite), sauf à se complaire dans la tentation populiste médiocre qui caractérise les déclarations de Fabien Roussel. Celles-ci doivent être dénoncée pour ce qu’elles sont : des saillies populistes ; et non saluées par des « intellectuels » de gauche.

La démonstration de ces intellectuels s’ouvre, une fois n’est pas coutume, sur Marx. Je veux premièrement souligner que qualifier Marx comme « théoricien de la valeur travail » est aussi pertinent que de qualifier Hitler comme « peintre », et montre d’emblée que la lecture sera pour le moins incomplète. On l’abandonne heureusement assez vite, pour passer à l’utopie socialiste fondée sur le travail issue de Marx. Ce qui est intéressant, mais envisager sa traduction concrète la plus aboutie, l’URSS le serait d’autant plus. En voilà pourtant une belle société du travail. On ne sait si les auteurs de la tribune regrettent ou non cette utopie, car ils embrayent directement sur la structuration de la société autour du salariat. On suppose que c’est là le modèle défendu dans la tribune, car l’ubérisation est envisagée comme faisant « replong[er] le travailleur dans la même logique d’aliénation ». C’est un point problématique majeur dans la gauche social-démocrate : le salariat est un compromis historique, mais ce n’est pas un facteur d’émancipation. Or, et c’est le cas dans la tribune, cette gauche semble estimer que le travail salarié, pour peu qu’il soit associé à une protection sociale et de bonnes conditions de vie, suffise pour n’être pas aliénant. Quelle ambition ! Le salariat, c’est l’incorporation du travailleur sur le plus clair de son temps actif à un projet qui n’est pas le sien, dont il n’a pas la maîtrise des finalités, des conditions, ni des externalités. Que cette cage soit dorée (et c’est loin d’être le cas) ne suffit pas à l’envisager comme n’étant pas une aliénation. Il semble bien que ce doive pourtant être notre horizon à gauche, car même si on peut lire la volonté des auteurs de la tribune de « sortir le travail de l’exploitation », on lit plus loin la proposition d’un « accompagnement vers l’emploi de qualité ». Il ne s’agit donc pas de repenser le travail, ou si ça l’est il manque un paragraphe. On dénie même au travail tout effet négatif sur le travailleur : « C’est le capitalisme qui jette les travailleurs usés, qui délocalise et qui pousse les cœurs vaillants au burn-out. » Revenons, s’il vous plaît, dans le monde réel. Le capital exploite les gens par quel moyen ?

Si le projet défendu dans la tribune est si flou, cela n’empêche pas ses auteurs de produire une ardente critique des projet « de droite » de « réduire le coût » du travail. Pourtant ils se gardent bien de proposer l’inverse, voire même de proposer quoi que ce soit de concret, sinon la même chose que le gouvernement Macron (verser des revenus complémentaires, pousser les gens au travail, a-t-on encore besoin de gauche finalement ?). La seule « proposition » qui s’en distingue c’est « défendre les droits et la dignité de l’ensemble de la classe des travailleurs ». C’est sacrément vague, et encore une fois « défendre les droits » (des salariés) ce n’est pas un horizon politique, c’est le maintien du statu quo.

C’est ça le plus frappant dans cette gauche, l’absence totale d’imaginaire politique, en raison d’une pensée aujourd’hui complètement sclérosée. C’est grave, car la place du travail dans la société y prend une place totalisante et dogmatique, sur la référence d’un corpus intellectuel marxiste mal compris et mal mobilisé. Personne ne vous demande de vous référer à Marx, c’est compliqué, pas toujours cohérent, difficile à distinguer de ses interprétations historiques. Rien ne vous y oblige donc arrêtez s’il vous plaît. Le plus choquant repose dans la définition proposée de la « classe des travailleurs ». Elle a le mérite d’être facile à comprendre : tout le monde est un travailleur, soit en acte, soit en puissance. Cette vision est d’une grande naïveté, et repose sur la croyance explicitement formulée : « nous pensons que chacun a la capacité de contribuer à sa mesure au bien commun ». Cette posture est non seulement stupide et dogmatique, elle est également d’une grande violence. Tout est dans le « à sa mesure ». Une société du travail est une société qui relègue ceux qui ne peuvent s’y conformer, car il n’est pas difficile de concevoir (on le voit aujourd’hui) que chacun contribuant « à sa mesure », une opposition entre méritants et moins méritants ne peut qu’émerger et se traduire par une relégation sociale « à la mesure » du travail de chacun. Il est de beau jeu d’écrire des travailleurs qu’il est « vain de les opposer » quand la logique que l’on décrit ne peut qu’y amener.

On peine également à voir comment « admettre que les chômeurs, les étudiants et les retraités appartiennent à la grande classe des travailleurs implique qu’on réhabilite le travail ». Ce qui me semble évident, c’est plutôt qu’admettre cela justifie que la vie des personnes sans travail soient quand même déterminées par celui-ci. Ainsi que les chômeurs soient contraints à organiser leur quotidien par rapport à la recherche de travail, que les universités soient mises sous la coupe des entreprises, bien plus à même de définir les besoins en terme de travail, et que le traitement des retraités soit distingué selon leur travail passé.

Ce n’est pas une approche émancipatrice, c’est un programme de droite, qui découle logiquement des éléments et des notions mobilisées dans cette tribune. La « valeur travail » ne peut produire qu’une société contributiviste, méritocratique, donc inégalitaire. Car faut-il rappeler que nous ne sommes pas égaux face au travail ? Certains ont la chance d’avoir accès à un travail de qualité, d’autres non. Mettre ainsi le travail au centre de la société néglige toute autre manière de créer du lien social. Quid de la culture, de la vie de quartier, de l’harmonie avec la nature ? L’objectif de cette gauche n’est pas de vivre mieux, c’est d’atteindre le plein emploi. On ne sait d’ailleurs pas vraiment comment. Or si on a le même objectif, les mêmes valeurs, le même système idéologique que la droite, il est normal que dans le même contexte on utilise les mêmes méthodes. Cette tribune souligne bien « le nombre de besoins sociaux insatisfaits » auxquels le travail devrait pouvoir répondre. Mais avez vous oublié que nous vivons sous le capitalisme, et que c’est le capital qui détermine les besoins sociaux qui valent la peine d’être satisfaits ? Pensez vous que ces besoins soient compatibles avec la forme salariat ? Vous reprenez l’imaginaire hégémonique bourgeois du travail en tentant d’y incorporer de bons sentiments. Cela ne suffit pas, sortez des postures dogmatiques et proposez autre chose.

J’ajouterai enfin que la position de surplomb prise par une partie des acteurs de gauche sur ce sujet est passablement insupportable. Qu’il est confortable d’encenser le travail quand on est un universitaire ou un responsable politique. Qu’il est doux de conforter l’attachement populaire (supposé) de ces bons pauvres envers le moyen de leur exploitation. L'intérêt de la promotion d'une « valeur travail » est clair pour la bourgeoisie. Vous vous revendiquez de gauche ? Faites mieux.

1C’est pourtant une richesse incommensurable, bien mise en évidence dans les situations où elle vient à manquer.

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