
Face à des éditeurs multimilliardaires en situation de monopole sur le marché de la publication scientifique, les projets d’archives ouvertes, nouveau fleuron de la collaboration entre chercheurs, se multiplient sur le vieux continent. Si le but premier est de réaliser des économies, ce mouvement se fond dans une récente dynamique mondiale de libre-accès à la connaissance et offre de nouvelles perspectives à la recherche.
Un monopole intenable
Elsevier, Springer Science, John Wiley & Sons… ces noms ne vous rappellent rien ? Si vous n’êtes pas chercheur, alors c’est tout à fait normal. Et pourtant, ces mastodontes de l’édition scientifique engrangent chaque année plusieurs milliards de dollars de bénéfices, avec une marge nette avoisinant les 40%. Du jamais vu. Même la célèbre entreprise à la pomme, régulièrement citée en modèle avec ses 25% de marge bénéficiaire nette, ne réalise pas un aussi bon ratio. Profitant d’une communauté scientifique en mal de renouvellement, qui juge ses chercheurs uniquement sur le nombre d’articles publiés au sein de leurs propres revues, ces multinationales possèdent là une véritable poule aux œufs d’or.
Alors, à qui jeter l’opprobre ? Aux chercheurs, qui réclament à leur employeur de payer des sommes pharaoniques pour assurer leur visibilité à l‘international, quitte à alimenter ce système ? Ou à ces magnats de la publication, et leur fâcheuse tendance à monétiser à outrance les outils de la collaboration scientifique ? Considérant le rapport de force écrasant de l’un sur l’autre, c’est bien le deuxième acteur qui semble l’emporter. Rien en effet ne justifie de tels coûts pour le chercheur : avec la numérisation des supports, les coûts de production ont drastiquement chuté. Le « peer reviewing » (comprendre « évaluation critique par des pairs ») d’un article s’effectue pour des sommes tout à fait modiques, quand il n’est pas réalisé de manière bénévole. Alors pourquoi ce secteur continue-t-il de subir une inflation à deux chiffres ?
Le directeur du Réseau des bibliothèques de l’Université de Liège, Paul Thirion, s’insurge : « Avec le prix de l’augmentation annuelle imposée par les éditeurs, ce sont trois postes de chercheurs perdus chaque année. […] Les publications coûtent 2,2 millions d’euros par an à l’Université, l’équivalent d’une Porsche tous les dix jours. L’information scientifique est-elle devenue un luxe ? »
Un besoin économique mais également scientifique
Les universités subissent actuellement un véritable fléau, souvent qualifié de « double peine ». À la publication d’abord. L’institution doit verser un montant forfaitaire pour chaque article publié par l’un de ses chercheurs dans une revue. Une seconde somme est déboursée afin de rendre les articles publiés accessibles à la communauté scientifique qu’héberge l’université, via un système d’abonnement. Mais alors, comment briser ce monopole et contrer le phénomène ?
Tout d’abord, il faut remonter à 1991, où appliquant les préceptes du libre-accès aux différentes formes de savoir – l’« open access » – des scientifiques européens élaborent le premier projet dématérialisé d’archives ouvertes, intitulé arXiv. Cette plateforme collaborative, s’adressant à des mathématiciens et physiciens souhaitant partager le fruit de leurs recherches à l’ensemble de la communauté scientifique, leur permet de déposer le texte intégral de leurs publications sous forme électronique. Elle recense aujourd’hui pas moins d’un million d’articles accessibles de manière totalement libre et gratuite.
A l’instar de ces archives ouvertes thématiques, il en existe d’autres, nationales (HAL en France) ou institutionnelles. Ces dernières sont en règle générale rattachées à une université et s’inscrivent dans une démarche plus locale. Mais elles répondent également à d’autres enjeux : le besoin de centraliser le savoir produit à l’échelle d’une institution, ainsi que de son archivage à très long terme, c’est-à-dire plus de vingt ans (on parle d’archivage pérenne). Ainsi, il est plus facile de savoir ce que produit réellement une université, et celle-ci pourra utiliser ces données pour accroître son rayonnement à l’international.
Une « cause à défendre »
La majorité de la communauté scientifique est cependant d’accord sur un point : il est impensable aujourd’hui de croire à la chute unilatérale et immédiate de toute l’industrie de la publication scientifique. A propos d’Orbi, les archives ouvertes de l’Université de Liège, l’ex-recteur Bernard Rentier – qui a suivi toute la mise en place de cette initiative de 2005 concrétisée en 2008 – concède : « Il est vrai qu’aujourd’hui nous dépensons toujours autant, voire plus, dans l’achat de périodiques. Mais à terme, si toutes les universités s’y mettent sérieusement, le pouvoir d’influence des revues diminuera sensiblement ».
Mais il veut voir plus loin, et n’hésite pas à définir l’open access comme une « cause à défendre ». « Je suis intimement persuadé que l’Open Access est un outil qui au niveau mondial a son importance pour apporter aux populations une vraie liberté de pensée, et une vraie liberté d’accès à la rigueur scientifique » conclut-il. En filigrane, on comprend que si les dépenses n’ont pas diminué, les objectifs technologiques, de citations et de bénéfices pour les chercheurs de manière plus large ont quant à eux largement été remplis.
Théodore Hervieux