Thérèse Douze

Chercheur.euse en anthropologie

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 février 2025

Thérèse Douze

Chercheur.euse en anthropologie

Abonné·e de Mediapart

Anthropologie, eugénisme et imaginaire fossile : le cas Boris Adé

Dans les archives de l’Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale, les notes de Boris Adé témoigne de l’eugénisme ordinaire de la science coloniale : corps classés, subjectivités niées, et l’ombre persistante d’une anthropologie physique qui peine à se réformer.

Thérèse Douze

Chercheur.euse en anthropologie

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans cet article, je propose de m’intéresser à un exemple concret de « prédation épistémique » et de violence nécropolitique sur le terrain colonial [1]. Pour ce faire, j’aimerais aborder le cas du Docteur Boris Adé, un médecin et anthropologue suisse ayant travaillé au Congo en Ituri durant les années 1940-1950. Il est connu pour avoir pratiqué notamment le vol de sépultures dans le cadre de ses recherches sur les Mbuti, une population dite «pygmée » habitant la forêt équatoriale de la province orientale du Congo[2], et avec le soutien explicite de la section des sciences de l’homme de l’Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Central [IRSAC]. 

Par ce biais, je souhaite aborder la soumission des anthropologues à un certain discours africaniste, empreint d’un évolutionnisme et d’un extractivisme scientifique. Que ce soit dans le discours politique, ou encore dans la pratique du terrain, le discours ethnographique est inscrit dans une gnose sur l’Afrique qui s’attache à « la mise en valeur d’un matériel humain »[3] entendu comme « un bien culturel » qu’il faudrait révéler par le biais de l’enquête scientifique»[4].

Toutefois, et avant toute chose, j’aimerais insister sur le fait que l’exemple de Docteur Boris Adé n’est pas une exception historiographique, et au contraire, il illustre la quintessence d’un « colonialisme de routine »[5] où l’altérité fait office d’objet d’étude. J’aimerais ainsi interroger notre degré d’agentivité politique en tant que doctorant.es face au caractère tragique et brutal du sort réservé aux populations colonisées, pour sortir d’un simple « intérêt scolastique »[6] pour les questions décoloniales, et réinsuffler du politique dans un espace comme l’université qui y est allergique à la conflictualité.

En ce sens, notre intérêt scientifique pour les agissements des scientifiques sur le terrain ne doit pas nous faire perdre de vue le contexte de barbarie et d’eugénisme colonial dans lequel ils s’inscrivent. Ces actions ont pu être légitimées sous le prétexte du progrès et de la modernité.

Logo de l'Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale. Bestor.be ~ https://www.bestor.be/wiki/index.php/Institut_pour_la_Recherche_scientifique_en_Afrique_centrale_-_Instituut_voor_Wetenschappelijk_Onderzoek_in_Centraal_Afrika

La création de l’IRSAC pour un « colonialisme éthique »[7]

Au tournant des années 1930-1940, sous l’impulsion de débats opérés par certains intellectuels progressistes issus de la haute fonction publique, des milieux des affaires et des missions, le ministère des Colonies, alors à majorité chrétienne-démocrate, entame une séquence de renouvellement de ses politiques de recherche scientifique. Pour ce faire, l’Etat crée une nouvelle série d’institutions scientifiques censées pallier au manque de moyens financier et matériel caractérisant la recherche en Belgique[8].

Cette nouvelle politique scientifique prend alors pour toile de fond l’émergence d’une  « question indigène » qui se structure au cours des années 1930 au Congo et au Ruanda-Urundi autour du dossier des « dédommagement de guerre » portée par une classe de propriétaire terrien blanc[9]. La peur de révoltes indigènes dues à la paupérisation des milieux coutumiers et extra coutumiers,  et la pression montante des mouvements anticoloniaux internationaux, pousse également la Belgique à mettre en place une nouvelle politique coloniale sensée répondre à ces enjeux et à œuvrer à l’amélioration du « bien être indigène »[10].

Alors que le ministère des colonies est relativement absent du terrain de l’expertise scientifique en Afrique, il impulse la création d’une série d’institutions parastatales, c’est-à-dire à la fois publiques et privées, qui devraient travailler de façon relativement indépendante du gouvernement colonial. Dans ce mouvement, l’IRSAC est fondée en 1947 de sorte à permettre d’animer, de coordonner et d’ouvrir le « champ congolais » à l’investigation, sans avoir recours à la centralisation des activités. Les investissements de l’Etat poursuivent ainsi l’objectif de coordonner une recherche scientifique dans les colonies, tout en lui garantissant une certaine autonomie et liberté. De la sorte, pour la haute fonction publique coloniale, il s’agit d’apporter le progrès scientifique au Congo et au Ruanda-Urundi de sorte à garantir la réussite de « l’épopée civilisationnelle de la Belgique », sans pour autant entraver l’initiative individuelle[11].

Sous l’action de l’Etat, les différents centres de l’IRSAC œuvrent à l’édification d’un « colonialisme éthique » en devenant les principaux foyers de déploiement des sciences dans les colonies, et fait office de véritable aubaine professionnelle pour toute une série de jeunes chercheurs en métropoles. Par le biais de l’IRSAC, la haute fonction publique coloniale et les milieux savants belges entendent alors mettre en place une politique coloniale en faveur de la lutte contre la misère « en brousse » et pour les droits des indigènes par la « mise en valeur » des colonies. D’autres problématiques émergent également dans le giron d’une question sociale indigène empreinte d’eugénisme et de paternalisme ouvrier. Il s’agit de lutter contre « l’immoralité indigène » autour des thématiques de la polygamie, de la prostitution, de l’alcool, et de la dégénérescence raciale [12].

Le ministère des Colonies, qui est alors aussi contraint, par la conjoncture internationale, de restituer au Congo une partie des sommes normalement dédiées à la reconstruction de la Belgique d’après-guerre, affecte une part de cet argent à la recherche scientifique. Sous l’impulsion d’universitaires et de membres de la fonction publique coloniale, des politiques scientifiques se mettent alors en place et mènent à la création de l’IRSAC.

La campagne « pro-scientifique » commence alors au Katanga, ce à l’initiative du Comité Provisoire de la Recherche Scientifique au Congo belge [CPRSCB] (ibid.) et aboutit à la création de l’IRSAC grâce à un puissant lobbying exercé notamment par les grandes entreprises du Katanga et le Comité spécial (ibid.). L’IRSAC bénéficie alors d’un financement conjoint de l’Etat et de la Colonie et celui-ci est placé sous le patronage institutionnel d’un conseil scientifique où siègent des représentants de chaque université, de chaque établissement supérieur et de chaque institution savante ou société scientifique (Institut Royal Colonial Belge, Fonds National pour la Recherche Scientifique, etc.).

L’Etat colonial belge publie une série de documents officiels sensés tracer les lignes directrices d’une politique publique bien huilée, planifiée et efficace montrant la grande préparation et responsabilité de la Belgique vis-à-vis du Congo et du Ruanda-Urundi. Il s’agit de démontrer, au niveau international, la légitimité des Belges en tant que peuple éducateur face à ce qui est défendu par la propagande coloniale comme étant une « colonie idéale » régie par la raison, la science et l’industrie. L’IRSAC devient l’un des fers de lance d’un programme d’ingénierie sociale, en fournissant, grâce à l’anthropologie, les savoirs nécessaires à la mise en valeur des cultures traditionnelles indigènes, avant qu’elles ne disparaissent.  

Comme l’exprime alors le premier président de l’IRSAC, L. van den Berghe :

« depuis quelques deux décades seulement, les esprits les plus éclairés se sont pénétrés de ce que la science constitue l’un des facteurs les moins discutables de la civilisation, qu’elle possède le pouvoir immédiat d’améliorer la condition humaine et qu’elle peut sans passion et avec méthode, poursuivre des buts à longdue portée ». En ce sens « [l’IRSAC] constitue le moyen le plus efficace et le plus rapide qui permettra à l’Etat et aux organismes d’exécution de poursuivre, par application des découvertes scientifiques, le développement matériel et moral du pays, justification essentielle de la présence belge en Afrique » [13]

Les centres de l’IRSAC en 1956. Source : Folia Scientifica Africae Centralis, t. II, n°3, 30 septembre 1956, quatrième de couverture. Bestor.be ~ https://www.bestor.be/wiki/index.php/Institut_pour_la_Recherche_scientifique_en_Afrique_centrale_-_Instituut_voor_Wetenschappelijk_Onderzoek_in_Centraal_Afrika

Le brutalité comme matrice de la recherche scientifique belge

Comme le souligne V. Mudimbe, l’étude des programmes de recherche scientifique dans lequel s’inscrit l’anthropologie belge des années 1950 consiste aussi à ouvrir notre regard aux « méthodes et aux méandres représentatifs de l’organisation coloniale »[14]. A savoir, entre autres, l’étude « des procédures d’acquisition et d’appropriation des terres, les politiques de domestication des populations autochtones et les dispositifs visant à l’administration des anciennes formes d’organisation et de mise en œuvre des nouveaux modes de production ». Au cœur même de la recherche anthropologique en Afrique centrale se situe un colonialisme de routine faisant de l’assujettissement du colonisé une condition de son étude. C’est en cela que la professionnalisation de l’anthropologie belge repose sur une prédation épistémique où l’anthropologue s’arroge un monopole sur son « terrain » et « ses enquêtés » en les rendant disponibles sous une forme objectale, consommables brutes. La nécessité de « mettre en valeur » les richesses culturelles du Congo renvoie également à « l’imaginaire fossile »[15] dans lequel évolue l’anthropologue, qui est emprunt d’eugénisme et de suprématie blanche. 

Le scandale international auquel a fait face l’IRSAC durant les années 1953-1954 illustre les effets de cet « imaginaire fossile » quand il est poussé à son paroxysme par un anthropologue qui travaille dans son orbite, le docteur B. Ade. Cette histoire se place dans un contexte où l’anthropologie physique bénéficie d’une certaine aura de légitimité en agissant aux côtés d’autres disciplines connexes, comme l’anthropologie sociale et la sociologie. Malgré la Déclaration sur « la race » de 1949 émanant de l’UNESCO qui insiste sur le caractère non scientifique du racisme biologique, des suites des massacres perpétrés en son nom durant la Seconde Guerre mondiale, l’anthropologie belge reste marquée par la  persistance d’un discours évolutionniste qui structure la répartition géographique du travail des sciences sociales (les villes aux sociologues, la brousse aux anthropologues sociaux, la forêt aux anthropologues physiques)[16].

Les Pygmées de la forêt équatoriale constituent un objet de prédilection pour les anthropologues belges amateurs depuis le XIXe siècle, une tradition qui se perpétue même après la professionnalisation de la discipline. Malgré la lutte contre le racisme scientifique qui se structure au niveau international, la prise d’envergure de l’anthropologie physique belge, en l’absence de normes déontologiques claires posées par l’IRSAC, produit un scandale international, au travers notamment d’une campagne de presse démarrant en Suisse autour des mois d’octobre et novembre 1953.

Le 16 novembre 1953, l’Administrateur Général des colonies M. van den Abeele écrit pour le compte du ministre des Colonies au Président de l’IRSAC, J-P. Harroy. Dans une lettre cinglante, M. van Abeele entend obtenir des explications de la part de l’institution quant aux agissements du docteur B. Ade et à son attitude sur le terrain[17].

Le médecin suisse, en poste à Wamba, s’adonnerait à l’anthropologie en parallèle de ses fonctions médicales, au dispensaire dans lequel il travaille. Ce travail anthropologique est alors toléré par les autorités et B. Ade en profite pour s’intéresser à l’anatomie des populations pygmées du peuple Mbuti, et collectionne des restes humains pour son propre compte entre 1951 et 1952.

Dans le courant du mois d’octobre 1953, B. Ade est appelé par un anthropologue américain, P. Putnam, pour intervenir sur son terrain de recherche pour tenter de sauver une femme pygmée blessée un peu plus tôt dans la forêt. Celle-ci souffre de graves lésions intestinales occasionnées à la suite de violences conjugales de la part de son mari.   Face à l’état médical désespéré de celle-ci, B. Ade tente de la transporter en voiture à l’hôpital de Mambassa.

Néanmoins, la femme décède durant la transport, laissant sa dépouille aux mains du médecin suisse qui  y voit une aubaine pour ses recherches, et qui tente alors de ramener son corps en Suisse pour continuer ses recherches à son retour du Congo. B. Ade envoie un courrier officiel à l’administration coloniale « pour transport de dépouille pygmée », qui ouvre une enquête le 16 octobre 1953 pour jauger de la faisabilité de l’entreprise[18]. Il essuie un refus net de la part du Gouverneur Général qui transmet sa décision à l’IRSAC, arguant que « les recherches personnelles intempestives […] risquaient de provoquer des remous fâcheux au sein de la population indigène, et menaçaient de ruiner les heureux résultats des patients efforts de notre action médico-sociale en faveur des pygmées »[19]. L’administrateur Général des colonies, M. van den abeele, qui écrit à l’IRSAC le 16 novembre 1953 pour le compte du ministre des colonies, ajoute : « je ne méconnais pas l’intérêt scientifique des études au sujet de l’anatomie des pygmées ; toutefois, le Gouverneur Général a estimé avec raison que ces recherches devraient céder le pas à la sauvegarde de nos bonnes relations avec les populations indigènes, en l’occurrence particulièrement farouches comme vous le savez »[20]. Il est ainsi décidé que B. Ade doit inhumer la dépouille et être relocalisé dans un autre dispensaire.

Le médecin n’a toutefois que faire des décisions du Gouverneur Général, et décide de contacter M-R. Sauter, alors Directeur du Département d’Anthropologie de l’Université de Génève pour qu’il intercède en sa faveur auprès du Gouvernement belge (ibid.). Celui-ci contact également de nombreux anthropologues européens et américains qui acceptent de faire jouer leurs relations auprès de l’IRSAC pour que la demande du docteur soit acceptée. E. de Bruyne, alors Président de l’IRSAC, intercède en sa faveur auprès du ministre des colonies, dans une lettre du 16 octobre 1951, en jugeant que – étant donné que la famille n’a pas réclamé le corps – le « matériel scientifique ainsi constitué par le Docteur Ade offre pour les institutions belges un intérêt considérable [et que] c’est donc avec regret que nous [l’IRSAC] avons appris que des obstacles s’opposent à l’exportation légale de cette dépouille »[21]. Sans vouloir que l’IRSAC s’immisce alors dans le fonctionnement du Service Médical de La Colonie, le Président « émet [néanmoins] le souhait de voir mettre tout en œuvre pour que, si la chose est administrativement possible, le matériel unique récolté par le Docteur Ade soit ramené en Belgique ». F. Twisselmann appuie également cette demande d’un télégramme en insistant sur l’urgence de l’affaire en raison du « grand intérêt que présente pour la Belgique la disposition de semblable matériel ». 

En parallèle, l’épouse de B. Adé met sur pied une campagne de presse en Suisse et aux Etats-Unis, faisant de cette question une affaire politique qui remonte jusqu’aux instances de l’ONU, et qui provoque de nombreux troubles à différents endroits de la colonie, réclamant le départ des Belges (ibid.). L’Administrateur Général des Colonies dénonce alors une « violente campagne de presse venant d’un médecin étranger dont l’attitude manque de la plus élémentaire correction envers le pays qui l’a accueilli et accepté ses services »[22]. Le Docteur B. Adé, profite également de la situation pour embaumer le corps dans du formol. Face à cette situation, E. de Bruyne finit par se ranger, le 17 novembre, derrière la décision du Gouverneur Général, et ordonne l’inhumation de la dépouille.

Le médecin n’avait cependant pas dit son dernier mot puisqu’il envoie, le 12 décembre, une lettre au Président de l’IRSAC où il cherche à « mettre les choses au point ». Il y regrette la campagne de presse et les « exagérations dues au goût de certains reporters pour le scandale »[23] et témoigne du soutien dont il bénéficie de la part de figures majeurs de l’anthropologie africaniste comme M. Herskovits, C. Coon, S. Sergi ou L. Pales pour parvenir à « l’emporter sur le mauvais vouloir administratif »[24]. Il relativise la « réaction des ‘100 000 pygmées d’Ituri’ » qui n’a rien d’un soulèvement du fait que ceux-ci n’ont en réalité aucun contact avec « la cinquantaine d’âmes » que compte le clan auquel appartient la jeune femme pygmée. Ensuite, B. Ade souligne le fait que la femme « mourait d’une affection mystérieuse que ses proches ont attribué à un mauvais esprit entré dans son corps ». Le corps était donc, pour lui, abandonné, les locaux refusant de l’abriter et de le nourrir lorsqu’il était encore mourant. Ainsi, il poursuit : « lorsque j’arrivai chez Putnam, les Pygmées étaient en train de fuir : les boys noirs eux-mêmes refusaient d’entrer dans la chambre où elle se trouvait. Ce fut un soulagement général de la voir partir. Elle mourut à Manbasa et personne ne la réclama jamais : plus loin se trouvait son corps, mieux cela valait »[25].

Certain que cela en constitue une circonstance dérogatoire, il insiste avec persistance pour qu’E. de Bruyne intervienne auprès des autorités coloniales pour qu’il obtienne l’autorisation de rapatrier le corps. Il décrit alors ses méthodes d’embaument afin de garantir la conservation du corps pour plusieurs années, en attendant la décision finale : « elle a près de quatre litres de formaline dans le corps, est enfermée dans un sac de caoutchouc imperméable empli de formaline, le sac – calé par de la paille en bois – se trouve dans un fût de 200 litres, soudé, et le fût repose dans une caisse de bois massive, imperméabilisée à l’huile de vidange. Nous pouvons attendre ». Enfin, il insiste « je pense que, finalement, cette affaire sera toute à l’honneur de la Belgique, qui aura montré à la fois son souci de protéger et de respecter les mœurs des indigènes placés sous sa sauvegarde, et l’appui qu’elle donne à la recherche scientifique »[26]. Le calme revint ensuit dans la colonie, l’affaire finit par être étouffée.

Cette affaire souligne la grande porosité unissant l’anthropologie sociale et l’anthropologie physique, professionnelle et amateurs, dans un contexte colonial de lutte d’influence entre les autorités locales, gouvernementales et les instances scientifiques. Les sphères d’attributions, bien que définies de façon claire dans les statuts légaux de la colonie, autorisent un certain flou. Ce dernier permet à certains acteurs d’y insérer leurs intérêts personnels ainsi que leur vision de l’intérêt collectif. B. Adé, bien que mandaté pour une fonction de médecin, s’adonne donc à l’anthropologie avec le soutien de l’IRSAC, de F. Twisselmann et de J. Hiernaux, avec des méthodes qui semblent ne pas choquer les milieux de l’anthropologie outre mesure. Pour le coup, c’est le scandale médiatique et politique qui rend de moins en moins défendable le cas B. Adé. En effet, ce qui est reproché par les autorités coloniales à B. Adé, ce ne sont pas les méthodes brutales qu’il emploie dans le cadre de ses recherches, mais uniquement le dépassement des limites de son mandat (pourtant toléré) et l’exercice de l’anthropologie, en tant que chercheur étranger, sans l’accord des autorités compétentes.

Force est de constater que les milieux scientifiques de l’IRSAC voient dans cette affaire une opportunité pour récolter « un matériel scientifique unique », la dimension humaine n’étant prise en compte qu’à la suite d’une contestation massive prenant corps dans les colonies.  L’IRSAC se rend donc progressivement compte qu’elle est alors prise en étau entre sa vocation scientifique, et les enjeux politiques et déontologiques d’une recherche scientifique post-hitlérisme. Le racisme scientifique est alors certes critiqué, mais ses émanations les plus répugnantes coexistent encore avec des recherches critiques qui tentent d’y mettre un terme.

Les sept squelettes pygmées de l’Ituri - CAMPUS n°140 ~ https://www.unige.ch/campus/numeros/140/dossier2/

Conclusion

En réalité, le racisme sous-tend encore une bonne part de la raison d’être de la recherche scientifique belge en Afrique centrale, que ce soit par l’usage d’un vocabulaire racialiste, ou par la persistance d’un « mythe hamite » véhiculé par l’anthropologie sociale et des chercheurs comme J. Maquet ou J. Hiernaux[27]. C’est notamment en raison de la persistance de vieux mythes évolutionnistes et diffusionnistes que l’IRSAC oriente son action sous la forme de recherches pluridisciplinaires au Congo et au Ruanda-Urundi de sorte à maintenir le mythe primitiviste de l’archaïsme des pygmées, de la supériorité des Tutsis, et d’une mystique bantoue. J. Hiernaux, malgré ses déclarations postindépendance sur l’inexistence des races, reste notamment captif des perspectives généalogiques et des préjugés racistes entourant les catégories Hutu, Tutsi et Twa. Ses études génétiques ultérieures sur les populations africaines des Grands Lacs ne coupent d’ailleurs pas aux principes racistes sous-tendant l’anthropologie coloniale[28].

Adé s’inscrit pleinement dans cet horizon intellectuel. Et en réalité, il ne s’arrêtera pas d’exercer, il changera simplement de sujet de recherche. Le cas de la femme pygmée n’était, pour l’administration, que le « cadavre trop » faisant de son travail scientifique une affaire politique. En réalité, si des J. Hiernaux réalisent plus tardivement des discours comme celui sur la « Biologie humaine face aux préjugés raciaux »[29], la réalité du travail anthropologique reste marqué par une forte teneur raciste et extractiviste. Car, que reste-t-il de cette femme pygmée dont son statut de sujet lui a été nié même dans la mort ? Hormis la participation d’un corps sans nom à l’anonyme corvée des « perdant » face à l’histoire, la brutalité de la recherche scientifique s’inscrit dans une normalité, celle de la prédation coloniale des corps, des idées et des subjectivités par le colon. Comment rendre justice au passé, réparer et sauver ce qui a été rendu invisible par notre propre « empathie pour les vainqueurs » [30], ces figures tutélaires de l’anthropologie dont l’héroïsme ne put advenir que par le biais du miroir déformant qu’est l’histoire ? Il y a bien cette question de la restitution des dépouilles et des restes humains qui tient le haut de l’agenda médiatique et qui suscite les paniques réactionnaires les plus crasses.

Pourtant, la question d’une réelle décolonisation de notre approche de l’anthropologie ne peut se réduire à des questions purement scolastiques et implique un degré de politique et de conflictualité que l’ULB ne semble pas en mesure d’intégrer. Hormis les usages utilitaristes de la décolonisation, il est impératif d’interroger les résistances avec lesquels l’on doit négocier, notamment dans la gestion de l’héritage de figures de l’anthropologie ULBiste comme J. Hiernaux ou encore E. Houzé.

Ainsi l’ombre des paroles de P. Ryckmans, alors Gouverneur Général du Congo et du Ruanda-Urundi, plane encore sur la recherche scientifique belge à l’ULB. Savoir, c’est dominer, certes. Mais dominer c’est servir et aimer. « Dominer pour servir, servir l’Afrique c’est-à-dire la civiliser. Pas seulement faire naître des besoins nouveaux et fournir le moyen de les satisfaire ; pas seulement exploiter, pas seulement enrichir ; mais rendre les gens meilleurs, plus heureux, plus hommes. Pour pouvoir servir, il faut connaître ; pour pouvoir servir, il faut aimer. Et c’est en apprenant à connaître les noirs qu’on apprend à les aimer ; car aimer, ce n’est que comprendre, comprendre jusqu’à l’héroïsme »[31].

Pour les empires coloniaux, le progrès apporté par le savoir scientifique, s’il apporte, d’une part, « l’accroissement de la productivité économique […] [et] crée les conditions d’un monde meilleur » ; celui-ci procure également, d’autre part, « aux groupes sociaux qui […] disposent [de l’appareil technique] une supériorité immense sur le reste de la population »[32]. En d’autres termes, pour qu’il ait « progrès et abondance », au sein des métropoles coloniales, durant les années 1950, le prix à payer est la persistance d’un « totalitarisme » et d'un fascisme dans les colonies. Les « sciences de l’homme », comme les sciences fondamentales, si elles s’inscrivent dans un programme d’expansion de la Raison et de « diffusion de l’Esprit », celles-ci participent également à la « réduction de l’individu à zéro par rapport aux puissances économiques »[33].   La « rationalité et la morale » portée aux nues par la « pensée bourgeoise » a pour tendance son autodestruction et la « domination par l’objectivité », où le « progrès devient régression »[34]. La modernité coloniale soi-disant apportée par « rationalité scientifique », si elle prétend à une volonté d’améliorer le « bien-être indigène », produit l’effet corolaire d’intensifier une domination bureaucratique, « un massacre administratif », reposant sur l’abstraction et la déshumanisation des populations colonisées jugées inaptes et « trop averties » pour leur autogouvernement[35]. Dans ce cadre, il est alors nécessaire de comprendre la proximité entre la rationalité scientifique et la rationalité bureaucratique au travers du fait que « la distance entre le sujet et l’objet, qui conditionne l’abstraction, se fonde sur la [même] distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l’intermédiaire du dominé »[36].

Il est ainsi nécessaire de comprendre que le discours raciste et eugéniste dans lequel s'inscrit les pratiques scientistes des européens en Afrique centrale est logé dans notre propre modernité. Et si les procès de Nuremberg ont pu condamner les projets scientifiques et bureaucratiques Hitlériens en Europe ; force est de constater la persistante, au même moment, d'un « nazisme tropical » [37] où B. Adé n'est d'autre qu'un J. Mengele parmis tant d'autres, œuvrant au sein des colonies belges. 

Bibliographie

Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer. Witboek/Livre blanc - wetenschappelijke bijdrage van België tot de ontwikkeling van Centraal-Afrika - apport scientifique de la Belgique au développement de l’Afrique centrale, 1. Introduction / Inleiding. Bruxelles: Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, 1962.

Adorno, Theodor W., et Max Horkheimer. La dialectique de la Raison: Fragments philosophiques. Paris: Gallimard, 1983.

Arendt, Hannah. L’Impérialisme. Les origines du totalitarisme. Paris: Points, 2010.

Asad, Talal, éd. Anthropology & the Colonial Encounter. New York: Humanities Press, 1995.

Benoist, Jean. « Retour sur les propositions concernant les aspects biologiques de la race. Unesco, Moscou, 1964.Entretien avec Jean-Luc Bonniol ». Cahiers de l’Urmis, no 20 (15 juin 2021). https://doi.org/10.4000/urmis.2288.

Bourdieu, Pierre. Méditations pascaliennes. Revised édition. Paris: Seuil, 2003.

Campus Magazine. Review of Les sept squelettes pygmées de l’Ituri, par Université de Genève. 2020.

Daggett, Cara New, Fanny Lopez, et Clément Amézieux. Pétro-masculinité: Du mythe fossile aux systèmes énergétiques féministes. 1er édition. Marseille: Wildproject, 2023.

Hiernaux, Jean. « La biologie humaine face aux préjugés raciaux », 1968. https://doi.org/10.3406/raipr.1968.1247.

Hunt, Nancy. « Colonial Medical Anthropology and the Making of the Central African Infertility Bel ». In Ordering Africa: Anthropology, European Imperialism, and the Politics of Knowledge, édité par Helen Tilley et Robert Gordon, 1st edition. Manchester: Manchester University Press, 2007.

Lainé, Agnès. « L’anthropologie Génétique et La Question de La Citoyenneté Dans La Région Des Grands Lacs (Rwanda-Burundi) ». Droit et Cultures, no 38 (1999): 81‑107.

Löwy, Michael. Walter Benjamin : avertissement d’incendie: Une lecture des Thèses « Sur le concept d histoire ». Paris: Editions de l’Eclat, 2018.

Mbembe, Achille. « Nécropolitique ». Raisons politiques no 21, no 1 (2006): 29‑60.

Mudimbe, Valentin-Yves. L’invention de l’Afrique. Paris: Présence Africaine, 2021. https://www.cairn.info/l-invention-de-l-afrique--9782708709508.htm.

Poncelet, Marc. « Colonial Ideology, Colonial Sciences and Colonial Sociology in Belgium ». The American Sociologist 51, no 2 (2020). https://doi.org/10.1007/s12108-020-09455-z.

———. L’invention des sciences coloniales belges. Paris: Karthala, 2008. https://orbi.uliege.be/handle/2268/90920.

———. « Tome 2. Sciences sociales, colonisation et développement : une histoire sociale d’un siècle d’africanisme belge. » Thèse de doctorat, Lille 1, 1995.

Quiroz, Lissell. « Le leurre de l’objectivité scientifique. Lieu d’énonciation et colonialité du savoir ». Billet. Perspectives décoloniales d’Abya Yala (blog), 18 février 2020. https://decolonial.hypotheses.org/1630.

Rubbers, Benjamin, et Marc Poncelet. « Sociologie coloniale au Congo belge: Les études sur le Katanga industriel et urbain à la veille de l’Indépendance ». Genèses, no 99 (2015): 93‑112.

Vanderlinden, Jacques. Pierre Ryckmans, 1891-1959. Coloniser dans l’honneur. 1er édition. Bruxelles: De Boeck, 1994.

Vellut, Jean-Luc. Hommes et sociétés. Paris: Karthala, 2017.

Vidal, Claudine. « Colonisation et Decolonisation Du Rwanda: La Question Tutsi-Hutu ». Revue Française d’études Politiques Africaines 8, no 91 (1973): 32‑47.

———. « Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache ». Cahiers d’études africaines 9, no 35 (1969): 384‑401.

[1] Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques no 21, no 1 (2006): 29‑60; Lissell Quiroz, « Le leurre de l’objectivité scientifique. Lieu d’énonciation et colonialité du savoir », Billet, Perspectives décoloniales d’Abya Yala (blog), 18 février 2020, https://decolonial.hypotheses.org/1630.

[2] review of Les sept squelettes pygmées de l’Ituri, par Université de Genève, Campus Magazine, 2020.

[3] Marc Poncelet, L’invention des sciences coloniales belges (Paris: Karthala, 2008), https://orbi.uliege.be/handle/2268/90920.

[4] Valentin-Yves Mudimbe, L’invention de l’Afrique (Paris: Présence Africaine, 2021), https://www.cairn.info/l-invention-de-l-afrique--9782708709508.htm.

[5] Talal Asad, éd., Anthropology & the Colonial Encounter (New York: Humanities Press, 1995).

[6] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Revised édition (Paris: Seuil, 2003).

[7] Jean-Luc Vellut, Hommes et sociétés (Paris: Karthala, 2017).

[8] Poncelet, L’invention des sciences coloniales belges.

[9] Marc Poncelet, « Colonial Ideology, Colonial Sciences and Colonial Sociology in Belgium », The American Sociologist 51, no 2 (2020), https://doi.org/10.1007/s12108-020-09455-z.

[10] Benjamin Rubbers et Marc Poncelet, « Sociologie coloniale au Congo belge: Les études sur le Katanga industriel et urbain à la veille de l’Indépendance », Genèses, no 99 (2015): 93‑112.

[11] Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, Witboek/Livre blanc - wetenschappelijke bijdrage van België tot de ontwikkeling van Centraal-Afrika - apport scientifique de la Belgique au développement de l’Afrique centrale, 1. Introduction / Inleiding (Bruxelles: Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, 1962); Poncelet, L’invention des sciences coloniales belges.

[12] Nancy Hunt, « Colonial Medical Anthropology and the Making of the Central African Infertility Bel », in Ordering Africa: Anthropology, European Imperialism, and the Politics of Knowledge, éd. par Helen Tilley et Robert Gordon, 1st edition (Manchester: Manchester University Press, 2007); Poncelet, L’invention des sciences coloniales belges.

[13] Marc Poncelet, « Tome 2. Sciences sociales, colonisation et développement : une histoire sociale d’un siècle d’africanisme belge. » (Thèse de doctorat, Lille, Lille 1, 1995), 540.

[14] Mudimbe, L’invention de l’Afrique, 26.

[15] Cara New Daggett, Fanny Lopez, et Clément Amézieux, Pétro-masculinité: Du mythe fossile aux systèmes énergétiques féministes, 1er édition (Marseille: Wildproject, 2023).

[16] Claudine Vidal, « Colonisation et Decolonisation Du Rwanda: La Question Tutsi-Hutu », Revue Française d’études Politiques Africaines 8, no 91 (1973): 32‑47; Jean Benoist, « Retour sur les propositions concernant les aspects biologiques de la race. Unesco, Moscou, 1964.Entretien avec Jean-Luc Bonniol », Cahiers de l’Urmis, no 20 (15 juin 2021), https://doi.org/10.4000/urmis.2288.

[17] Ibid. 1953 – M. van den Abeele. Lettre adressée à J-P. Harroy à propos d’un « transport de dépouille pygmée », 16 novembre 1953

[18] Ibid. 1953 – E. de Bruyne. Lettre adressée au ministre des colonies du 16 octobre 1953

[19] Ibid. 1953 – M. van den Abeele. Lettre adressée à J-P. Harroy à propos d’un « transport de dépouille pygmée », 16 novembre 1953

[20] Ibid.

[21] Ibid. 1953 – E. de Bruyne. Lettre adressée au ministre des colonies du 16 octobre et du 17 novembre 1953

[22] Ibid. 1953 – M. van den Abeele. Lettre adressée à J-P. Harroy à propos d’un « transport de dépouille pygmée », 16 novembre 1953

[23] Ibid. 1953 – B. Adé. Lettre au professeur E. de Bruyne du 12 décembre 1953

[24] Ibid. p. 1

[25] Ibid. p. 2

[26] Ibid. p 4

[27] Claudine Vidal, « Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache », Cahiers d’études africaines 9, no 35 (1969): 384‑401.

[28] Agnès Lainé, « L’anthropologie Génétique et La Question de La Citoyenneté Dans La Région Des Grands Lacs (Rwanda-Burundi) », Droit et Cultures, no 38 (1999): 81‑107.

[29] Jean Hiernaux, « La biologie humaine face aux préjugés raciaux », 1968, https://doi.org/10.3406/raipr.1968.1247.

[30] Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie: Une lecture des Thèses « Sur le concept d histoire » (Paris: Editions de l’Eclat, 2018).

[31] Jacques Vanderlinden, Pierre Ryckmans, 1891-1959. Coloniser dans l’honneur, 1er édition (Bruxelles: De Boeck, 1994), 183.

[32] Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la Raison: Fragments philosophiques (Paris: Gallimard, 1983), 17.

[33] Adorno et Horkheimer, 17.

[34] Adorno et Horkheimer, 30.

[35] Hannah Arendt, L’Impérialisme. Les origines du totalitarisme (Paris: Points, 2010).

[36] Arendt, 166.

[37] Jean-Pierre Chrétien, « Un « nazisme tropical » au Rwanda ? Image ou logique d'un génocide ». Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°48 (1995), 131-142

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.