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Billet de blog 17 novembre 2013

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Grâce à Isabel Marant et H&M, le peuple réconcilié dans une éthique du capitalisme

J’aime le style dans ce qu’il a de plus créateur et d’original. Dans un esprit d’artiste. Un style inspiré par la personnalité du créateur à partir de son histoire personnelle. J’aime encore plus le style lorsqu’il entreprend d’inspirer l’air du temps en le faisant descendre des podiums réservés aux VIP jusqu’à la rue, des beaux quartiers jusqu’à des banlieues plus populaires.

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J’aime le style dans ce qu’il a de plus créateur et d’original. Dans un esprit d’artiste. Un style inspiré par la personnalité du créateur à partir de son histoire personnelle. J’aime encore plus le style lorsqu’il entreprend d’inspirer l’air du temps en le faisant descendre des podiums réservés aux VIP jusqu’à la rue, des beaux quartiers jusqu’à des banlieues plus populaires.

Ainsi, le style Isabel Marant ne susciterait plus l’envie, la jalousie, la haine de ceux rêvant de mode qui « n’ont pas » vis-à-vis de ceux qui « ont », de ceux se sentant prolétaires et impuissants face aux riches et moins riches apparaissant chics au naturel dans le style Marant. Car l’artiste Isabel Marant a réalisé que ses fameux sneakers à talons compensés qu’elle avait imaginés, conçus et créés, donnant un style original à des baskets, faisaient rêver les jeunes filles et femmes des banlieues, au goût très affuté. Ces sneakers ont l’art de rendre sexy et féminine l’air de rien, naturellement, sans qu’il y ait besoin de maquillage, de robe moulante et de stilettos. Un simple jean slim et pull associé suffiront. Là réside l’idée géniale de la créatrice qui rêvait d’un style naturellement chic porté au quotidien, dans la rue.

Parce que ses sneakers sont à la fois originales et dans l’air du temps, reflétant les aspirations et les envies de la créatrice, l’industrie capitaliste s’en est emparée. Le style de l’artiste Isabel Marant est devenu une marque de création très convoitée. Or, dans l’industrie du prêt à porter, une marque de création répondant à l’air du temps n’a pas de prix. Prise dans l’industrie capitaliste, la marque Isabel Marant est devenue une marque plus que chère. Dans l’industrie du luxe, les prix n’ont pas de mesure. Pour avoir le style Isabel Marant, il faut avoir de l’argent, beaucoup d’argent. Ou il faut faire des sacrifices. C’est au plus offrant.  Ainsi, de la rue de Charonne dans le onzième arrondissement de Paris, la marque Isabel Marant s’est déplacée dans les 6e et 16e arrondissements de la capitale, là où se trouvent les riches, les élites et les stars qui en demandent. Les « autres », ceux qui n’ont pas les moyens, restent à la porte, rêvant du style Isabel Marant que les magazines féminins présentent partout comme le nec le plus ultra du bohème chic. C’est alors devenu une mode. Mais avec le rêve éveillé grandissent irrésistiblement l’envie, la jalousie…et la haine des « have not » envers les « have ». Des sentiments qui tuent la création et l’innovation dans une société.

Au corps défendant de l’artiste, plusieurs autres marques de fabrication se sont inspirées des sneakers Marant comme modèle pour offrir à moindre prix des baskets à talons compensés aux jeunes filles et femmes à la bourse serrée. Le style n’est pas le même que l’original.  Isabel Marant a trouvé que l’allure qu’il donnait était vulgaire. Elle enrage d’avoir inspiré la laideur. La rue vaut mieux que cela. Comme les quartiers élitistes, elle a droit aussi au joli. Isabel Marant rêve d’une mode de rue chic au naturel. Le monde en serait plus beau, les riches et les moins riches réconciliés. Aux jalousies et haines engendrées par l’envie et la frustration succèderaient l’harmonie et la paix sociale. Le peuple aime Isabel Marant. Celle-ci veut faire savoir qu’elle l’aime également. C’est décidé. Elle sélectionnera dans sa garde robe ses créations fétiches pour les offrir aux jeunes filles et femmes du peuple à un prix raisonnable, à la mesure de la très belle qualité du produit et dans la convivialité. Elle leur fait savoir que comme elles, elle aime H&M.  C’est donc là qu’elles auront le meilleur de ses créations. Elles lui ressembleront.  Elles auront son allure. D’Aubervilliers à Neuilly, de Paris à Londres, d’Europe aux Amériques, de la Chine au Japon,  les jeunes filles et femmes se reconnaîtraient, fussent-elles d’origines différentes. Elles se retrouveraient dans un même monde. Elles ne seront plus séparées par le rêve, mais rassemblées dans une même réalité globale. Peace and Love.

A l’ère planétaire, la mode fait beaucoup mieux que Facebook pour restaurer un lien social qui s’était perdu dans les méandres d’une modernité faite de nouvelles technologies. Ce lien n’est pas virtuel, manipulable et complexe comme dans les réseaux sociaux. Ce lien est bien réel. Est-il pour autant aussi simple ?

Pour commencer, le style Marant contribue à la formation du politique, c’est-à-dire à recréer un espace social réel autour de la mode marquée par un goût et un intérêt communs pour le style Marant.  Ce nouvel espace social doit favoriser de bons sentiments tels que la sympathie, l’empathie, la joie de vivre dans un monde globalement déprimé par les crises économiques et le discrédit des autorités. 

Isabel Marant a compris que la rue est très inventive et potentiellement créatrice. Elle est en tout cas très inspirante. Avec de bons sentiments et le concert rétabli, elle devrait être encore plus inspirante dans son esprit inventif et créatif.

Comment, de concert avec l’enseigne de fabrication suédoise H&M, Isabel Marant a-t-elle fait depuis ce matin pour former le politique et restaurer le lien social à une échelle locale et planétaire ? Voici une petite expérience, très instructive, de bonne heure à l’ouverture d’un des magasins H&M dans la capitale parisienne.

8 heures. Une longue file s’étale de part et d’autre du boulevard. Essentiellement des jeunes filles et femmes au visage bon enfant, tranquilles et heureuses d’être là. Elles paraissent faire partie du même groupe.  Nous attendons sous la pluie fine de ce matin d’automne. L’une d’entre nous prévoit trois heures d’attente. Une autre, une heure trente. Une brune avenante s’inquiète.  Elle n’a pas beaucoup de temps. Elle doit partir travailler. Elle est là, pour sa sœur enceinte. « C’est très sympa à toi », lui fait-on remarquer. Bel exemple de solidarité familiale en effet.

On distribue le catalogue de la collection Marant pour H&M. On nous a prévenues. Chacune d’entre nous n’aura que 20 minutes pour acheter. Mais on a déjà repéré. L’intégralité de la collection était dans tous les magazines féminins dès la fin septembre. Grâce à cette politique de communication, on aura eu tout le loisir de repérer à l’avance nos articles préférés et de préparer notre bourse en conséquence.  A notre étonnement, une jeune employée du magasin H&M apporte du café. Puis des croissants. Quelle gentillesse ! C’est aussi bien ou encore mieux que dans les boutiques VIP.  On en vient à oublier la pluie fine et le temps qui passe. On est de bonne humeur, pleine d’espérances. L’avenir s’offre à nous.

Effectivement, on nous prévient que nous allons bientôt rentrer. Une heure et demi d’attente.  On n’a pas vu le temps passer.  On regarde les chanceuses déjà sur place par la vitre. « Regarde la veste, il me la faut », s’exclame une jeune femme dans l’excitation. Elle pourra enfin posséder cette veste cloutée, aux motifs ethniques, avoir en apparence et peut-être en elle une part de la beauté et de la richesse d’Isabel Marant, et qui sait, être plus jolie qu’elle. Ce n’est pas un esprit de partage, mais de rivalité, suscitée par l’envie envers ce qui apparaît meilleur que soi.

« Ca s’fait pas, elles prennent tout. », s’indigne une voisine. Je comprends que ces articles convoités, achetés en plusieurs exemplaires et en édition limitée, seront plus tard vendus à prix d’or sur E. bay.  C’est l’esprit capitaliste d’accumulation et de fructification sans éthique, sans mesure et sans considération pour celles qui attendent encore pour acheter les articles désirés et repérés. La vitrine du magasin expose des sous-vêtements féminins porno chic, que l’on n’oserait avouer. Les petits secrets de l’intimité s’offrent à la consommation publique, attisant le feu du désir.

On nous fait signe d’avancer. Un vigile régule la queue. Entrée par groupe de trente. Nous ne sommes pas très impatients. Nous sommes confiants. Ca y est ! L’avenue Marant s’offre grande à nous. Je marche tranquillement vers le rêve, sans me presser. On me fait comprendre qu’il faut que je coure. Je me croirais de retour à un concert Georges Michael de mes années ingrates d’adolescence. Ca y est. Nous sommes enfin dedans. Le rêve est à portée de notre main et de notre bourse.

Nous choisissons, un peu fébriles de ne pas trouver notre taille. On regarde, on toise l’objet.  C’est manifestement un produit de qualité. La matière est belle. Ca a du style. Surtout le manteau oversize gris. D’ailleurs, il n’en y a presque plus.

A regarder de plus près, chaque article porte une belle étiquette qui fait plaisir et chaud au cœur en un hiver qui s’annonce rigoureux : « Mr Hatman IS REALLY, Much BEAUCOUP, MORE than a lot, very HAPPY GLAD, JOYEUX, content, PROUD HEUREUX, pleased CRAZY Bananas to present you A COLLECTION FOR MEN-WOMEN-KIDS specially created by Isabel Marant pour H&M. ». Pour le peuple,  Isabel Marant fait plus que pour les élites des beaux quartiers. Elle nous rassemble tous, elle, eux et nous,  dans l’optimisme. On est content, joyeux, fier de porter cette collection qu’elle a créée spécialement pour nous.

Le style Marant peut devenir mode dans un esprit PEACE AND LOVE. Nous tous rassemblés dans le bonheur d’être ensemble, malgré la grisaille et les difficultés quotidiennes.  Particulier, le style Marant devient global et planétaire, sans perdre son originalité. La France rayonne dans le monde dans ce qu’elle a de plus beau. Grâce à l’imagination et à la créativité d’une artiste et styliste attentive au peuple, la mode est capable de générer le politique, autrement dit un lien social renouvelé sur des bases démocratiques saines de partage et d’éthique, dans le respect de l’autre. Le peuple peut être confiant : habillé comme elles, il peut, du moins en apparence, être comme les stars et les VIP qui ont porté le style Marant-H&M à la fameuse soirée de lancement de la collection au Tennis Club dans le 16e arrondissement de Paris.

Il reste au peuple à créer son propre style. Et à partir des pièces Isabel Marant pour H&M, à inspirer la styliste en retour. La mode vient de la rue. Entre des mains d’artiste, elle devient une création originale et un style.  Mais c’est la rue qui en dernière instance, choisit de faire d’un style original une mode.

Nul doute qu’adaptée aux goûts locaux, celle-ci différera sensiblement selon que l’on se trouve à Paris, Dubai ou Pékin. La globalisation inspire la diversité dans toute sa richesse créatrice. Globalement homogène, la mode Marant pour H&M aurait été triste. Le contraire de l’esprit optimiste, serein et joyeux que la styliste a voulu insuffler à sa collection spécialement créée pour nous, peuples et citoyens du monde entier. Peace and Love. Vive Isabel Marant, vive le peuple !

Thi Minh-Hoang NGO, historienne, amoureuse de styles et de mode

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