Moi, c’est Eltib, enchanté. J’habite en France et essaie de m’intéresser au monde qui m’entoure. Vu l’actualité brûlante qui agite mon pays, je ne sais pas vraiment où donner de la tête.
Pour planter le décor, autant vous l’avouer tout de suite : je suis chômeur. « Poleur », comme on dit maintenant. J’ai erré quelques années sur les bancs de la fac sans trouver ma voie. J’en ai pourtant fait des essais. Droit, philo, économie, histoire... Sorti de là sans diplôme, je survis en cumulant des petits jobs. Pour le moment ça me va. Je paie mon loyer, je me nourris. Je peux même me permettre de m’acheter quelques bouquins, DVD et de descendre quelques binouzes de temps en temps. Je retrouve souvent mon ami Antoine Simplex dans un troquet et on refait le monde.
Simplex, il a la quarantaine passée, une femme (Sabrina, trente huit ans), deux gosses, un garçon (Thomas, onze ans) et une fille (Sonia, huit ans), un beauceron (Karl, six ans), un lapin (Deska, deux ans). Il a servi quinze années dans l’Armée de terre. Et depuis huit ans, il est agent d’entretien dans un village vacances. Simplex je l’aime bien parce qu’il a un avis sur tout. Il suit vachement l’actualité aussi et il est vachement sûr de lui. C’est un partenaire idéal pour débattre.
Aujourd’hui, Simplex m’a demandé de le rejoindre chez lui. Il a un truc grandiose à me montrer. Probablement sa dernière acquisition. Je m’y rends comme convenu en début de soirée. Il m’ouvre la porte de sa modeste maison de campagne. 90m2, trois chambres, grand séjour, cuisine américaine, salle de bain, toilettes et 200m2 de terrain. Il n’est pas à plaindre Simplex. Quand je rentre dans mon vieux T1 du centre-ville, il m’arrive de l’envier. Il m’invite dans son salon et je m’installe sur son canapé en skaï blanc Ikea. C’est alors que là, face à moi, j’aperçois l’engin.
Simplex est satisfait, il a réussi sa mise en scène. Il profite de ma stupeur évidente pour faire les présentations :
_ Ecran LED 119 cm, résolution 1920 par 1080. HD avec quatre prises HDMI. Double prise PC. Une machine de guerre mon pote !
_ Ah… Une télé quoi…
Simplex se marre.
_ Allo ! C’est plus qu’une télé mon pote ! Avec ça, t’as même plus besoin d’aller au ciné ! T’as tout à portée. Le luxe ! Et attend, je ne t’ai pas tout montré !
Simplex est surexcité. Je reste dubitatif, je ne comprends pas un tel engouement pour un appareil aussi avilissant. Mais je me garde bien de le lui dire pour éviter une diatribe dont la conclusion inévitable serait que du haut des mes vingt-sept ans, je ne suis qu’un vieux gaucho-réac-rétrograde.
Mon hôte a mis son joujou sous tension et un vacarme assourdissant envahit la pièce.
_ Double enceinte Dolby Surround et deux colonnes plus un caisson de basse à deux voies. Mec, c’est le nec plus ultra !
J’acquiesce en affichant une moue faussement admirative. L’insupportable boucan a pour effet immédiat de faire arriver les enfants qui étaient jusqu’alors confinés dans leur chambre commune.
_ Papa ! On peut regarder la nouvelle télé ? demande Sonia, la plus jeune, aussitôt relayée par son ainé :
_ Ouais P’pa ! Elle déchire ta télé ! On peut la mater ?
_ Dégagez de là ! Vous avez la vieille télé dans votre chambre alors ne venez pas me faire chier ici. Vous avez fait vos devoirs au moins ?
Toujours très délicat avec ses enfants Simplex. Au moins ça a le mérite d’être clair. Puis il n’a pas tort après tout. Les mioches ont hérité de la « vieille » télé achetée l’année dernière. Certes passée de mode, mais indispensable à leur éveil…
_ Ouais P’pa j’ai fini mes devoirs. Enfin j’ai pas pu faire ceux d’anglais puisque tu m’as toujours pas acheté le cahier d’exercices que m’a demandé la prof. D’ailleurs elle a laissé un mot dans mon carnet.
La remarque de Thomas ne semble pas être du goût de son père à en juger par le rictus qui déforme son faciès.
_ Thomas, je croyais avoir été clair : je n’achèterai pas de livre d’anglais, pas plus que de livre de maths ou quoique ce soit d’autre ! Et si ça ne plait pas à ta prof, elle n’a qu’à demander à prendre un rendez-vous avec moi ! Combien ça coûte encore cette histoire ?
_ Cinq euros, répond le fiston.
_ Cinq euros ! Ben voyons ! braille Simplex.
Et mon ami se tourne vers moi, le teint rougi par la colère.
_ C’est vrai quoi ! Il faut toujours acheter un cahier par-ci, un cahier par-là, et une calculatrice, et du papier millimétré. Il y a toujours un truc à acheter ! Un cahier d’exercices ! Pourquoi ?
Je lui dirais bien que c’est probablement un outil de travail ludique conçu pour faciliter aux élèves l’apprentissage de la langue. Mais je me contente de hausser les épaules. De toute façon il ne m’aurait pas laissé le temps de parler puisqu’il a déjà repris :
_ Ben j’vais te le dire moi, pourquoi ! Parce que ces feignasses de profs n’ont plus envie de s’emmerder à faire des exercices. Ils te font acheter des cahiers tout prêts et eux se la coulent douce. Et avec quel argent on les achète leurs cahiers et tout ce qui va avec ?
Les yeux rivés sur l’écran LED 119 cm, résolution 1920 par 1080, HD avec quatre prises HDMI, double prise PC ; il me vient spontanément une réponse. Mais elle ne franchira pas la paroi de mes lèvres.
La télé beugle toujours et c’est d’autant moins agréable qu’on y entend Eric Besson en train de justifier ses choix lexicaux. Lors d’une interview, notre cher Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire (je trouve plus savoureux de donner le titre entier) a fait l’aveu candide que « si [son] ministère [pouvait] être une machine à fabriquer de bons Français, [il] serai[t] très heureux. » (Le Parisien/Aujourd’hui en France du 28/09/2010). Cette brillante intervention a eu pour effet immédiat de stimuler mes synapses et je me suis donc posé la question de ce qu’était un « bon Français. » Et ben Eric Besson est en train d’y répondre devant moi.
« Un bon Français, c’est quelqu’un qui respecte scrupuleusement, quelles que soient ses origines - ce n'est pas une question d'origine -, l'équilibre des droits et des devoirs, qui respecte les valeurs de la République. »
Simplex l’écoute attentivement et m’assène un douloureux :
_ Il est bien lui hein !
J’encaisse et ne riposte que par un timide :
_ Ah bon ? Tu trouves ?
_ Ben oui, évidemment ! C’est facile de l’attaquer. Il se mouille lui au moins ! Il ne se contente pas de beaux discours. Ca aurait été bien dommage qu’il gâche son talent en restant au service de cette pouffiasse de Ségo.
Pour sûr, sont pas jolis-jolis ses discours… Je marque mon scepticisme :
_ Mouais. Enfin un mec qui passe du socialisme au ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire sous Sarko, ça me parait un peu louche…
Je fais dans l’euphémisme lorsque je sens que le sujet est sensible. Et vu comme Simplex enchaine, il l’est.
_ Non mais ne me dis pas que tu vas me jouer la partition du parfait petit gauchiste, le faisant passer pour un traitre opportuniste, un parvenu ou un vendu ?!
_ Non, non…
_ Bien ! Il s’est simplement rendu compte que l’autre mollassonne de la rue Solferino n’avait rien dans le slibard - ni dans la tronche d’ailleurs - et qu’il n’était pas dans le bon camp. Il a eu le courage de changer de bord pour être en accord avec lui-même ! Grand bien lui en a pris !
La grande classe, Simplex. Le plaidoyer est implacable. Mais je ne peux m’empêcher de lui poser une question :
_ Mais dis moi Antoine, qu’est ce qu’un « bon Français » pour toi ? Ca ne te gêne pas qu’un ministre emploie cette expression ?
Pas choqué pour deux sous l’ami, il secoue énergiquement la tête.
_ Pourquoi serais-je gêné ? Tout est dit dans son explication ! Être Français, c’est d’abord en être fier ! C’est respecter et aimer notre patrie, ses institutions, ses lois, sa culture et son histoire. C’est un minimum, non, qu’un mec qui vient toucher toutes sortes d’alloc chez nous se plie à nos lois ?
Cette fois, j’essaie de creuser :
_ Donc pour toi, un mec qui touche toutes sortes d’alloc vient forcément… d’ailleurs ?
Mon ami pose sur moi un regard condescendant agrémenté d’un sourire empli de… comment dire ? Mépris ? Oui, il me semble que ça ressemble à ça :
_ Monsieur Besson a bien dit que ce n’était pas une question d’origine. C’est dingue cette manie que vous avez à mettre du racisme partout où il n’y en a pas !
_ Oui, lorsqu’on lui demande de se justifier, il affirme que ce n’est pas une question d’origine. Mais est-ce innocent de lâcher une telle phrase si sujette à interprétations ? Je veux dire… Toi, Simplex, tu es un esprit éclairé... Tu as parfaitement saisi la subtilité sémantique du propos de notre cher ministre. Mais le commun des mortels ne va-t-il pas se laisser exciter par ce type de locution ? Est-ce que ces petites tirades lâchées de façon « anodine » n’ont pas précisément pour but de titiller les plus vils sentiments de l’être humain ? N’est-ce pas pure provocation pour les Français d’origine étrangère et les étrangers aspirant à devenir Français ?
Cette fois, il soupire d’exaspération.
_ Tu vois le mal partout… Tu crois les gens si cons qu’on puisse les manipuler si aisément?
Je ne réponds pas.
Mais le silence devenant pesant, je reprends :
_ Je crois que tu as raison Simplex. Je suis de très mauvaise foi lorsque j’ose une analogie entre la « fabrique de bons Français » et le mythe de « l’homme nouveau » qui se place au centre des idéologies totalitaires des années1930. C’est totalement absurde de penser que le terme « bons Français » est construit en opposition à celui de « mauvais Français » avec une volonté ferme de stigmatiser certaines catégories de personnes. Et je suis atteint d’une paranoïa aiguë lorsque j’estime que recourir à une telle rhétorique revient à jouer avec une flamme nauséabonde à laquelle il est aisé de se brûler.
Simplex répond du tac au tac :
_ Oui… C’est totalement absurde !
_ Tu m’en vois rassuré alors…
J’ai envie de partir. Il est tard et ce débat me met mal à l’aise. Mais une autre question me passe par la tête.
_ Simplex, sommes-nous des bons Français ?
Mon hôte part d’un rire sincère, l’atmosphère se fait moins pressante.
_ Je le suis, oui ! Par contre toi, quand tu critiques nos ministres, j’ai un doute !
Sa réplique, dans l’ère du temps, le fait beaucoup rire. Moi un peu moins. Mais je ne veux pas partir fâché et je lui donne une timide tape amicale à l’épaule.
_ Bon Simplex, je vais m’échapper. Il est l’heure.
Nous nous levons en même temps et il me raccompagne au perron.
_ Rentre bien, je t’appelle à l’occasion pour qu’on aille se boire un demi chez Didite.
J’acquiesce et le gratifie d’un sourire. Avant qu’il ne referme la porte derrière moi, je l’interroge une dernière fois.
_ Dis moi Simplex, tu as voté pour qui lors des dernières élections régionales en mars dernier ?
Je vois mon ami hausser les sourcils, il ne s’attendait pas à cette question. Il réfléchit quelques secondes avant de me livrer sa réponse.
_ En mars ? J’étais en congés je crois… Je n’ai pas voté… Pourquoi tu me demandes ça ?
_ Comme ça, simple curiosité. Allez, bonne soirée mon bon Français !
Il rit.
Cette fois, je suis pleinement rassuré...