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Quatre ans après le Discours sur les sciences et les arts qui valut à Rousseau, lauréat du prix de l’Académie de Dijon, une célébrité à la mesure de la controverse suscitée, celui-ci s’empare d’une nouvelle question, posée par la même Académie : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». Il ne s’agit plus cette fois de remporter le concours (la longueur excessive du manuscrit ne pouvait que le disqualifier), mais d’exposer méthodiquement la généalogie du mal dont le premier Discours s’était, sur un mode autrement rhétorique, borné à esquisser l’idée. Autrement dit, le second Discours - Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes[1] - reprend et justifie, en l’élargissant considérablement, le premier. S’il y a une corrélation entre progrès des arts et corruption des mœurs, il est question, dans ce nouvel essai, de l’expliquer en remontant à la source du mal - l’inégalité - dont il s’agira de produire la genèse.
L’inégalité - ou plutôt, faudrait-il dire, les inégalités (économiques, sociales, juridiques, politiques), mais Rousseau saura montrer leur corrélation effective - structure la société d’Ancien Régime. Qu’il y ait des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des maitres et des serviteurs, c’est un fait. Que ces inégalités, qui se soutiennent de toutes sortes de conventions, redoublent, selon l’opinion alors courante en Europe, une inégalité naturelle, c’est précisément ce que Rousseau va contester : l’inégalité est le produit d’un devenir, d’un processus de socialisation qui est en même temps une altération de la constitution humaine.
Pour le prouver il faut commencer par « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la Nature actuelle de l’homme ». L’enquête à laquelle Rousseau entend se livrer présuppose, pour des raisons épistémiques, une anthropologie : « car comment connaître la source de l’inégalité parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? ». Ce n’est qu’en dégageant l’être anhistorique de l’homme qu’il sera possible de montrer que l’origine de l’inégalité n’est pas naturelle. Ce n’est que depuis ce degré zéro qu’il sera possible de retracer hypothétiquement l’histoire de son développement qui coïncide avec celle de la socialisation de l’homme. Bien qu’il prenne la forme d’un récit, le second Discours est avant tout une réflexion sur la condition de l’homme social, condition précisément définie par l’inégalité : il s’agit de comprendre comment l’homme est devenu ce qu’il est, et d’évaluer cet état à l’aune de la nature mais également d’un ordre civil légitime.
Car Rousseau – et le titre du Discours le fait clairement entendre – sait dissocier le problème du commencement dans l’ordre chronologique (la question de fait de l’origine) et celui du principe dans l’ordre idéal (la question de droit des fondements). Le second Discours est un essai critique qui décompose un donné en ses éléments constituants, et passant du fait au droit, le met à l’épreuve. La fiction théorique de l’état de nature permet de marquer un écart historique ; l’examen des faits par le droit de dénoncer son illégitimité. De part en part, le propos de Rousseau dévoile l’injustice dont sont victimes les opprimés de l’ordre social. Leur position n’est justifiée ni par la nature ni par le droit.
La question posée par l’Académie de Dijon entendait, dans sa deuxième partie (« et si [l’inégalité] est autorisée par la loi naturelle ? »), inscrire d’emblée la question du droit dans le cadre du jusnaturalisme. Mais l’anthropologie de Rousseau, en séparant dans la condition de l’homme civil « les changements successifs de la constitution humaine » de ce qui vient de son « état primitif » purifie la nature humaine de ce que ses prédécesseurs y mettaient indûment et transforme par là même la notion de loi naturelle : la rationalité, la sociabilité, le désir de propriété, loin de constituer le fond propre, inaltérable, de l’homme, sont des acquisitions tardives de l’histoire. L’homme naturel ne connaît pas de loi car sa raison est encore muette ; ses règles de conduite lui sont dictées par des « impulsions intérieures », des principes préréflexifs - l’amour de soi et la pitié – qui ne ressortissent pas du droit. Il ne saurait y avoir de lois que positives. Et le droit naturel ne saurait être que la reconstruction par des moyens rationnels de ces principes premiers transfigurés par la société : un droit civil idéal, fournissant une norme pour établir « les fondements réels de la société humaine ».
L’anthropologie Rousseauiste et le postulat théorique du pur état de nature
Un mot sur la méthode
Connaître l’homme commande de séparer ce qu’il est originellement de ce qu’il est devenu par socialisation, autrement dit de distinguer l’homme de la nature et l’homme de l’homme. Si l’histoire s’ajoute à un noyau naturel il est, en droit, possible de remonter à l’origine. La méthode n’est pas nouvelle : elle consiste à rejoindre le naturel par voie de soustraction, à dépouiller mentalement l’homme de tout l’acquis. Opération que Hobbes, un siècle plus tôt, avait mené jusqu’à un point jugé insuffisant et que Rousseau cherche à radicaliser[2]. Le pur état de nature – à distinguer de la société naissante dont nous parlerons plus loin – n’est qu’une hypothèse, un état « qui n’a peut-être jamais existé ». Mais c’est une hypothèse nécessaire : il est indispensable, en effet, de disposer d’une norme à partir de laquelle juger de la société présente. Marquer l’origine des inégalités, mesurer l’écart que représente chaque état de civilisation, évaluer les modifications introduites, tout cela suppose de disposer de « notions justes » sur l’état primitif de l’homme. Cette norme, il est vrai, pourrait être fournie par la Religion. Celle-ci « ordonne de croire » que les hommes sont naturellement inégaux par décret divin. Mais Rousseau, fidèle en cela à l’esprit des Lumières, n’entend se livrer à aucune autorité extérieure. Et fidèle à la liberté négative thématisée par Hobbes, s’autorise, puisque cela ne lui est pas défendu, à « écarter tous les faits » et à « former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme ».
On l’aura compris, le geste inaugural - « écarter tous les faits » - consiste d’abord à mettre entre parenthèses le témoignage des Ecritures. Mais il s’agit aussi d’écarter les documents humains, traces qui nous retiennent dans l’histoire et desquelles on ne pourra jamais inférer l’état premier de l’homme. L’anthropologie de Rousseau est une archéologie ; connaître la véritable nature de l’homme suppose de « creuser jusqu’à la racine » pour exhumer une image idéale de l’homme primitif, de ce qu’il devrait être en principe avant d’entrer dans l’histoire : un être méconnaissable, distinct de l’animal seulement par des facultés virtuelles encore en sommeil.
La fonction de l’état de pure nature est donc d’abord critique. S’il s’agit de reconstruire théoriquement l’homme naturel c’est moins pour faire l’apologie d’un paradis perdu que pour dé-sédimenter la condition de l’homme civil.Donner à voir l’état primitif c’est, par différence, montrer l’ampleur des transformations de la constitution humaine induites par les « progrès » de la société et qui ne sont donc pas explicables par la nature. L’antithèse de l’état de nature revient dès lors à dénaturaliser la condition civile. Tout ce qui y fera défaut – la raison, la société, la propriété, la morale, les règle de droits etc. – pourra être mis au compte de développements contingents. Et tout ce qui y sera présent sera perdu ou, à tout le moins, métamorphosé.
Tel que l’imagine Rousseau, l’homme naturel n’est pas un animal raisonnable, encore moins un être sociable. Le véritable état de nature est un état de dispersion. C’est, notons-le d’emblée, la raison fondamentale qui explique que l’inégalité y est « à peine sensible », et son influence « presque nulle ». Il existe sans doute des différences naturelles – Rousseau a pris soin, dans l’Exorde, de distinguer inégalités naturelles (différences de force physique, de qualité d’esprit etc.) et inégalités instituées – mais, outre que ces différences sont accentuées sinon produites par l’institution sociale (nous y reviendrons) il faut, pour que ces différences deviennent des inégalités, que les hommes entretiennent entre eux des rapports. Seul un terme de comparaison fournissant un critère de discrimination peut transformer une différence en inégalité. Autrement dit, il ne peut y avoir d’inégalité que dans le cadre d’une existence sociale. Or, Rousseau va s’attacher à montrer - contre une tradition philosophique remontant à Aristote - que le rapport social n’est pas naturel, que l’homme primitif n’a aucunement besoin de la société et de ses acquisitions techniques (agriculture, médecine, langage etc.) pour vivre.
L’homme naturel du point de vue physique
Rousseau commence donc par brosser le portrait physique de l’homme naturel. Comme tout vivant, celui-ci aspire à persévérer dans son être. Il y parvient d’autant plus aisément que ses besoins sont modiques – se nourrir, dormir, se reproduire – que son instinct, indéterminé, lui octroie une grande marge d’action, et que la forêt originelle pourvoit à tout : les fruits sont abondants, les abris multiples et variés. Quant à l’amour physique - « le désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre » - il est satisfait par des rencontres fortuites et sans lendemain. Les autres animaux ne représentent pas un véritable danger : l’homme primitif sait dominer les uns par habilité et fuir ceux qu’il ne peut maîtriser. Isolé, le premier homme ne ressent aucunement le besoin de s’associer à son semblable pour rester en vie.
De manière générale, Rousseau cherche à montrer que ce qui paraît nécessaire à la conservation de l’homme de son temps – et qui l’est sans doute véritablement au stade de dépravation où il se trouve – ne l’est nullement à celle de l’homme primitif. « Gardons nous donc de confondre l’homme Sauvage avec les hommes, que nous avons sous les yeux » insiste Rousseau. L’erreur fondamentale qu’il veut prévenir est celle du raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Il ne saurait s’agir de transporter par imagination l’homme civil dans la forêt. A ce compte-là, la nudité, le défaut d’habitation, l’absence de techniques en général, apparaitront comme autant de privations proprement insupportables. Mais la soustraction est une opération dynamique qui ne laisse pas la constitution humaine inchangée : l’annulation des traits sociaux n’est pas une pure et simple négation, elle fait du même coup ressortir le positif enfoui sous l’acquis et par lui transfiguré. En exhumant l’humanité minimum Rousseau montre que la négativité change de sens : un logement, des habits, des outils - en un mot, des extensions du corps - sont des choses superflues quand on possède « toutes ses forces à sa disposition », et qu’on se porte « toujours tout entier avec soi ».
Sur la plan physique, l’homme premier est infiniment supérieur à l’homme civilisé. Mieux entraîné, non encore ramolli par les commodités de la vie sociale, passé au crible d’une sélection naturelle sans doute plus impitoyable, il est plus fort, plus agile, plus rapide etc. Surtout, il possède une qualité qui résume toutes les autres : la santé. Si l’homme civil ne peut vivre sans médecine c’est, d’une part, que « l’extrême inégalité dans [sa] manière de vivre » (excès d’oisiveté et régimes alimentaires trop riches chez les uns ; excès de travail et famines chez les autres) l’accable de maux, d’autre part, qu’il est malade de ce qui le soigne. La privation n’est pas du côté que l’on croit : l’homme naturel se passe du superflu, l’homme civil dépend de la médecine et de la technique car il lui manque l’essentiel : une constitution robuste et saine. Du strict point du vue physique, les progrès de la civilisation sont autant de régressions.
L’homme naturel du point de vue moral
Du point de vue moral, les choses apparaissent sous un jour encore moins favorable. L’homme de la nature ne connaît qu’une passion, l’amour de soi, qui le porte à l’autoconservation. Mais celle-ci connaît immédiatement une première dérivation : la pitié, cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable », qui « modérant l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation de toute l’espèce ». Vertu première, racine de toute les autres, la pitié est un frein préréflexif dont l’économie reste contenue dans les limites de l’autoconservation. Si elle « tient lieu de loi » dans l’état de pure nature c’est moins en s’opposant à l’amour de soi qu’en en prévenant la rudesse et les dangers pour l’espèce, c’est-à-dire en le renforçant. Il s’agit d’abord de faire son bien « avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible ». Maxime « moins parfaite, mais plus utile » que sa reconstruction rationnelle – « fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse » - qui suppose de réfléchir d’abord à autrui pour aller à soi.
L’écart entre ces deux règles de conduite illustre l’inversion qui s’opère, au plan moral, de l’état de nature à l’état social. L’homme primitif, seul au milieu du genre humain, est une unité close. Sa conservation ne lui demande aucune réflexion. Ses besoins physiques immédiatement comblés, il ne raisonne pas car « nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir ». Être de purs besoins, autarcique, l’homme naturel vit une vie immédiate, sans différence : il ne parle pas plus qu’il ne désire (« ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ») car il n’imagine pas (« son imagination ne lui peint rien ; son cœur ne lui demande rien ») ; en conséquence, l’homme primitif ne s’excède ni vers l’autre ni vers la mort[3]. Il ne dure pas, tout entier livré au « seul sentiment de son existence actuelle » dans une proximité irréfléchie avec le monde. N’entretenant aucune relation entre eux, les premiers hommes ne sont « ni bons ni méchants », et n’ont « ni vices ni vertus ». L’homme de la nature que décrit Rousseau se tient, amoral, en deçà du système d’oppositions de valeurs. Il est également impossible qu’il soit naturellement bon ou méchant car il ne connaît ni le bien ni le mal. On ne peut pas, écrit Rousseau, conclure avec Hobbes de la non-bonté à la méchanceté : ce serait, une nouvelle fois « commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’Etat de Nature, y transportent les idées prises dans la Société ».
Là encore, apparaissent par contraste les traits moraux de l’homme civil, altérations des inclinations naturelles produites par la Société. Rousseau entend faire voir à ses contemporains de quel côté se situe la vraie misère « qui ne signifie qu’une privation douloureuse et la souffrance du Corps ou de l’âme ». En gagnant la société, l’homme a perdu sa félicité originelle. L’harmonie avec la nature est rompue : tandis que l’état primitif est un état d’équilibre permanent entre le besoin et le monde, l’état social, à l’inverse, se caractérise par une inflation des passions. Celles-ci naissent avec les besoins naturels mais progressent avec les connaissances. Dès lors que la raison est éveillée, passions et connaissances s’entretiennent réciproquement et s’autonomisent du strict besoin physique. Plus l’homme cherche à jouir et plus il cherche à connaître, ce qui entraîne de nouvelles passions. Un écart irréductible, car sans cesse renouvelé, sépare désormais les désirs du pouvoir de les satisfaire. L’homme dénaturé devient esclave de ses passions, qui se solidifient par la force de l’habitude en besoins nouveaux et superflus.
En gagnant la société, l’homme a aussi perdu sa liberté. Comme la félicité originelle, définie par l’absence de désirs, la liberté est caractérisée négativement, comme indépendance. Mais le langage est trompeur : le bonheur, l’innocence et l’indépendance sont premiers. L’homme n’est pas naturellement social. Dans l’état de dispersion originelle, il ne se doit qu’à lui. Avec la société vient nécessairement l’aliénation. L’homme social doit son existence aux autres. Il vit désormais séparé de lui, par le travail d’autrui mais aussi pour son opinion et son regard. Sa relation à l’autre ne se limite pas à la simple reconnaissance ; il veut être considéré, préféré, dans un jeu arbitré par un tiers collectif. Il désire le désir de l’autre. L’amour de soi, passion naturelle, s’est dégradé en amour propre, passion sociale engendrée par la raison – l’esprit de comparaison - et fortifiée par la réflexion. Rousseau le définit comme ce « sentiment relatif, factice, et né dans la société, […] qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement ». Pour survivre, l’homme social doit désormais paraître autre qu’il n’est. De cette discordance naissent tous les vices, sociaux par essence donc : vanité, mépris, honte, envie etc. Le passage du sentiment de la vie immédiate à celui de la mort possible, du besoin au désir, de la liberté à la servitude, de l’être au paraître, de l’innocence au mal, voilà ce qui caractérise pour Rousseau, le « progrès » qu’on attribue à la civilisation. Ce qui se laisse traduire, à chaque fois, comme l’intrusion d’une différence dans la plénitude fermée.
Egalité naturelle, inégalité d’institution
Que l’inégalité d’institution soit absente du pur état de nature, cela tient de son principe même. Mais Rousseau entend montrer « combien, l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos Ecrivains ». La fiction de l’état de nature permet à Rousseau de dénaturaliser l’inégalité de son temps, autrement dit de montrer que l’inégalité sociale ne peut se justifier d’une inégalité naturelle qu’elle redoublerait : « il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la Société ». Forces du corps et de l’esprit, la sociologie à partir du 19ème siècle l’aura amplement montré, dépendent des conditions d’existence, du milieu social, de l’éducation. Est-il d’ailleurs possible en fait de séparer l’inné de l’acquis ? Mais, il suffit de comparer « la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil » à « la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage » pour conclure que « la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de Nature que dans celui de société ». A différence initiale donnée, plus les écarts sociaux seront marqués et plus les inégalités dites naturelles se creuseront : « l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution ». Les nobles ont beau jeu de légitimer leur supériorité sociale par une prétendue supériorité spirituelle ou physique qu’ils doivent, précisément, à leur position dans la société.
Mais l’argument principal de Rousseau pour réfuter l’inégalité primitive tient, comme nous l’avons indiqué plus haut, à l’absence de sociabilité naturelle : quand bien même « la Nature affecterait dans la distribution de ses dons autant de préférences qu’on le prétend, quel avantage les plus favorisés en tireraient-ils […] dans un état de choses qui n’admettrait presqu’aucune sorte de relation entre eux ? ». Ce n’est que dans la société que la beauté, l’esprit, les mérites en tout genre, prennent un sens. Même la loi du plus fort suppose une sociabilité minimale. L’idée de force n’a de sens que dans un rapport de forces. Ainsi, l’inégalité – et ce qui l’accompagne : la conflictualité, la servitude, la méchanceté – ne peut être imputée à la constitution originelle de l’homme. Le mal n’est ni la rançon d’un péché, ni lié à la nature agressive des hommes, pas plus qu’il n’est inhérent à des déficiences naturelles ou à l’ignorance : l’origine du mal est sociale. Elle résulte de l’historisation de l’homme qui est donc, indissolublement, un mouvement de corruption d’un état initial de bonheur et d’innocence. Rousseau va reconstituer l’histoire hypothétique de cette perversion.
Histoire hypothétique du mal
La perfectibilité, condition de possibilité de l’histoire
L’homme primitif qu’imagine Rousseau est proche de l’animalité. Si l’on s’en tient à l’entendement, il n’existe qu’une différence de degré entre l’homme et l’animal : « tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la Bête que du plus au moins ». L’empirisme de Rousseau ne reconnaît qu’une seule faculté qui distingue l’humain en propre : la liberté. Contrairement à l’animal, réglé naturellement par l’instinct, l’homme est un agent libre. Mais plutôt que d’illustrer cette liberté par la puissance de choisir, à laquelle on peut toujours objecter avec Hobbes ou Spinoza le caractère illusoire – l’illusion des causes déterminant le choix – et qui, par conséquent, laisse « quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme à l’animal », Rousseau en donne une autre implication, celle-ci incontestable : la faculté de se perfectionner. La liberté est donc la perfectibilité, faculté qui, soustrayant l’homme au déterminisme zoologique, rend possible la négativité historique.
Contrairement aux animaux qui sont pris dans le cercle du même, l’homme, comme individu et comme espèce, est sujet au changement, s’affecte de changements. L’homme a une nature qui est celle de son état originel, elle est sa vérité ontologique. Mais la société, en corrompant cette nature, modifie l’humain - Rousseau parle alors de constitution humaine - à partir toutefois de facultés qu’il possède déjà en puissance. La perfectibilité, qui nomme le fait que la constitution humaine est susceptible de transformation, est donc une faculté transcendantale : celle qui, « à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres », encore virtuelles à l’état de nature : langage, rationalité, réflexion, sociabilité, moralité etc. On l’aura compris cette faculté distinctive ne connote pas immédiatement l’amélioration ; elle est « la source de tous les malheurs de l’homme ». Ce n’est pas un hasard si la première illustration qu’en donne Rousseau est une dégénérescence : « pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? ».
Césure structurelle
Si la nature tient en réserve l’histoire humaine, et donc la corruption, il faut remarquer que le passage de la perfectibilité au perfectionnement n’implique aucune nécessité. Dans la nature, l’homme est, en un sens, parfait, il ne manque de rien. Ses facultés intellectuelles sont autant de potentialités sommeillantes, précisément parce qu’elles ne lui sont d’aucune utilité. L’oisiveté de l’homme premier n’est aucunement une privation, c’est une manière d’être : « la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés de l’homme Naturel avait reçues en puissance, ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ».
Rousseau entend marquer une césure structurelle entre le véritable état de nature et l’état de société. Aucune ressource interne à l’état de dispersion originelle, aucune dialectique ne permet d’expliquer le passage à l’état social. La négativité vient du dehors. Cette hétérogénéité est notamment illustrée par le problème de la naissance du langage. Parmi les nombreuses difficultés qui entourent cette question, il en est une qui les résume toutes et qui paraît insoluble à Rousseau : s’il faut se donner « une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage », il ne saurait pourtant y avoir d’institution sociale avant le langage, précisément parce que celui-ci est l’élément de l’institution en général. D’où l’insuffisance des explications données au problème de la naissance des signes institués, en particulier celle de Condillac, qui présupposent ce qui est en question : une société déjà faite.
Le fait et le droit
La possibilité du langage, de la société, de la raison, les facultés que l’homme primitif a reçues en puissance, viennent de la nature, d’un don divin (les langues n’ont pas pu s’établir « par des moyens purement humains » écrit Rousseau) mais leur actualisation ne s’explique pas par un développement immanent. Il a fallu une catastrophe, le « concours fortuit de plusieurs causes étrangères », contingentes. Il reste donc « à considérer…les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable ». Bien que Rousseau ait commencé par écarter la théologie chrétienne, il en reprend les principaux schèmes dans une version laïcisée. L’histoire qu’il reconstruit est celle d’une chute, mais l’accident biblique est naturalisé. Cette genèse idéale oscille entre le fait et le droit.
Le « monde au point où nous le voyons » est un fait réel, l’état de pure nature est un postulat théorique. Il s’agit de lier les deux par une suite d’événements qui ont pu arriver de plusieurs manières. Mais, pour hypothétique qu’elle soit, l’histoire que décrit Rousseau n’en retrace pas moins un ordre logique naturel : « ces conjectures deviennent des raisons, quand elles sont les plus probables qu’on puisse tirer de la nature des choses et les seuls moyens qu’on puisse avoir de découvrir la vérité […] on ne saurait former aucun autre système qui ne fournisse les mêmes résultats ». La sortie de l’état de nature et le développement de l’inégalité n’avaient rien d’inéluctable, les faits qui se sont produits auraient pu ne jamais se produire ou se produire autrement. Mais a posteriori il est possible de reconstruire une histoire rationnelle qui explique comment les choses sont devenues telles qu’elles sont. On ne saurait pour autant déduire de cette rationalité historique un fondement en droit. L’histoire conjecturale de Rousseau dévoile la duperie à l’origine de l’institution de la société civile, dont il s’agira de prendre la mesure en érigeant en contrepoint un droit civil idéal, antithèse analogue en sa fonction critique à celle de l’état de pure nature. L’origine de l’inégalité procède donc à la fois d’un « funeste hasard » et d’une mystification.
Histoire de la société naissante
Cette mystification, Rousseau la donne à entendre dès l’ouverture de la deuxième partie du Discours : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». On le comprend déjà : la propriété qui inaugure la société civile n’émane pas d’une volonté générale mais de l’énonciation de celui qui est en position de force. L’acte performatif est rendu possible par la naïveté de ceux qui l’écoutent. Mais avant d’y revenir plus longuement, Rousseau veut montrer comment une telle usurpation a pu devenir possible. Il faut donc « reprendre les choses de plus haut » et faire l’histoire de la société naissante, état intermédiaire entre l’état primitif et l’état civil, où l’homme, déjà dénaturé, n’est pas encore complètement socialisé. Cette histoire hypothétique des premiers temps n’est pas linéaire, elle est scandée par des « révolutions ». Toutefois, si la sortie du pur état de nature est structurellement brutale, Rousseau insiste sur l’extrême lenteur de la séparation historique.
L’homme primitif est d’abord tiré de son oisiveté par les obstacles de la nature : la hauteur des arbres, la concurrence d’autres animaux, l’extension de l’espèce humaine, les changements climatiques etc. : tout cela conduit progressivement à la découverte de la nécessité du travail. L’homme devient, selon les circonstances, pêcheur, chasseur, guerrier. En opposant ainsi son travail à l’adversité, il prend conscience de sa différence et bientôt compare « les êtres divers à lui-même » ce qui correspond à l’éveil de la réflexion et de la raison. De là naissent le sentiment de sa supériorité (« premier mouvement d’orgueil ») et de l’intérêt propre qui rejoint parfois l’intérêt commun. Bien qu’encore isolé, il lui arrive de s’associer ponctuellement à ses semblables pour chasser.
Dès ce premier écart du pur état de nature, Rousseau présente le schème qui présidera à chaque révolution : les modifications techniques, physiques, et morales s’entretiennent réciproquement. La technique est ambivalente. Dans le pur état de nature l’homme ne dispose que d’un instrument naturel : son propre corps. Il se porte « toujours tout entier avec soi ». En se dotant d’instruments artificiels (lignes, hameçons, arcs, flèches etc.), il augmente son pouvoir sur le monde mais détruit ses forces naturelles. L’outil permet d’accroître la productivité du travail et d’assurer son existence face à l’adversité. Mais, en s’interposant entre l’homme et le monde, la technique se paye de l’immédiateté qui faisait la félicité originelle. La réflexion qui naît avec cet écart s’accompagne de la conscience de l’autre et de la mort : « la connaissance de la mort, et de ses terreurs, écrit Rousseau, est une des premières acquisitions que l’homme ait faites, en s’éloignant de la condition animale ». Ainsi, par le travail, imposé par les obstacles naturels et bientôt par ses désirs, l’homme actualise les facultés qui rendent possibles de nouvelles acquisitions techniques. Ce qui lui permet de se maintenir en vie en modifiant les conditions extérieures transforme du même coup sa constitution interne. L’évolution technique est indissociable d’une évolution physique et morale.
L’histoire entamée, survient ensuite ce que Rousseau nomme une « première révolution ». Les hommes savent construire des cabanes qui deviennent le lieu de petites sociétés patriarcales. Le sol est partagé mais la propriété n’existe pas encore. Une première division sexuelle du travail s’opère. De nouveaux sentiments apparaissent : l’amour conjugal et l’amour paternel. Comme toujours le développement technique est à la fois avancement et dégradation. La vie reste simple et solitaire mais de nouvelles commodités apparaissent qui amollissent le corps et l’esprit formant « le premier joug » et la « première source des maux ». Le rapprochement des familles produit une première forme de socialisation, « les liaisons s’étendent et les liens se resserrent ». C’est le moment de la fête primitive, scène ambivalente où l’unanimité est célébrée en même temps qu’elle se perd. Les activités de danse et de chant, proches de la spontanéité naturelle, deviennent le théâtre d’échanges de regards, d’où nait le désir d’être préféré. La dialectique du regardant et du regardé instaure la distinction entre l’être et le paraître. Les performances font l’objet de comparaison et s’apprécient au superlatif à partir de critères sociaux : « le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité ». Les hommes se mesurent entre eux, des normes apparaissent, l’estime publique acquiert un prix. Le regard de l’autre, en société, produit déjà une altération (transformation des passions naturelles en passions sociales) qui conduira par la suite à l’aliénation (coupure entre l’être et le paraître). Reste que pour Rousseau, cet âge des cabanes, « tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de l’amour propre, dut être l’époque la plus heureuse, et la plus durable ». Contrairement au pur état de nature qui est une fiction théorique, les sociétés patriarcales et communistes sont l’image concrète d’une félicité possible dans l’histoire - c’est, écrit Rousseau, « l’exemple des Sauvages qu’on a presque tous trouvé à ce point » - que les hommes ont sacrifié pour des progrès civilisationnels illusoires.
Après avoir perdu l’oisiveté originelle, les hommes vont, du fait de « quelque funeste hasard », sortir de cette « véritable jeunesse du Monde ». Par la fatalité d’un jeu cruel, les hommes découvrent les terribles avantages de la division sociale du travail qui permet d’élever sensiblement la production au-dessus des besoins mais entraine la dispute pour la possession du surplus : à la jouissance des biens succède le désir de possession qui se prolonge en soif de domination.
Avec l’apparition de l’agriculture et de la métallurgie, cette « grande révolution » qui perdit le Genre-humain écrit Rousseau, l’activité des hommes se scinde en deux : les uns deviennent laboureurs, les autres forgerons et de là naît la perte définitive d’indépendance ; car il faut que ceux qui cultivent la terre nourrissent ceux qui fournissent les instruments. L’agriculture, rendue possible par les outils métallurgiques, implique le partage des terres et la propriété. La culture de la terre présuppose sa division : « quel serait…l’homme assez insensé pour se tourmenter à la culture d’un Champ…dépouillé par le premier venu ? », tandis que Rousseau, en cela proche de Locke, fait dériver la propriété du travail : « il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissante d’ailleurs que de la main d’œuvre ». En travaillant, le cultivateur crée d’abord un droit sur le produit de la terre, et par conséquent sur le sol jusqu’à la récolte. Une exploitation continue se transforme donc en droit de propriété. Toutefois, alors que Locke, faisant intervenir le travail et l’appropriation dès l’origine, y voit un droit naturel, Rousseau en fait l’opérateur du développement de l’inégalité entre riches et pauvres dans la société naissante.
En effet, la division des terres pourrait être juste si le travail restait proportionné aux besoins, autrement dit si chacun travaillait uniquement pour assurer sa subsistance (de fait les besoins physiques étant à peu près les mêmes pour tous, les hommes possèderaient à peu près la même quantité de biens). Mais, d’une part, l’imagination activée, les hommes désirent au-delà de leurs stricts besoins physiques ; d’autre part, les différences de talents entre les hommes, aiguisées par la division du travail, rendent le déséquilibre possible. La propriété dépendant de la productivité du travail, le plus fort, le plus adroit, le plus ingénieux, possèdent bientôt plus que nécessaire. Les plus talentueux s’approprient donc, au détriment de tous les autres, les terres et les biens qu’ils revendiquent d’un surtravail, lui-même impulsé par un désir qui excède le besoin. Très vite les écarts se creusent et les inégalités économiques, se développant selon un régime d’auto-accroissement, excèdent largement les inégalités de talent : les richesses s’accumulent ; les possédants deviennent toujours plus puissants et les surnuméraires, esclaves des riches.
Une nouvelle fois, les modifications techniques s’accompagnent de transformations morales et sociales. Le développement de la richesse est indissociable d’une passion de l’avoir : les biens, l’esprit, la force, la beauté etc. : « il fallut bientôt les avoir ou les affecter ». L’amour-propre a supplanté l’amour de soi. La scission est maintenant complète : « être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortit le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège ». La soif de posséder se mue en soif de dominer : « les riches connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se servant de leurs anciens Esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins ». La rivalité et les oppositions d’intérêts, loin de s’intégrer harmonieusement par le jeu d’une main invisible, conduisent à la guerre généralisée : « il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres ».
Institution de la société civile
En ce point du Discours, Rousseau rejoint Hobbes. Le droit que revendique le premier occupant n’est sanctionné par aucune loi civile. Dès lors, il est sans cesse menacé par plus fort que lui. Mais personne n’est jamais assez fort pour maintenir sa domination dans la durée. Aussi le droit varie avec le fait : « la société naissante fit place au plus horrible état de guerre ».
Ce sont les riches, écrit Rousseau, qui sont à l’initiative de la société civile. Ils y ont un double intérêt. D’une part, ce sont eux qui ont le plus à perdre à l’état de guerre permanent, ayant en plus du risque commun de la vie, celui particulier de leurs biens ; d’autre part ils veulent donner une assise légale à leur domination : ils savent que celle-ci repose sur un « droit précaire et abusif » - à savoir la force et/ou un travail qui excède le besoin - qu’ils ne peuvent opposer à leurs ennemis.
Rousseau nous fait vivre la scène du contrat inique : « unissons-nous » dit le riche, « instituons des règlements de Justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer…qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels ». Evidemment le contrat ne répare rien : stipulé dans l’inégalité alors « qu’il eut fallu commencer par nettoyer l’aire », il ne fait, sous couvert de droit et de paix, que perpétuer par la loi l’usurpation avantageuse au riche. Il n’est que ruse, tromperie, et séduction, dialogue mystificateur entre un seul et tous ; aucunement l’expression de la volonté générale. Mais le riche s’adresse à une foule d’hommes « grossiers, faciles à séduire » qui « tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ». C’est ainsi que l’usurpation économique se consolide et prend valeur d’institution en se légalisant. Le riche assure désormais sa propriété par un droit qui n’existait pas auparavant. En inventant des « raisons spécieuses » il a changé la force en droit et la contrainte en obligation. « Telle fut, ou dut être, écrit Rousseau, l’origine de la Société et des Lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces aux riches ». La liaison du droit et de la violence se remarque à l’établissement des frontières : à la fois celles qui définissent la propriété, et celles qui font les nations. Le droit institué n’est pas universel, il est territorial. La violence hypocrite des conventions profitables aux riches sévit à l’intérieur des sociétés tandis que la violence ouverte de la guerre est reconduite à l’extérieur, entre sociétés distinctes.
« Tels sont les premiers effets qu’on entrevoit de la division du Genre-humain en différentes Sociétés. Revenons à leur institution ». Ce retour à la question de l’institution se traduit alors par un dédoublement du discours. Le propos se poursuit désormais sur deux registres différents – celui du récit qui continue à retracer l’expansion de l’inégalité jusqu’à son « dernier terme » et celui, principiel, du fondement en droit de l’institution légitime. Ces deux lignes s’enchevêtrent dans la dernière partie du second Discours. Pour plus de clarté nous les exposons ici séparément en commençant par la question du droit.
Examiner les faits par le droit
En mettant à nu l’imposture à l’origine d’institutions abusives, Rousseau entend démystifier les esprits. Non seulement l’inégalité d’institution ne redouble pas une inégalité naturelle mais elle est illégitime, issue d’un marché de dupes. L’usurpation est d’une évidence criante. Mais pour en donner la mesure il faut marquer l’écart avec les principes justes, nécessaires et universels, sur lesquelles fonder l’institution légitime. Ces principes, Rousseau ne les a pas encore définitivement établis, mais il dispose déjà des éléments permettant de juger les faits comme manifestement contraires au droit : « sans entrer aujourd’hui dans les recherches qui sont encore à faire sur la Nature du Pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne en suivant l’opinion commune à considérer ici l’établissement du Corps politique comme un vrai Contrat entre le Peuple et les Chefs qu’il se choisit ». Le vrai Pacte que Rousseau préconise dans le second Discoursn’est pas encore celui du Contrat social : quoique la notion de volonté générale y est déjà présente (« le Peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en une seule »), il prend encore la forme « commune » d’un double contrat. Mais il permet de fonder en raison le refus du pacte historique. L’idée de droit est indissociable de l’activité critique par laquelle la raison juge les titres de validité de l’existant en fonction des critères de la nécessité et de l’universalité. Elle fournit donc également les armes pour réfuter les théories qui prétendent justifier par d’autres voies l’inégalité d’institution : le droit de conquête, l’échange de la liberté contre la sécurité, l’aliénation volontaire.
Ainsi les sociétés politiques ne peuvent avoir pour origine les conquêtes du plus puissant ou l’union des faibles. Le droit du plus fort, n’étant pas un droit - il varie avec le fait - ne peut jamais fonder de lui-même un ordre légitime. Les faibles, qui avant l’établissement de gouvernements politiques sont en réalité des pauvres, ne peuvent pas rationnellement vouloir s’ôter le seul bien qui leur reste - leur liberté - pour ne rien gagner en échange. En sanctionnant juridiquement l’inégalité de fait dont ils pâtissent ils ne peuvent qu’aggraver leur situation en s’enlevant les moyens de l’améliorer. De manière générale, Rousseau entend distinguer chronologiquement la formation du pacte social, l’édiction des lois et la formation du gouvernement : « dire que les Chefs furent choisis avant que la confédération fût faite, et que les Ministres des lois existèrent avant les lois mêmes, c’est une supposition qu’il n’est pas permis de combattre sérieusement ». Le gouvernement juste dépend des lois dont il n’est que le garant et desquelles il tire son autorité. Rousseau sépare clairement souveraineté et gouvernement.
Ainsi, il est contraire à la raison de supposer que les hommes se soient d’abord livrés à un maître absolu pour pourvoir à leur sureté. Rousseau refuse d’opposer liberté et sécurité. Se défendre contre l’oppression consiste précisément à défendre sa liberté. Qu’est-ce qu’un ennemi ferait de plus qu’un tyran ? « Il est donc incontestable, et c’est la maxime fondamentale de tout le Droit Politique, que les Peuples se sont donné des Chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir ». De surcroît, la liberté est inaliénable. Non seulement aucun homme ne peut rationnellement vouloir devenir l’esclave d’un autre, mais quand bien même il le voudrait il n’en aurait pas le droit : la liberté est l’essence de l’homme, un don qu’il tient de la nature et dont il ne peut se défaire s’en perdre sa qualité d’homme : « ce serait offenser à la fois la Nature et la raison que d’y renoncer à quelque prix que ce fut ». Ainsi, quand bien même les gouvernements auraient commencé par le pouvoir arbitraire, « ce pouvoir étant par sa Nature illégitime, n’a pu servir de fondement aux Droits de la Société, ni par conséquent à l’inégalité d’institution ». On ne saurait marquer plus explicitement la distinction du commencement et du fondement.
Jusqu’au dernier degré de l’inégalité
La société civile ne peut être, en droit, une tyrannie. Mais l’histoire ayant mal commencé c’est bien à cela qu’elle aboutit. Après la lente sortie de l’état de nature (l’étape intermédiaire de la société naissante) l’institution illégitime de la société civile marque une nouvelle rupture. Le devenir historique s’accélère. Le contrat inique auquel Rousseau nous a fait assister se limite à l’instauration de la loi et du droit de propriété. Mais aucune magistrature n’est encore établie. « L’expérience montra combien une pareille constitution était faible » : toute loi suppose un pouvoir souverain capable de la faire respecter. En confiant le « dangereux dépôt de l’autorité publique » à des Magistrats, un tour d’écrou supplémentaire est donné : les pauvres sont désormais des faibles, les riches des puissants. D’abord électives, les fonctions gouvernementales ne permettent pas d’assurer la paix. Avec les élections viennent les conflits et les « guerres civiles ». De nouveau, les mêmes arguments fallacieux sont mobilisés : plutôt l’ordre que la violence, tout sauf l’anarchie etc. Le peuple « déjà accoutumé à la dépendance…hors d’état de briser ses fers » consent « à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité ». C’est un point sur lequel Rousseau ne cesse d’insister : la tyrannie est rendue possible par la dépravation générale des mœurs, elle-même liée à une mauvaise socialisation, faite de comparaisons incessantes, d’un « désir universel de réputation, d’honneurs, et de préférences ». En un mot, si les citoyens se laissent opprimer c’est que « la domination leur devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour ». L’inégalité politique est la suite logique du développement des structures économiques et juridiques, le luxe (la passion du superflu) et la propriété privée, qui elles-mêmes répondent à l’aliénation primordiale des consciences rendue sensible par la corruption de l’amour de soi en amour propre.
C’est ainsi que la magistrature devient héréditaire et que les choses dégénèrent : les Chefs « s’accoutumèrent à regarder leur Magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’Etat…à appeler leur Concitoyens leurs Esclaves ». Résumant son propos, Rousseau retrace « le progrès de l’inégalité dans ces différentes révolutions » : « l’établissement de la Loi et du Droit de propriété » autorise « l’état de riche et de pauvre », « l’institution de la Magistrature…celui de puissant et de faible », « le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire…celui de Maître et d’Esclave, qui est le dernier degré de l’inégalité ».
Ce dernier terme de l’inégalité est aussi, écrit Rousseau, « le point extrême qui ferme le Cercle et touche au point d’où nous sommes partis ». Les particuliers redeviennent égaux dans la servitude à un maître unique, dont la volonté supplante les lois. Avec le retour de l’arbitraire, « les principes de justice s’évanouissent derechef », tout se ramène à la Loi du plus fort, « et par conséquent à un nouvel Etat de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était l’Etat de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption ». L’état de droit dissous, le Despote reste au pouvoir aussi longtemps qu’il est le plus fort : « la seule force le maintenait, la seule force le renverse ».
Faut-il, à la manière d’Engels, lire dans cette conclusion du second Discours une négation de la négation, à savoir la ressource dialectique d’une loi de l’histoire qui mènerait inéluctablement vers l’institution légitime du gouvernement ? Une telle interprétation ne semble que trop étrangère à la conception Rousseauiste de l’histoire, in fine reconductible à sa conception de la nature humaine. Il ne saurait y avoir de lois de l’histoire car l’homme, même aliéné, ne cesse jamais d’être libre, c’est-à-dire rigoureusement imprévisible. Le retour à l’institution légitime est une possibilité, et non une nécessité. Contrairement au véritable état de nature, auquel il ne saurait y avoir aucun retour (irréversiblement dénaturé, l’homme ne peut plus se passer de l’homme, fut-ce pour le haïr), la société juste est réalisable en principe. En principe sinon en fait. Car si sa validité normative est universelle, elle sert moins de modèle à suivre que d’idéal régulateur dont il s’agit de se rapprocher : dans le devenir ouvert de l’histoire Rousseau n’exclut pas « que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le Gouvernement, ou le rapprochent de l’institution légitime » (nous soulignons). Société juste dans laquelle, Rousseau livrant finalement sa doctrine de l’inégalité, l’inégalité civile est proportionnelle à l’inégalité naturelle des talents.
[1] Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Gallimard, Paris, 1969.
[2] Que l’état de nature hobbesien ne soit pas la condition primitive, anhistorique, de l’homme que Rousseau cherche à imaginer, que Hobbes décrive un homme déjà social, tel qu’il l’a sous les yeux, cela ne semble pas faire de doute. Mais l’état de nature dont parle Hobbes dans le Leviathan se définit simplement comme l’absence de pouvoir souverain sans présupposition du degré de civilisation de cet état. Autrement dit, Hobbes ne prétend pas décrire un état pré-social, mais la situation pré-politique que Rousseau retrouvera juste avant l’institution civile.
[3] Dans la pitié naturelle l’identification annule la souffrance de l’autre comme tel (« quand il serait vrai que la commisération ne serait qu’un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre ») et cette souffrance n’est pas ressentie comme menace de mort.