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Billet de blog 3 avril 2025

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Trump, Le Pen et la souveraineté

Deux évènements : la condamnation en première instance de Marine Le Pen impliquant notamment une inéligibilité provisoire ; la décision de Donald Trump d’imposer des droits de douane au monde entier, enclenchant une guerre commerciale. Apparemment sans lien mais en fait analogues du point de vue du problème qu’ils présentent : celui des rapports entre souveraineté et état de droit.

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Deux évènements apparemment sans lien : la condamnation en première instance de Marine Le Pen impliquant notamment une inéligibilité provisoire ; la décision de Donald Trump d’imposer des droits de douane au monde entier, enclenchant une guerre commerciale.

Deux évènements apparemment sans lien donc mais en fait analogues du point de vue du problème qu’ils présentent : celui des rapports entre souveraineté et état de droit.

 Donald Trump a annoncé mercredi une hausse générale des droits de douane visant de façon différenciée l’ensemble des partenaires commerciaux des Etats-Unis : 34% pour les produits en provenance de Chine, 20% pour l’UE, 24% pour le Japon etc. Cette décision était attendue, annoncée – elle répond en outre à une obsession connue de longue date du Président américain pour les barrières douanières.

Ce qui a constitué une surprise c’est le fait que ces tarifs douaniers aient été décidés de manière arbitraire, « sur la base de calculs sans assise scientifique » écrit Le Monde. Ce qui provoque la stupéfaction, ce qui donne le sentiment d’une offensive, c’est moins le principe du protectionnisme (même si, aussi, bien-sûr) que la part d’arbitraire qui signe la décision du Président Trump, le fait que ce qui a été finalement décidé ne corresponde à aucun calcul et échappe donc à toute prévisibilité.

Les acteurs économiques, qui s’étaient préparés aux annonces en tablant sur la rationalité de Trump (ou de ses conseillers), qui avaient, sur la base de leur modèle, cherché à anticiper et donc à amortir, ce qui allait arriver, ont été pris de surprise, déroutés, par cette part d’incalculable dans la décision.

 Pourtant qu’il y ait de l’incalculable, de l’arbitraire, et donc de la surprise, était prévisible. La souveraineté, en effet, se « mesure » à cette incommensurabilité de la décision relativement à tout calcul. En ce sens, la souveraineté ne réside que dans l’arbitraire : le fait qui prime sur le droit, qui peut renverser le droit. C’est vrai de tout coup de force, et la souveraineté est l’élément de force du pouvoir. En fait, l’imprudence a été de se fier sans reste à la rationalité supposée de la politique et a fortiori de la politique économique.

C’était oublier que la politique implique structurellement de la souveraineté, donc de l’irrationalité. Celle-ci se mesure à l’écart qu’elle produit relativement aux anticipations rationnelles des agents fondées sur des règles – qu’il s’agissent des règles de droit au sens étroitement juridiques, ou plus généralement des règles logiques censées gouverner une pensée sensée.

C’est pourquoi, Carl Schmitt a pu définir la souveraineté par « l’exception » : le fait du Prince qui déroge à l’état de droit. Ce n’est pas la raison impersonnelle qui gouverne, c’est le Souverain (y compris quand ce dernier décide souverainement de suivre les règles de droit). C’est ce que Trump nous rappelle. En ce sens, la gouvernance de Trump n’est exceptionnelle que dans la mesure où elle nous fait voir ce que d’ordinaire nous ne voyons pas : la brutalité inhérente au pouvoir. Jacques Derrida, qui a souvent médité la question de la souveraineté a pu écrire que « même en démocratie, s’il doit y avoir de la politique en démocratie, il doit y avoir de la décision et donc un moment dictatorial. »

Est-ce à dire qu’il faut s’accommoder de cette violence, renoncer à la démocratie, considérer que Trump n’est pas pire qu’un autre et moquer les belles âmes qui s’offusquent ? Non, bien sûr. Mais c’est reconnaître que la démocratie est toujours écartée entre souveraineté et état de droit, qu’elle est introuvable sinon dans cet écart.

L’ironie de l’histoire, si c’en est une, c’est que les libéraux, qui ont traditionnellement vu dans la rationalité économique, et les droits attachés à la propriété individuelle, une manière de s’immuniser contre la souveraineté du Prince (cf. Hirschman), ces libéraux aujourd’hui radicalisés, « libertarianisés » ont porté au pouvoir ici Trump, là Milei, demain tel autre supposé serviteur de leurs intérêts. Il y a, irréductiblement, de l’incalculable en démocratie, pour le meilleur et pour le pire.

 Cela nous ramène en France, à l’ « affaire » Marine Le Pen. La droite française, celle extrême et celle dit républicaine, une partie de la gauche aussi, prétend ou laisse entendre que la condamnation de Marine Le Pen à l’inéligibilité est un coup de force des Juges ; que la Justice fait de la politique et qu’en ce sens elle s’arroge une souveraineté qui ne lui revient pas, puisqu’en démocratie c’est le peuple qui est souverain.

Est-ce entendable ? oui et non. Non dans la mesure où ces attaques contre la Justice sont des attaques contre la démocratie, remettent en cause l’état de droit et l’indépendance de la Justice (il est d’ailleurs ironique qu’une partie des « libéraux » qui s’insurgent aujourd’hui aux côtés de l’extrême-droite du « pouvoir du droit », n’aient eu aucun problème à instrumentaliser le droit dans leur intérêt, en faisant passer des lois ne recueillant pas de suffrages majoritaires)

 Oui dans la mesure où les Juges jugent, et en ce sens décident souverainement. Ce n'est pas propre à la condamnation de MLP, c’est toujours comme ça. Un juge qui ne ferait que subsumer un cas particulier sous une règle générale ne jugerait pas (cf. Derrida encore). Un jugement implique toujours une décision souveraine. Les Juges ont jugé en première instance que MLP avaient commis des actes méritant une peine d’inéligibilité provisoire. MLP peut être en désaccord, elle peut faire appel. L’État de droit le lui permet.

L’indépendance de la Justice ne signifie pas que la Justice se limite à « appliquer des lois ». La Justice juge, et si elle peut le faire indépendamment, indépendamment de l’arbitraire des autres pouvoirs, c’est parce que l’état de droit la protège. Attaquer l’état de droit, en ce sens c’est attaquer la Justice. Cependant, le souverain n’est pas à la merci de la Justice, puisqu’il vote les lois que la Justice doit respecter.

Bref, la séparation des pouvoirs est une condition d’une démocratie fonctionnelle. Mais une démocratie fonctionnelle ne fera jamais l’économie de la souveraineté, fût-elle divisée. Ne soyons pas dupes, quand l’extrême droite, ici ou ailleurs, s’en prend à la Justice, au nom de la souveraineté, ce qu’elle met en cause c’est la séparation des pouvoirs, ce qu’elle revendique c’est le monopole du pouvoir, un pouvoir absolu qui dépossèdera les plus faibles de leur souveraineté.

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